Épître à M. Chénier, sur sa tragédie de Caïus Gracchus, représentée avec le plus grand succès au Théâtre de la rue de Richelieu, le jeudi 9 février 1792, l'an 4e de la Liberté

Auteur(s)

Année de composition

1792

Genre poétique

Description

Texte

Ô favori de Melpomène,
Chénier ! Sublime auteur et zélé citoyen !
Qu'en ton nouveau chef-d'œuvre aujourd'hui tu peins bien
L'impitoyable orgueil et la morgue inhumaine,
De cette noblesse romaine
Pour qui le peuple n'était rien !

Qu'à ton Caïus je m'intéresse !
Que je hais avec lui ces affreux sénateurs,
Ce tribun corrompu, ces prêtres corrupteurs !
Que tout me charme dans ta pièce,
Hormis ce dénouement, par malheur obligé,
Et dont le spectateur serait trop affligé,
S'il ne se rappelait que, sur cette noblesse,
Le sang des Gracchus fut vengé !
Qui ne veut rien céder, à tout perdre s'expose.
L'avarice des Grands fit leur destruction :
L'effet répondit à la cause.
Le meurtre, le pillage et la proscription ;
Sylla, César, Antoine et le cruel Octave,
Rendirent à son tour esclave
Cet inique Sénat qui mit le monde aux fers,
Et pour de plats tyrans asservit l'univers.
Que de crimes commis par ces prétendus pèresLes sénateurs étaient appelés Pères conscrits,
Et que Caïus contre eux eut raison de s'armer !
Un mur, que leur orgueil avait seul pu former,
Séparait l'État en deux classes ;
Mais au peuple avili c'était peu de fermer
La porte de toutes les places ;
Le Sénat lui ravit jusqu'au droit d'y nommer.
Le peuple, las de l'arbitraire,
Désire un code écrit, le demande au Sénat.
Qui croirait qu'à ce vœu l'on pût être contraire ?
Ce vœu même est un attentat ;
Et le Sénat longtemps lutte pour s'y soustraire.
Il lutte encor, de peur que le sang plébéien
Ne souille par l'hymen le sang patricien.
Eh quoi ! Ceux qu'au haut de sa roue
La Fortune aveugle a placés,
Sont-ils pétris d'une autre boue
Que ceux qu'elle tient abaissés ?
Ils le pensent, les insensés !
Même avant que des Grands la vanité fléchie
Permette à des hommes nouveaux
De briguer l'honneur des faisceaux,
L'État, un lustre entier, reste dans l'anarchie.

Il est vrai qu'après tant de maux,
Rien ne peut de ce peuple expliquer l'inertie :
Toujours dupe de ses bourreaux,
Lui-même il tend les bras à l'aristocratie.
Mille exemples devaient effrayer les Gracchus,
Si rien pouvait jamais effrayer les vertus.
C'est ce peuple, nourri durant une famine,
Qui laisse égorger Mélius !
C'est ce peuple, sauvé de sa propre ruine,
Qui précipite Manlius !
Ne soyons pas surpris si sa lâche inconstance,
Après avoir en vain du généreux Caïus
Adoré les bienfaits et vanté l'éloquence,
Le livre à la fin sans défense
À la haine d'Opimius.

De Caïus, dans tes vers, la vertu ranimée
Donne au moins de grandes leçons.
Sa morale n'est pas à Rome renfermée :
À de plus grands objets ta muse accoutumée
Parle à toutes les nations.
Ô Chénier ! Quelle scène imposante et nouvelle
Que celle où, tour à tour, Drusus et ton héros
Au milieu du Forum, discutent la querelle
Des Grands et des Petits, qui naissent tous égaux !
Que cette tribune est auguste !
Caïus n'y défend pas le seul peuple romain ;
Caïus plaide une cause et plus belle et plus juste :
C'est la cause du genre humain.
En tout siècle, en toute contrée,
Sous des Grands oppresseurs le reste est abattu ;
En tout temps, en tous lieux, la canaille titrée
Écrase l'indigence, insulte à la vertu.
De cet abus honteux la France est délivrée ;
Jamais la nation des Francs
Ne reprendra le joug des prêtres et des Grands :
Vois comme du public ta pièce est applaudie !
Sans doute on rend justice, en cette tragédie,
Aux talens de Monvel, grand et sublime acteur,
Que le bouillant Talma seconde avec chaleur ;
Mais c'est la liberté qui surtout nous enflamme ;
De Gracchus tu fais passer l'âme
Dans l'âme de ton spectateur ;
Et le bon patriote, à sa fille, à sa femme
Redit avec transport tes vers, qu'il sait par cœur.
Ah ! Qu'on admire aussi, qu'on aime Cornélie !
Quel modèle touchant pour les cœurs maternels !
De ses traits, que l'Histoire a su rendre éternels,
Que l'image en Vestris est encore embellie !
Ô Chénier ! Quel honneur pour toi
D'avoir ressuscité cette veuve romaine ;
Qui des vains préjugés brava l'indigne loi
Sous la pourpre patricienne !
Cette immortelle citoyenne
Qui rejeta les vœux et l'hommage d'un roi ;
Qui de l'humanité, chez les Grands méconnue,
Grava dans ses enfans le plus ardent amour ;
Pour le peuple tous deux les forma tour à tour,
Et, de son vivant même, obtint une statue,
Dont la sublime inscription
De la mère et des fils associait le nom !
Ah ! De l'envie aussi tu braves les attaques ;
Et ta pièce, chère aux Français,
Élève à la mère des Gracques
Un monument nouveau qui ne mourra jamais.

C'est ainsi que l'art dramatique,
(Dont les bons citoyens détournent leurs regards,
Lorsque, dégénéré de sa noblesse antique,
Il n'offre au sein de nos remparts
Qu'un instrument secret du pouvoir despotique),
Deviendra, sous tes mains, le plus patriotique,
Le plus utile des beaux-arts.
Certain de rencontrer dans les fruits de tes veilles
De plus grandes leçons qu'il n'en peut recevoir
Dans les chefs-d'œuvres des Corneilles,
À tes pièces le peuple accourra par devoir ;
Melpomène, par toi, verra de ses merveilles
Doubler le charme et le pouvoir ;
Et qui possède enfin des yeux et des oreilles,
Voudra les entendre et les voir.

 
 

Sources

BNF, 8 Ye 5531.