Robespierrisme, poème suivi du Maratisme et de quelques épitaphes révolutionnaires (Le)

Année de composition

1795

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Le Robespierrisme [retour]

Avant-propos

Ce poème, fruit de la vérité et d'une indignation profonde, fut composé immédiatement après l'immortelle journée du 9 Thermidor : il me coûta peu de peine ; car chaque vers émanait directement de mon cœur.
Le décadi 30 frimaire, je le lus à la Société populaire de Poitiers devant une nombreuse assemblée qui parut émue par la ressemblance effrayante des tableaux, et qui arrêta d'une voix unanime qu'il serait rendu public par la voie de l'impression.

Scito nihil unquam fuisse tam infame, tam turpe, tam peraeque omnibus generibus, ordinibus, aetatibus offensum.
Cicero, Epist. ad Atticum, lib. II, epit. 9

Je reprends mes pinceaux si longtemps négligésUn homme qui voulait écrire était placé, naguère, entre le mensonge et la mort : comme je ne voulais ni mentir ni cesser d'être, j'avais déposé ma plume, et j'osais à peine la reprendre parfois pour l'exercer sur des feuilles solitaires et dérobées à tous les regards, où je dépeignais en traits de flamme le régime épouvantable qui dévastait mon pays : quelque jour peut-être, je les publierai, ces archives de douleur et de misère, que j'ai été obligé longtemps de cacher avec la plus attentive précaution
Mânes plaintifs, j'en jure, oui vous serez vengés ;
Oui, je vais buriner l'opprobre et l'infamie
Sur ceux qui dans le deuil ont plongé ma patrie.
Robespierre et consorts, c'est vous que je poursuis ;
En face du public ici je vous traduis :
Je veux, versant l'horreur sur vos têtes coupables,
Transmettre à nos neveux vos forfaits exécrables.
Ô toi ! Démon des vers, viens embraser mes chants :
Anime-les de traits terribles et touchants,
Pour qu'ils puissent porter chez les races futures
Ce ramassis infect d'horribles aventures…
Mais par où commencer ces sinistres tableaux ?
Et la flamme, et le fer, et la terre, et les eaux,
Tout retrace à mes yeux d'épouvantables crimes ;
Je ne vois qu'assassins ; je ne vois que victimes.

Là sont de toutes parts d'horribles Comités,
Par qui dans les prisons en masse sont jetés
Tous ceux que la vertu, le talent, la fortune,
Distingue avec éclat de la foule commune.

Ici, j'ai devant moi des tribunaux de sang,
Effroi de l'équité, tombeau de l'innocent ;
Où, sans suivre des lois la forme protectrice,
Sans même se masquer d'un vernis de justice,
Des juges inhumains viennent avec transport
Prononcer au hasard des sentences de mort…
C'est surtout à Paris, qu'un vil aréopage
Égorge sans motifs, à tout sexe, à tout âge,
Et qu'indistinctement le dernier jour a lui
Sur tous ceux que le sort a traînés devant lui.

Ailleurs furent des toits et des cités entières,
Qu'ont détruits sans pitié des hordes meurtrières ;
Ils se disent français, les barbares, hélas !
Aux Français chaque jour ils donnent le trépas ;
Eux français, juste ciel ! Et leurs mains effrayantes
Du sang des citoyens sont encore fumantes.

Il me faudrait trouver des termes faits exprès
Pour tracer dignement tant d'atroces forfaits,
Les meurtres, les larcins, les vols, les fusillades,
Et ce crime nouveauJe me suis trompé ici : cet attentat n'est pas nouveau ; jadis Néron le tenta sur sa mère et ne put l'effectuer. Il était digne de nos tyrans de concevoir la même idée que Néron et d'être plus habile en cruautés que ce monstre, l'attentat des noyades.
Pourrai-je peindre aussi de malheureux enfants,
Arrachés, demi-morts, sur des seins palpitants,
Et lancés dans les airs au bout des baïonnettes !
Dirai-je les horreurs publiques et secrètes,
Commises à l'envi par certains députés,
Leur longue tyrannie et leurs férocités,
Et le faste insultant que ces modernes princes
Affichaient sans pudeur dans nos tristes provinces ?
Ils mettaient leur caprice à la place des lois ;
Au lieu d'un, nous avions des centaines de rois.

C'est pourtant ce qu'alors on nommait République,
Quand tout était souillé par l'infernale clique
De quelques factieux, dont les sanglantes mains
Se jouaient de nos jours et des droits les plus saints.

Ils se vantaient d'avoir démoli les Bastilles…
Interrogeons sur ce les diverses familles,
Et nous saurons qu'il n'est homme si fortuné,
Qui n'ait vu dans les fers quelqu'un des siens traîné,
Sans même qu'il osât solliciter sa grâce,
De crainte d'être atteint de pareille disgrâce.

Sur leurs lèvres étaient les termes de candeur,
De probité, vertu, patriotisme, honneur,
Et dans leurs cœurs, ceux-ci, cruauté, despotisme,
Intolérance, haine, artifice, égoïsme
Tartufes insolents, dans le crime affermis,
Ils torturaient le peuple et s'en disaient amis ;
D'un père, d'une épouse ils condamnaient les larmes ;
La douce humanité, ses touchantes alarmes,
Étaient un attentat qu'il leur fallait punir ;
Une parole, un geste, un regard, un soupir,
Entraînaient à la mort, pour peu que la séquelle
Eut le désir caché de vous chercher querelle…
Bref, on ne vit jamais de si grands scélérats,
Que ceux-là qui naguère infectaient nos climats.

Ces horribles détails qui sont trop véritables,
Un jour sans doute, un jour passeront pour des fables,
Et la postérité ne pourra concevoir
Que de pareils gredins aient eu tant de pouvoir.

Pour nous, qui dominés par ces féroces ligues,
Avons vu de si près leurs damnables intrigues ;
Nous qui fûmes partout victimes ou témoins,
Pour ne plus être ainsi, consacrons tous nos soins :
C'est peu que d'un beau jour on contemple l'aurore,
Il faut le lendemain qu'elle soit telle encore.

Si par hasard ces vers parviennent jusqu'à ceux
Dont je viens de tracer le portrait monstrueux,
Du nom d''aristocrate aussitôt, pleins de rage,
Ils ne manqueront pas de m'affubler, je gage ;
Car c'est ainsi par eux que souvent fut traité
L'ami de la droiture et de la vérité :
Aussi, leurs échafauds, toujours en permanence,
Et répandus partout sur le sol de la France,
Attendaient l'homme vrai qui, franc dans ses propos,
Eût osé s'attendrir sur l'excès de nos maux.
Il fallait donc, parmi ce despotisme extrême,
Étouffer malgré soi son courroux en soi-même ;
Et ce poème, ici que j'émets librement,
M'eût valu mille morts dans cet affreux moment.

Aristocrate, moi, qui, depuis six années.
À la cause du peuple ai joint mes destinées ;
Moi, qui, choisi par lui pour défendre ses droits
Donnai le premier branle à la chute des rois,
Et qui, toujours épris d'une cause aussi belle,
N'ai point trahi les vœux que je formai pour elle !
Oh non… j'ai détesté les forfaits odieux
Qui venaient chaque jour épouvanter mes yeux :
J'ai pu rougir aussi du nom de patriote,
Qui seulement est beau quand la vertu le note :
Mais le patriotisme au fond, la liberté,
Étaient sans cesse empreints dans mon cœur attristé ;
Et parmi mes ennuis, le plus cruel sans doute,
Était de voir ainsi qu'on délaissait leur route.

Au reste, que faisaient ces prétendus Brutus,
Dont ils portaient les noms, sans avoir les vertus ;
Alors qu'il nous fallut entamer la bataille
Contre tous les abus qui régnaient à Versailles ;
Alors qu'avec orgueil des despotes titrés
Environnaient encore le trône et ses degrés,
Et qu'il fallait peut-être avoir quelque courage,
Pour tenter d'abolir ce brillant étalage !

N'étaient-ils point alors bas esclaves des grands ?
Ne caressaient-ils point nos antiques tyrans ?
Et si le sort jaloux eut trompé notre attente,
Si la Cour eut repris sa force exorbitante,
N'auraient-ils point grossi le cercle adulateur
Qui s'attache toujours au char de la faveur ?

De nos droits recouvrés ils se disent apôtres :
Et ces droits-là pourtant furent conquis par d'autres ;
Et pour la liberté leur zèle n'a paru,
Qu'après que tout danger loin d'elle eut disparu.

Nous n'avons pas moins vu leurs tourbes ignorées,
Despotes absolus de nos tristes contrées,
Des civiques travaux s'arroger les honneurs…
Et nous, de ces travaux les premiers fondateurs,
Nous voyons ces coquins s'en répartir la gloire,
Arracher nos lauriers, flétrir notre mémoire…
Que dis-je ! C'est pour nous qu'étaient leurs échafauds ;
C'est nous qu'ils choisissaient pour peupler leurs cachots.

Moi-même, si j'ai pu déjouer leur furie,
Je le dois au parti (Ciel, je t'en remercie)
Que je pris, de quitter les lieux que j'habitais,
Pour chercher un refuge au milieu des forêtsJe ne dis rien de trop ici : pendant l'espace de plus de deux années, j'ai demeuré dans ma retraite champêtre, presque toujours seul. Et constamment livré aux réflexions les plus mélancoliques : il fut un temps où j'avais tout perdu jusqu'à l'espérance et pourtant me trouvais-je heureux encore de pouvoir vivre loin des hommes que, malgré moi, j'avais appris à haïr. Dans cet isolement absolu, je me rattachai avec force à deux sentiments précieux qui me furent toujours chers, l'amitié et l'amour des arts : je m'enfonçai à corps perdu dans l'étude pour me désoccuper de mes ennuis ; par fois aussi les soins touchants de l'amitié me procurèrent des distractions bien douces :
Encore, confiné dans mon champêtre asile,
Eus-je lieu trop souvent de n'être point tranquilleJe n'oublierai jamais quatre jours et autant de nuits que je passai, il y a peu de mois, au coin de mon foyer solitaire, entièrement abandonné à moi-même, dénué de toute espèce de consolation, dans l'attente imminente et formellement annoncée d'une arrestation soudaine… J'échappai, par miracle et avec l'aide de quelques amis, au sort que messieurs les surveillants de Poitiers me destinaient ; mais qu'elles furent amères les angoisses que je ressentis pendant ce long espace de temps ! J'éprouvai bien que l'attente du mal est pire que le mal même. Toutes les figures étrangères que je voyais me semblaient de mauvais augure ; je palpitais involontairement d'épouvante et d'horreur à chaque bruit qui se faisait entendre… Ah ! Pendant des journées pareilles, les heures ont plus de soixante minutes ; elles n'ont point de fin.

Mais combien j'ai perdu de collèguesQu'elle serait longue la liste exacte de tous ceux des membres de l'Assemblée constituante, qui ont péri sous le fer des assassins et des bourreaux ! Ainsi donc, c'est la mort qu'ils ont reçue. Pour prix de tant de sollicitudes et de fatigues, endurées pour la cause commune… Ils ne sont plus ; mais j'aime à me persuader qu'ils ressusciteront avec quelque éclat dans les archives de l'Histoire : ils ne sont plus, et c'est le cœur plein d'émotions déchirantes que je vais jeter des fleurs funéraires sur les tombes de trois d'entr'eux dont les noms suivent, d'amis !…
Vous vouliez de nos lois punir les ennemis,
Disiez-vous… l'étaient-ils, horde impie et barbare,
Ceux que, j'évoque ici des ombres du Ténare,
FréteauOn sait que cet homme vertueux encourut l'animadversion glorieuse du parlement de Paris dont il était membre, pour avoir dévoilé à l'estimable Dupaty, son beau-frère, quelques-unes des nombreuses malversations qui étaient pratiquées par l'engeance parlemento-robinocratique : on sait qu'il fut envoyé en exil sous l'Ancien Régime, parce que, dans ce qu'on appelait alors un lit de justice, il avait parlé en homme libre contre les attentats du trône et des ministres ; on sait enfin, avec quelle énergie soutenue, il se montra l'invariable ami de la cause de la liberté. Telle était la réputation imposante de patriotisme et de vertu qu'il s'était justement acquise, que les jurés même du Tribunal de Robespierre, ces hommes si prodigues de carnage et de sang, n'osèrent le condamner et prononcèrent une première fois son absolution ; mais par une atrocité analogue à tout ce qui se faisait dans ces jours d'horreur, on le rentraîna presque aussitôt devant eux, sans doute avec l'injonction secrète de le sacrifier sans miséricorde… et il le fut, l'ami du bien, qui redressa toujours
Le pli des préjugés et l'audace des Cours ;
ThouretLes discours imprimés de Thouret existent, partout, dans les journaux, ainsi que dans les diverses bibliothèques et suffiront toujours pour faire foi de la beauté de son style et de la profondeur de ses conceptions : mais il faut l'avoir entendu, pour avoir une idée de l'élocution la plus majestueuse, la plus nette et la plus pressante, qui ait jamais embelli la bouche d'un homme. Comme les bouchers de chair humaine n'avaient rien de réel à lui objecter, ils lui imputèrent une complicité dans je ne sais quelle conspiration de prison, que quelque fois ils faisaient naître exprès, pour se défaire de ceux contre qui ils n'avaient pas même à présenter l'apparence d'un reproche. Ô vous, qui savez chérir la liberté, et rendre hommage au génie, pleurez !… Thouret n'est plus, dont le génie eût éclairé le monde,
Et purgea des abus la souillure profonde ;
BrevetLors des entretiens philanthropiques que j'eus si souvent avec cet aimable jeune homme, si zélé pour le bien de son pays, et chez qui les plus éminentes qualités de l'âme répondaient à celles de l'esprit, eussé-je pu croire que des hommes qui se disaient patriotes, le feraient périr sur un échafaud, et qu'ils voudraient entacher sa mémoire du titre odieux d'ennemi de la patrie ! Brevet-Beau-jour, mauvais citoyen !… Ah ! Plut au Ciel que les scélérats qui l'ont immolé, eussent été aussi bons citoyens que lui ! Des flots de sang n'auraient pas inondé la France, et depuis longtemps nous serions tous heureux et vraiment libres, qui me fut cher, dont j'aimai les talents ,
Le cœur honnête et pur, et les nobles penchants ?

Avaient-ils donc aussi trahi la République,
Conneau, qui, dans sa course et privée et publique
Au civisme, à l'estime, obtint des droits égaux,
Et Clergeau, qui tomba sous le fer des bourreaux ;
Sans qu'on pût contre lui trouver la moindre chose ? …
Ils lui donnaient la mort, sans en savoir la cause.

Et ce pauvre Chauveau, jeune homme infortuné,
Qu'ils ont dans leur fureur de même assassiné ;
Qu'avait-il donc fait, lui, dont l'âme ardente et neuve
De nos nouvelles lois idolâtrait l'épreuve ;
Lui, qui dans ses discours comme dans ses écrits,
S'efforça si souvent d'en célébrer le prix ?
Hélas ! Des pleurs amers coulent de ma paupière,
Quand je songe à la fin de sa courte carrière.
Il était mon élève et mon neveu chéri ;
Il était plus encore… il était mon ami :
Nous avions mêmes goûts, mêmes penchants, même âme ;
Nous sentions pour les arts une pareille flamme,
Et tous les deux aussi, de même nous aimions
Un bien longtemps perdu, les droits des nations.
Après avoir soigné sa première jeunesse,
J'espérais qu'avec lui, de la froide vieillesse,
J'adoucirais un jour le pénible sentier :
De cet espoir flatteur occupé tout entier,
J'aimais à me nourrir d'illusions charmantes ;
Il les faut donc quitter ces images riantes !
Il faut que je renonce aux séduisants projets,
Qu'ensemble tant de fois tous deux nous avons faits ! 

Ah ! De mes mains ici je sens tomber ma plume,
Tant je suis pénétré d'horreur et d'amertume !
Ô vous qui me lirez, pleurez sur mes douleurs !…
Mais, amis, n'allons pas nous borner à des pleurs ;
Jurons que désormais nous perdrons tous la vie,
Plutôt que d'endurer, que la France asservie,
D'un ou plusieurs tyrans supporte le fardeau ;
Jurons tous d'engloutir dans la nuit du tombeau
Les hommes teints de sang, qui, pleins d'un noir délire,
Voudraient, pour satisfaire au fiel qui les inspire,
Mettre à l'ordre du jour la mort et la fureur ;
Mettons y la justice et non plus la terreur…
Jurons enfin, lassés d'un régime farouche,
(Et jurons-le de cœur, plus encore que de bouche),
De chérir les vertus, les lois, la probité,
Garants sûrs du bonheur et de la liberté.

                                                                                                   


Le Maratisme lu à la Société populaire et imprimé par son ordre [retour]

« J'ai vu de mon temps merveilles en l'indiscrète et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la créance, où il a plu et servi à leurs chefs, par-dessus cent mescomptes, les uns sur les autres. »

Montaigne, Essais, Liv. Chap. 3, 10, pag. 307

Citoyens,

La probité et la vertu sont enfin à l'ordre du jour, non plus en mots, mais en effets, et vous voyez que la victoire y est aussi de la même manière.

On ne dira pas, la Hollande n'est plus, comme jadis une voix menteuse et cruelle le disait d'un malheureux pays qui nous avoisine de si près. Mais on dira avec vérité ; la Hollande est conquise, ou plutôt elle est délivrée de ses tyrans, et va être replacée, par la bienfaisance française, à la hauteur de son antique liberté. Remercions les dieux protecteurs de la Patrie, et après eux remercions la majorité respectable de nos représentans, qui, malgré les écueils divers qui bordent si fréquemment leur route, nous font faire chaque jour quelques pas vers le port tant désiré de la paix et de là prospérité publique.

Citoyens, ces images satisfaisantes que je me plais à retracer devant vous, et les perspectives fortunées qu'elles nous annoncent pour l'avenir, ne doivent pas nous empêcher de reporter nos regards en arrière, et de contempler les cicatrices encore toutes fumantes des plaies profondes qui ont si longtemps déchiré la France. Ah ! Ne les oublions jamais nos longues infortunes ; ayons-les sans cesse devant nous, et surtout, remettons-en souvent le tableau épouvantable devant la génération naissante, afin qu'en apprenant à haïr le despotisme des Cours, elle apprenne aussi à abhorrer les monstres, qui, masqués sous des apparences fallacieuses, vinrent à bout d'asservir et de
juguler leurs trop confiants concitoyens.

Qu'ils sachent donc, ces enfants sur qui reposent nos espérances, qu'ils sachent, que la seconde année de la République fut souillée par toutes sortes d'horreurs et de forfaits inconnus jusque-là dans l'histoire, ce dépôt authentique des grandes vertus, comme des grandes turpitudes de l'espèce humaine : qu'ils sachent, qu'alors le territoire français, occupé presque uniquement par des hordes coalisées de tyrans, de geôliers et de bourreaux, était de toutes parts inondé du sang de l'innocenceNihil autem miserius, quam cum plebs imperita magna cum voluptate supplicia spectans, tyrannorum aequitatem laudat. Bodin, Methodus historicus, pag. 307 : qu'ils sachent enfin, que parmi les citoyens non associés à la faction dominante, il n'en est peut-être pas un seul qui n'ait été, ou jeté dans les cachots, ou menacé d'y être jeté, ou qui n'ait eu à pleurer sur l'infortune de quelque personne chérie… Je vous interpelle, Citoyens qui m'écoutez ; dites, si c'est la vérité qui conduit ma plume.

Il n'est donc point idéal le portrait que je fais, ici ; il n'a malheureusement que trop de ressemblance avec la réalité de ce qui était naguère, et sans doute les couleurs qui le forment vous sont trop présentes pour qu'il vous soit, possible de les méconnaître ; sans doute aussi, vous détestez comme moi et ces scènes hideuses de désolation et les scélérats qui les ont dirigées ; n'est-il pas vrai que vous les détestez ces hommes de sang ? Oui, votre indignation répond pour vous… Vous les détestez… Eh ! Comment conservez-vous dans votre enceinte le buste de leur coryphée, d'un monstre tout ruisselant d'assassinats, de… Marat ?

Ici je ne chercherai point à m'entourer de mouvemens oratoires pour pallier mes discours, et c'est à front découvert que je veux anéantir une idole factice qui fut encensée trop longtemps par l'ignorance et la perfidie. Je reçus en naissant toute la franchise d'une âme républicaine, et c'est, animé par cette même franchise dont je ne me départirai jamais, que je déclare hautement et sans détour, que Marat a emporté dans la tombe, comme il l'eut pendant sa vie, toute l'exécration que je suis susceptible d'éprouver.

Si je ne voulais pas limiter, le plus possible, les lignes que je trace en ce moment, il ne me seroit pas difficile de vous prouver, de la façon la plus évidente et la plus palpable, que cet homme vil et sanguinaire fut salarié tour à tour, tantôt par la faction Orléanique qu'il servit pendant la tenue de l'Affemblée constituante ; tantôt par les Puissances étrangères qui achetèrent sa plume prostituée et vénale, pendant le cours de l'Assemblée législative ; tantôt par Robespierre & clique, dont il fut l'émissaire affidé, depuis le commencement de la Convention, jusqu'au jour où il cessa d'être. 

À travers ce flux« Spenta una divisione, ne surge un' altra, perche quella citta, che con le sette più che con le leggi si vuol mantenere, come una setta e rimasa in essa senza oppositione, di necessita conviene che frà se medesima si divida. » Machiavel et reflux d'intrigues et de factions diverses, il joua toujours un rôle apparent parmi ceux qui prêchèrent le meurtre et le brigandage : rappelez-vous les pages immondes que sa main déhontée et féroce a salies depuis le commencement de la révolution ; rappelez-vous qu'il n'en est pas une seule, où il n'ait consacré la violation des maximes les plus respectables de la justice et de la morale, où il n'ait invité effrontément ses lecteurs égarés, au pillage, aux assassinats, aux crimes de tout genre.

Citoyens, ce n'est point encore là une langue étrangère que je vous parle, et vous êtes tous aussi instruits que moi… Comment pouvez-vous donc endurer que le buste d'un homme aussi exécrable soit placé parmi vous dans le poste d'honneur ? Ne pouvez-vous en approcher ? Est-il, comme les dieux, défendu par la foudre ? Ou bien, la terreur vous domine-t-elle encore assez pour que vous n'osiez pas renverser la divinité monstrueuse, dont quelques scélérats avaient voulu substituer le culte à celui du Créateur de la Nature ?

C'est ici pourtant, c'est dans cette enceinte, que cette génération naissante dont nous nous entretenions tout à l'heure, que ces enfants chéris qui doivent un jour recueillir le fruit de nos longues fatigues, viendront bientôt chercher des modèles d'honneur et de vertu : comme leur jeune imagination se tourne naturellement vers ce qui la frappe, ils verront Marat couronné de lauriers, ce symbole simple, mais précieux, de la reconnaissance nationale, et ils voudront s'instruire du motif qui lui a valu cette distinction flatteuse.

Quelle sera alors votre réponse ?… Leur direz-vous qu'il a mérité ce salaire respectable, pour s'être
baigné dans le sang de leurs pères, pour avoir dénaturé et corrompu l'esprit public, pour avoir attaqué impudemment les principes les plus sacrés de l'équité naturelle ? Leur apprendrez-vous, que même après son trépas, son nom hideux servit encore de prétexte aux égorgeurs, ses pareils, pour traîner à l'échafaud un jeune homme intéressant Chauveau se trouvant à Châtelleraud au mois de décembre 1751, entra à la Société populaire où il était question de Marat, et il se servit, pour le dépeindre, des mêmes » expressions dont je me sers aujourd'hui. On l'a fait périr dix-neuf mois après, parce qu'il avait été trop franc, tant à Châtelleraud, vis-à-vis Marat, qu'à Poitiers, vis-à-vis de quelques meneurs… Voilà, Français, quels sont les fruits amers de votre engouement servile pour certains personages. Si vous voulez être libres enfin, renoncez pour toujours à la manie funeste d'idolâtrer les individus : sachez faire cas de l'homme probe, de l'homme éclairé, de l'homme utile ; mais ne vous passionnez jamais que pour la liberté et la vertu, votre compatriote, qui, après avoir honoré tant de fois cette tribune par son éloquence et son zèle brûlant pour la Liberté, fut indignement massacré à Paris, sans qu'on voulût lui permettre de dire un seul mot pour sa défense ? Leur apprendrez-vous aussi, que ce fut par une suite du régime cannibalique, dont Marat fut l'apôtre le plus fervent, que quatre autres de vos concitoyens, recommandâmes par leur patriotisme, ainsi que par les qualités réunies de l'esprit et du cœur, furent associés au sort déplorable du malheureux Chauveau, et assassinés comme lui, sans preuves, sans instruction, sans le moindre examen ?

Ici, Citoyens, je lis sur vos visages les émotions généreuses et fortes qui vous animent ; je vois que la présence infecte de ce buste ne souillera plus mes regards, et qu'il va être relégué avec horreur parmi les plus sales immondices de cette cité.

Je pourrais autoriser, ce que je demande sur ce qui a été fait à Paris, où les effigies enfin appréciées de Marat ont été chassées avec ignominie de plusieurs endroits publics ; mais des hommes vraiment libres ne doivent pas se laisser guider par des impulsions étrangères : assez et trop longtemps ceux qui formaient cette Société ne firent que suivre le sentier de routine qui leur était tracé au loin… Les Jacobins de Paris voulaient ; on voulait ici : ils condamnaient ; on condamnait ici : ils dépanthéonisaient l'immortel Mirabeau ; on le dépanthéonisait ici : ils apothéosaient l'ignoble Marat ; on l'apothéosait ici.

Citoyens, défaites-vous encore de cette pitoyable manie d'imitation ; laissez-la aux singes à qui elle est propre, et songez que vous êtes hommes. Faites ce qui est juste, faites ce qui est honnête, faites ce qui est digne de la liberté et de la vertu, et ne vous occupez pas du soin frivole de savoir, si autour de vous on a fait également ce qu'on a dû ;… Or, il est juste, il est honnête, il est digne à la fois de la liberté et de la vertu« Rien de si rare qu'un homme vertueux, parce que pour l'être en effet, il faut avoir le courage de l'être dans tous les temps, dans toutes les circonstances, malgré tous les obstacles, au mépris des plus grands intérêts. » Barthélemi, Voyages du jeune Anacharsis, chap. 7, de purger vos regards de ce qui les souille ici chaque jour.

En conspuant la mémoire abominable de Marat, à Dieu ne plaise que je veuille attaquer celle de Pelletier-Saint-Fargeau, dont le buste estimable a été accolé avec tant d'inconvenance à celui de ce cannibale !… Pelletier, quoique né dans le sein de l'opulence et des grandeurs, se montra toujours l'ami invariable et pur de la Liberté : quand il n'auroit pas d'autre mérite, que d'avoir été un des collaborateurs les plus actifs du Code pénal et de la sublime institution des jurés ; quand même depuis on pourroit lui reprocher quelques torts, il auroit encore des droits éternels sur l'hommage des hommes pensants et des âmes sensibles.

À cet égard, Citoyens, qu'il me soit permis de vous présenter une courte observation je ne veux point chercher à influencer votre opinion sur tels ou tels de nos législateurs : mais je vous exhorte à placer toujours au plus haut degré de votre estime ceux qui suivent assiduement les délibérations de l'Assemblée, ceux qui travaillent d'une manière efficace à vous donner de bonnes lois : il est possible que leurs noms soient obscurs et ignorés, et que peut-être ils ne s'entendent pas à composer ces harangues brillantes qui séduisent et enlèvent les suffrages ; mais, pour leur payer le tribut de reconnaissance qui leur est dû, qu'il vous suffise de savoir qu'ils surveillent habituellement la confection des lois, où quelquefois une seule ligne retranchée ou ajoutée, est plus importante pour les générations futures, que tout ce fatras d'éblouissant bavardage qu'on a mis si souvent en place des vrais accents du patriotisme et de la liberté.

Reportez vos regards vers Robespierre et vers Marat : ils ont beaucoup parlé, beaucoup écrit… Eh bien ! Je défie qu'on me cite une seule loi, que dis-je, un seul article de loi utile qui ait été promulgué d'après leur avis. Des lois« La source de tout bien, c'est l'amour de la Liberté mais il doit être accompagné de l'amour des lois : sans l'union de ces deux sentiments, les lois toujours incertaines et flottantes seront tour à tour dictées et détruites par la multitude, et l'anarchie produira enfin la tyrannie. » Mably, Droits et devoirs du citoyen, pag. 16 sages pourtant feront seules le bonheur de ce peuple dont ils osaient se dire les amis ; mais ce n'est pas son bonheur qu'ils désiraient ; ils ne désiraient qu'une série interminable de troubles et de dissensions, qui leur était d'autant plus nécessaire, qu'ils ne pouvaient perpétuer que par-là leur effroyable tyrannie, établie sur les bases sanguinolentes de l'anarchie et du terrorisme.

Ici, Citoyens, je bornerai le cours de mes réflexions, parmi lesquelles il ne m'en reste plus qu'une à vous présenter… et la voici.

Si (ce que je suis bien loin d'imaginer) il était possible que vous voulussiez conserver parmi vous l'effigie horrible que j'ai là devant moi, je vous déclare avec la loyauté austère d'un homme libre, que je m'abstiendrais pour toujours de porter mes pas dans cette enceinte : car, malgré moi, je m'y trouve forcé de jeter les yeux sur la représentation d'un monstre que j'abhorre, et il me semble alors, que je sens encore rejaillir sur moi quelques goûtes du sang innocent et chéri« Feminis lugere honestum est, viris meminisse. » Tacitus, Germania, n° 27 qu'il a fait répandre.

                                                                                                   


Épitaphes révolutionnaires [retour]

Vulgus eadem pravitate insectabatur intersectum, qua foverat viventem.
Tacitus, Hist. lib. 3, pag. 147

Avant-propos

J'ai accolé ici des noms d'hommes justement exécrés à côté ; de ceux de quelques unes de leurs victimes : les lecteurs sauront bien en faire le triage, et se réuniront à moi pour maudire les uns et pour donner des larmes aux autres.
Plusieurs de ces épitaphes ont été faites pendant le règne sanglant du terrorisme ; on les reconnaîtra sans peine à la manière embarrassée avec laquelle j'étais contraint de voiler la vérité.

1. Épitaphe de Mirabeau

Il eut les plus rares talents
Et le premier au Panthéon prit place ;
Mais aujourd'hui ses mânes sont errants :
De sa tombe un décret le chasse,
Pour je ne sais quels torts qu'on dit être fort grands…
Et c'est Marat qui le remplace.

2.  Épitaphe de La Rochefoucauld

Sous cette tombe est un ami du bien,
Un philanthrope, un zélé citoyen :
Pour son pays il eut un cœur de flamme,
Quoique d'honneurs jadis environné…
Pleurez vous tous qui connûtes son âme ;
Pleurons ensemble,… il meurt assassiné.

3. Épitaphe de la femme Du Barry

Ci-gît une insigne catin
Qui d'abord fut fille publique,
Et qui bientôt après devint
Maîtresse d'un Prince lubrique,
Qu'on disait pourtant très-chrétien…
Sous la terrible guillotine,
Elle a fini par trébucher :
Si l'on n'eut à lui reprocher,
Que ses torts, comme concubine
Du roi qu'elle sut raccrocher,
Nous pouvons dire à la sourdine,
Qu'on alla bien loin les chercher.

4. Épitaphe du comédien Grammont

Des tyrans il porta le sanglant diadème
Sur la scène, et depuis, devenu Commandant,
Dans la triste Vendée il fut tyran lui-même…
Enfin il a tombé sous le fatal tranchant.

5. Épitaphe de Condorcet

Ci-gît le fameux Condorcet,
Qui peut-être encore vivrait,
Si ne cultivant que l'étude
Et des arts occupé toujours,
Il eut dans quelque solitude
Obscurément coulé ses jours.

6. Épitaphe de Philippe d'Orléans

Ci-gît un homme si honni,
Qu'à son trépas aucun ami
Ne pleura, pas même sa femme,
Qui plutôt eût dit grand merci…
Dieu pourtant veuille avoir son âme !

7. Épitaphe de Brevet

L'ami du bien public, des beaux arts, des vertus,
Qui fut aussi le mien… Brevet-Beaujour n'est plus.

8. Épitaphe de Chabot

Ci-gît un insigne vaurien
Qui de la Liberté se prétendit l'apôtre…
Lui, l'apôtre d'un pareil bien !
La sienne, il la souilla sous le froc capucin :
Pouvait-il donc aimer la nôtre ?

9. Épitaphe d'Anacharsis-Cloots

Ci-gît un étranger dont l'impudente voix
Osa se donner quelquefois
Le beau nom d'orateur du monde :
Il se disait partisan de nos lois,
Quand plein d'une astuce profonde,
Il servait la cause des rois.

10. Épitaphe de Barnave

Celui qui gît ici, Constituant célèbre,
N'aima la Liberté que pour les hommes blancs…
Sans doute il eut des torts ; je les trouvai fort grands :
Pourtant j'aurais voulu que le ciseau funèbre
N'eut pas anéanti les précoces talents
D'un pareil homme, encore à la fleur de ses ans.

11. Épitaphe de Phelipeaux

Ci-gît un mortel vertueux,
Ami zélé de sa patrie ;
Il démasqua les factieux…
Les cruels ont tranché sa vie.

12. Épitaphe de la Croix

Ci-gît monsieur la Croix, notre représentant,
Qui, s'il ne fut grand homme, au moins fut homme grand.

13. Épitaphe d'Hébert

Si l'on me demande en quel lieu,
D'Hébert réside l'âme noire,
Je dirai sans plus longue histoire,
Elle est dans le néant… Il ne crut pas en Dieu.

14. Épitaphe de Chaumette

Il avoit à parler la langue toujours prête ;
Mais assez ne parla pour garantir sa tête.

15. Épitaphe de Carra

Ci-gît Carra, le journaliste,
Lequel, suivant qu'on le paya,
Parut patriote, athéiste,
Aristocrate, royaliste,
Républicain… et cætera.

16. Épitaphe de Westermam et Custine

Ils se battirent vaillamment
Et furent chers à la patrie ;
Mais depuis ils ont eu des torts apparemment,
Puisque sur l'échafaud ils ont laissé la vie.

17. Épitaphe de Fabre d'Églantine

De mons Fabre tel fut le sort…
Il composa maint et maint drame,
Et finit par un dont la game
Devint un solfège de mort.

18. Épitaphe de Rolland

Si les mots suffisaient pour être vertueux,
Celui qui gît ici serait l'égal des dieux.

19. Épitaphe de Jourdan

Ci-gît, enfin guillotiné,
Celui qui dans le sang tant de fois s'est baigné.

20. Épitaphe de Linguet

Linguet, lors de ses plus beaux jours,
D'un grand talent développa le germe :
Bientôt l'intrigue en avilit le cours ;
Puis l'échafaud en fut le terme.

21. Épitaphe de Momoro

Sans doute il est un Dieu qui chérit les vertus
Et punit les méchants… Car Momoro n'est plus.

22. Épitaphe d'Alexandre Beauharnais

Des premiers députés il fut le président ;
D'une armée il fut commandant ;
Il avait et jeunesse et grâces et talents,
Et n'a pas moins, avant le temps,
Pris place au fatal monument.

23. Épitaphe de l'ex-Évêque de Paris

Du siège épiscopal tombé,
Ci-gît Gobet, que la mort a gobé.

24. Épitaphe de Clermont-Tonnerre

Par ses talents et son génie,
Longtemps des droits de la patrie
Il se montra le défenseur.
Depuis, il l'a moins bien servie ;
Mais par un meurtre plein d'horreur,
Fallait-il donc trancher sa vie ;
Pour le punir de son erreur ?

25. Épitaphe du Cardinal de Brienne

L'illustre de Brienne est là,
Dévot, athée, et cætera,
Qui comme évêque nous trompa,
Comme ministre nous pilla…
Entonnons un Alléluia.

26. Épitaphe de Thouret, Chapelier et Rabaut Saint-Étienne

Qui n'admira leurs talents, leur génie !
Ils paroissaient aussi bien servir la patrie ;
Mais nous devons croire pourtant,
Que sans doute ils l'avaient trahie,
Puisque tous trois ils ont perdu la vie
Sous l'inexorable instrument.

27. Épitaphe de Ronsin ex-général, de l'armée révolutionaire

Ci-gît le général Ronsin :
Fuyez passans… Ce fut un insigne coquin !

28. Épitaphe de Manuel

Fut-il l'ami de son pays !
C'est ce qu'en vérité je n'imagine guère :
Au demeurant il est en terre…
Dieu lui donne son paradis !

29. Épitaphe de TessierEx-administrateur du département de la Vienne, avec qui je fus lié dès ma première jeunesse, adorait la Révolution ; mais il ne l'adorait pas en aveugle, et la journée du 31 Mai, qui a entraîné tant de proscriptions, lui paroissait ce qu'elle paraîtra dans l'Histoire, plutôt le fruit mendié des intrigues d'un parti, que l'expression du vœu spontané du peuple : il manifesta ce qu'il voyait ; dès lors le reproche de fédéralisme fut lancé contre lui, et sa franchise lui a coûté la vie : il a été englouti dans la sanglante voirie de Paris… Combien de jours précieux ont été tranchés par l'effet de ce mot pestilentiel et nullement compris par ceux-là même qui l'employaient, … Fédéraliste !

On ne peut pas aimer la Liberté,
Plus que Tessier… Il meurt assassiné.

30. Épitaphe du poète Roucher

Il tança le club jacobite,
Et certes il n'avait pas tort ;
Mais ses talents et son mérite
N'ont pu le sauver de la mort.

31. Épitaphe de d'Épresmenil

Il fut zélé parlementaire
En faveur de la Liberté,
Qu'il expliquoit à sa manière ;
Et depuis, comme député,
Il devint bientôt l'adversaire
Des droits dont il était naguère
L'apôtre le plus emporté.

32. Épitaphe de Carrier

Ce fut tandis qu'il exista
L'horreur et le fléau du monde :
Sa présence même souilla
Des enfers la demeure immonde.

33. Épitaphe de Luckner

Cet étranger, ex-généralissime
De nos soldats que jadis il battit,
Depuis, pour je ne sais quel crime,
Sous la guillotine périt.

34. Épitaphe de Mirabeau cadet

Ci-gît un ami du plaisir,
Dont en deux mots voici l'Histoire :
Il ne fit que chanter et boire,
Jusques à son dernier soupir.

35. Épitaphe des cinq victimes de Poitiers

Vous que des hommes sanguinaires,
Conduisirent à l'échafaud,…
Victimes d'infâmes bourreaux ;
Ombres malheureuses et chères,
Agréez les fleurs funéraires
Que je répands sur vos tombeaux.

36. Épitaphe du ci-devant abbé de Montesquiou

Douce, sentimentale, amène,
Son éloquence en souveraine
Régnait sur les cœurs satisfaits…
Il fut le Cicéron français ;
Mirabeau fut le Démosthène.

37. Épitaphe de Camille Desmoulins

Camille avait une âme honnête
Et chérissait la Liberté :
Mais il vivait dans ces jours de tempête,
Ou sans exception, pour peu qu'on ait été
En lieu trop apparent par le sort transporté,
Il a fallu perdre ou courber la tête
Devant le crime accrédité.

38. Épitaphe de Florian

Amis du sentiment, des talents et des mœurs,
Vénérez cette tombe, et couvrez-la de fleurs.

39. Épitaphe du baron de Trenk

Il fut plongé longtemps dans les cachots des rois.
Et ses revers iront au temple de mémoire ;
Puis il vint à Paris pour renverser nos lois :
(Du moins tel est le bruit de la commune voix) ;
Là messieurs les bourreaux ont fini son histoire.

40. Épitaphe de Charlote Corday

Ci-dessous gît une fille étonnante,
Dont l'échafaud a terminé le sort,
Et qui jeune encore, charmante,
Sut, sans trouble, sans épouvante,
Froidement affronter la mort.

41. Épitaphe de Marat, faite pendant le terrorisme

Sous cette tombe, est le corps révéré.
D'un semi-Dieu, qui toujours entouré
De factions, de troubles, de tempêtes,
Crut qu'il fallait, pour vivre dans les fêtes,
Et pour avoir un repos assuré,
Abattre encore un million de têtes.

42. Autre épitaphe de Marat

Ne pouvant pas trouver d'assez noires couleurs,
Pour peindre dignement Marat l'anthropophage,
Je mettrai simplement dessus son sarcophage…
Ci-gît le composé de toutes les horreurs.

43. Épitaphe de Saint-Just

Ce conspirateur impudent
Cessa d'être, à la fleur de l'âge :
Il eut du talent, c'est dommage ;
Mais, pourquoi cet homme méchant
En fit-il un pareil usage ?

44. Épitaphe de Robespierre aîné

Les dieux enfin t'ont puni de tes crimes.
Meurs, scélérat… Va joindre tes victimes.

41. Épitaphe de Robespierre cadet

Il eut non pas l'esprit, mais l'âme de son frère :
C'est dire assez, combien le gas ne valut guère.

42. Épitaphe de Couthon

Ce Couthon, dont le nom salit ici mes vers,
Eut du talent ; mais l'âme et le corps de travers.

47. Épitaphe de Dumas, président du Tribunal révolutionnaire

La guillotine a donc enfin puni
L'être atroce qui gît ici.

48. Épitaphe d'Hanriot, commandant de la Force armée à Paris

Ô vous tous, amis des vertus !
Riez… mons Hanriot n'est plus.

49. Vers sur Fouquier-Tinville, accusateur public du Tribunal révolutionnaire

Il vit encor tout souillé de ses crimes
De tant de citoyens l'exécrable égorgeur :
À son nom abhorré chacun saisi d'horreur,
Dit : quand ira-t-il donc rejoindre les victimes
Qu'accumula sa barbare fureur ?

50. Épitaphe de la municipalité de Paris

Les individus qui sont là
Membres étaient de la commune immonde,
Qui certain jour, par audace profonde,
Contre nos sénateurs en masse se leva,
Et que cette démarche incontinent mena
Sur les rives de l'autre mondeBénissons tous l'heureuse journée du 9 Thermidor et ceux de nos représentants qui en ont dirigé le succès : en se sauvant eux-mêmes de la proscription qui les attendait, ils ont aussi sauvé la patrie. Sans leur surveillance, sans leur courageuse activité, combien de Français sont enlacés maintenant dans les bras caressants de leurs enfants, de leurs épouses ou de leurs amantes, qui languiraient dans l'horreur des cachots ! Combien d'autres voient encore le jour, qui depuis longtemps n'existeraient plus !… Moi-même qui écris ces lignes, sans doute, j'aurais cessé d'être ; sans doute j'aurais succombé sous la hache des bourreaux, ou sous le faix trop pesant des douleurs qui m'atteignaient sous tous les points de vue possibles, tant comme parent et ami, que comme homme et comme citoyen.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an V de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1796, Paris, Louis, an V, p. 135-136.

BNF, Ye 21930.