Aux rédacteurs d'un journal
Mots-clés
Musique
Paratexte
Texte
Amis, émules et rivaux,
Vous avez de Plutus assiégé le portique ;
Naguère on vous voyait, sous les mêmes drapeaux,
Combattre pour la République ;
Et vous voilà tous deux rédacteurs de journaux !
J'ai peine à concevoir cette métamorphose.
Quoi ! Vous osez prétendre au lourd, au froid bon sens ;
Vous redoublez d'efforts ; et vos doigts complaisants
Tracent tous les deux jours quatre pages de prose.
Vous bravez les poignards des tribuns et des rois,
Échappés par miracle aux horreurs de la guerre,
Vous combattez encore ; et, d'un indigne poids
Vous voulez concourir à délivrer la terre.
Non : l'amour de la gloire et de la liberté
N'exigent pas de vous tant de témérité.
D'ailleurs la politique est sœur de la sagesse :
En discutant les lois, redoutez les écarts.
Les talents peuvent bien seconder la jeunesse ;
Mais l'art de gouverner n'appartient qu'aux vieillards.
Quand même le savoir, à vos destins propice,
Affermirait vos pas aux bords du précipice,
Vous seriez encor loin du terme de vos vœux.
Il est d'autres écueils, hélas ! bien dangereux.
À votre âge un enfant règle nos destinées :
En dépit de Minerve, il reçoit nos serments,
Prolonge nos loisirs, abrège nos journées,
Et convertit pour nous les travaux en tourments.
Aussi vous lisez peu nos graves publicistes.
Je vous ai vus quitter Tacite le penseur
Pour les vers de Chaulieu, pour le traité du cœur ;
Et vous êtes amants bien plus que journalistes.
Lorsqu'à votre bureau j'arrive le matin,
Pourvu de vingt récits que le public ignore :
« Vous cherchez nos auteurs, me dit un vieux Frontin ;
L'un d'eux est chez Clotilde, et l'autre chez Aglaure. »
Moins surpris qu'indigné d'un contre-temps fatal,
Quand je reviens le soir au sein du même asile,
Le portier, toujours seul, m'apprend d'un air tranquille
Que les rédacteurs sont au bal.
Ah ! Si des avis salutaires
Avaient sur vous quelque pouvoir,
Vos destins, plus obscurs, en seraient plus prospères.
Fuyant avec dédain des honneurs éphémères,
Sur d'utiles travaux fondant tout votre espoir,
L'un de vous rentrerait gaiement dans son comptoir,
L'autre irait, sans rougir, ensemencer ses terres.