De l'Éducation publique

Auteur(s)

Année de composition

1793

Genre poétique

Description

Alexandrins

Texte

Vengeurs de mon pays, ô vous dont le courage,
Du pouvoir tyrannique affranchissant nos droits,
Élève fièrement l'édifice des lois
Sur des bords diffamés par mille ans d'esclavage ;
Vainement l'univers admire votre ouvrage :
Qu'avez-vous fait encor, hardis réformateurs,
Si vous ne désarmez nos vices destructeurs ?
Des princes conjurés vos lois n'ont rien à craindre.
En vain des factieux on soulève les flots :
À vos pieds, en grondant, leur courroux va s'éteindre ;
La terreur et la honte enchaînent leurs complots.
Mais craignez de nos mœurs la funeste influence.
Sur des cœurs corrompus les lois sont sans pouvoir.
Il faut, par nos penchants, nous conduire au devoir ;
Et leur pente rapide entraîne à la licence
Nos pas qu'un guide aveugle égara dès l'enfance.
Oui, le vice en naissant a souillé nos regards.
L'avarice, l'orgueil, les préjugés stupides,
Devançant la raison, viennent de toutes parts
Entourer nos berceaux de leurs pièges perfides.
Nous croissons, et des nœuds toujours plus accablants
De notre adolescence enchaînent les élans.
Imbéciles docteurs, tyrans de la pensée,
Sous un vain tas de mots la tiennent oppressée.
Ils changent en cachots les jardins du lycée,
Et parmi les dégoûts d'un travail assidu,
Nous transmettent enfin leur sagesse insensée,
Des systèmes sans nombre et pas une vertu.
Ô vertu, don sacré qu'on vante et qu'on dédaigne !
S'il est un art frivole, un maître nous l'enseigne ;
Et toi, si dans l'école, on ose te nommer,
C'est pour te définir, non pour te faire aimer.
Cet élève fameux, introduit dans le monde,
Étale sur un vers sa science profonde ;
Il frémit en lisant un quatrain peu soigné,
Siffle d'Alcidamis la muse vagabonde,
Et voit l'affreux Cléon sans en être indigné.
Connaît-il, en effet, l'honneur et la patrie ?
Nous a-t-on fait jamais du nom de citoyen
Embrasser l'étendue et sentir l'énergie ?
Savons-nous détester l'horrible tyrannie,
Qui de l'égalité rompant l'heureux lien,
Fait aux genoux des grands tomber le plébéien ?
Ô des mœurs et des lois oubli lâche et funeste !
Nous savons l'art des mots, qu'importe tout le reste ?

Ce n'était pas ainsi que Lycurgue, autrefois,
Cultivait de l'État la fragile espérance.
Ses citoyens naissaient et croissaient pour les lois ;
À l'école de l'homme ils passaient leur enfance.
Dès l'âge le plus tendre, ainsi qu'un arbrisseau,
Qui, planté sur les monts au milieu des orages ;
S'élève, en les bravant, plus robuste et plus beau,
Étonne les regards et triomphe des âges,
Ils se fortifiaient contre les dieux jaloux ;
Ils provoquaient le sort, et leurs jeunes courages
Ne pouvant le dompter, s'exerçaient à ses coups.
Déjà pour la patrie, enflammés d'un saint zèle,
Ils apprenaient partout à n'exister qu'en elle.
C'est elle incessamment qu'ils avaient sous les yeux ;
Elle aidait leurs travaux, présidait à leurs jeux,
Des naissantes vertus faisait jaillir les flammes,
Unissait tous les vœux, liait toutes les âmes.
Ainsi d'un peuple obscur, ce grand législateur,
Par l'éducation, prépara la splendeur ;
Ainsi de l'égoïsme où l'homme s'enferme,
Sous l'intérêt commun il étouffa le germe,
Et sa loi ne trouvant que des cœurs épurés,
Les retint, sans effort, dans ses nœuds adorés.

Vous donc, rivaux heureux de ce puissant génie,
Voulez-vous de la France assurer l'harmonie ?
Que l'éducation fasse aimer vos décrets,
Et suspende autour d'eux le choc des intérêts.
Que l'enfant, dont la langue à peine se dégage,
Sur ce code immortel exerce son langage ;
Que de l'homme en naissant il connaisse les droits ;
Ces droits sont les garant et la base des lois.
Qu'il sache qu'il est libre et que chacun doit l'être,
Que cette liberté, le plus heureux des biens,
Ennoblit tous les rangs où le sort nous fait naître,
Honore la patrie et fait les citoyens.
La patrie !… Ô Français ! Elle vous est rendue.
Dans le bruit de vos fers sa voix longtemps perdue,
Vient de se faire entendre à vos cœurs affranchis.
Le père, avec transport, lui consacre son fils…
Jeune enfant, que ton cœur lui soit toujours fidèle !
Par elle citoyen, tu dois l'être pour elle.
Aux destins de l'État vois nos destins liés ;
Sa honte avait flétri nos fronts humiliés :
Ils brillent désormais de sa gloire immortelle.
Et qui peut nous ravir ce généreux espoir,
Si par le sentiment la jeunesse ennoblie
Sait que son existence est toute à la patrie,
Et que chérir ses lois, assurer son pouvoir,
Est le plus beau penchant et le premier devoir ?
De là naissent en nous mille vertus rivales :
La modération, la foi, l'intégrité,
Vont entourer nos cœurs des chaînes sociales :
Dans ce doux esclavage est la félicité.

Surtout du fol orgueil détestant les caprices,
Nous proscrirons le luxe, auteur de tous nos vices ;
Le luxe, monstre impur, de nos biens affamé,
Qui dévore les cœurs dont il fait les délices,
Et qui, pareil au feu par les vents animé,
Gagne, embrase, détruit, s'accroît par le ravage,
D'un éclat désastreux frappe les yeux surpris,
Consume avec fracas l'aliment de sa rage,
Se dévore lui-même, et meurt sur des débris.
C'est lui qui de ses mains creusa le gouffre immense
Où s'allait engloutir le bonheur de la France ;
Il corrompt les penchants, il renverse les lois,
Et l'esclave du luxe est l'esclave des rois.

Cependant, au milieu de ces grandes maximes,
L'élève admirera l'auteur de l'univers,
Couronnant les vertus, épouvantant les crimes,
Des complots ténébreux éclairant les abîmes,
Ayant sur tous nos pas les yeux toujours ouverts.
Qu'il croisse sous la main de ce maître suprême.
Dites-lui l'union de la terre et des cieux.
S'il sait que vos décrets sont la voix de Dieu même ;
Le cri des passions se taira devant eux.
Êtres présomptueux et faibles que nous sommes !
Vainement nos égaux nous offrent leur appui :
Il faut le bras d'un Dieu pour soutenir les hommes ;
Il faut que nos liens remontent jusqu'à lui.

Voilà le citoyen qu'attendait la patrie !
L'Europe le contemple et l'adore à genoux.
Qu'importe que les arts n'ornent point son génie ?
S'il sert bien son pays, il les possède tous.
Il sera bon Français, bon père, bon époux ;
La gloire des beaux-arts n'a qu'un éclat perfide ;
Le spectacle des mœurs a des charmes plus doux :
Périclès éblouit, et j'adore Aristide.

Mais d'un nouveau Platon craignant l'austérité,
Je vois à ce discours, d'un pas précipité,
Les neuf sœurs, en pleurant, abandonner ces rives.
Arrêtez, revenez, aimables fugitives ;
Revenez, c'est à vous d'embellir mes leçons.
L'édifice est construit, que vos mains le décorent.
Malheureux mille fois les cœurs qui vous ignorent !
Plus malheureux, hélas ! S'ils profanent vos dons !
Je veux en entourer mes tendres nourrissons.
Je veux que le ciseau, les crayons et la lyre,
Pour aider mes efforts, reprennent leur empire,
Et que de la vertu les charmes ravissants,
Dans leur âme agrandie entrent par tous les sens.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1794, ou Choix des poésies fugitives de 1793, Paris, Delalain, an II, p. 123-128.