Calendrier républicain (Le)
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Poème lu à l'assemblée publique du Lycée des Arts le 10 frimaire de l'an III
Texte
Il faut, mes chers amis, qu'aujourd'hui je m'applique
À vous parler un peu d'instruction publique ;
Que ma muse oubliant ses légères chansons,
Sur le calendrier vous donne des leçons…
Que dis-je ? Il faut plutôt que ma muse badine
De ce calendrier vous conte l'origine,
Comment nos sonneurs firent de leur cerveau
Jaillir un beau matin un almanach nouveau,
Ou septembre, abjurant la règle surannée,
Vint ouvrir et fermer le cercle de l'année ;
Comment, au lieu de sept, les jours comptés par dix,
Sont enfin terminés par d'heureux décadis ;
Comment les fleurs, les fruits là haut ont pris la place
D'Antoine, de Bernard, d'Augustin et d'Ignace,
Et comment sur le front des mois régénérés
Vont briller des saisons les signes révérés ?
Pour un sot orgueilleux, qu'il soit en vers, en prose,
Un almanach n'est rien ou du moins peu de chose ;
Un sot jamais ne pense et voit tout en courant ;
Mais pour un sage, amis, rien n'est indifférent. ;
Dans notre ère nouvelle, avec joie et surprise,
Il voit, n'en doutez point, la chute de l'église ;
De cette église absurde et cruelle à la fois,
Qui prêche la concorde et se bat pour les rois ;
Il la voit remplacer au temple de mémoire
L'almanach commandé par le pape Grégoire,
Et le pape Braschi, son dévot héritier,
Suivre, en tombant, les saints de son calendrier.
La superstition meurt avec ses idoles.
À quoi bon, direz-vous, tous ces discours frivoles ?
Muse, au fait ; – Au fait soit. – Vous sans perdre de temps,
Écoutez les débats des six représentants.
Le président se lève, en ces mots il s'explique :
Citoyens, tous vos vœux sont pour la République,
Vous souhaitez sa force ainsi que sa grandeur,
Vous brûlez de la voir égaler en splendeur
Cet astre merveilleux dont la nature entière
Reçoit en même temps la vie et la lumière.
Eh bien ! C'est la raison dont la douce clarté
Peut seule de son front relever la beauté ;
La raison de nos biens est la source féconde,
Et les sots préjugés font le malheur du monde.
Sous le poids accablant de leur joug ennemi
La nation française a trop long-temps gémi ;
Elle a d'un bras d'airain frappé la tyrannie.
Il faut que, pâlissant au flambeau du génie,
L'erreur, mère du crime et de tous les fléaux,
Coure au fond des enfers, cacher ses noirs complots.
L'erreur du peuple esclave obtenait des hommages ;
Le peuple est libre enfin, qu'il brise ses images ;
Qu'il abatte sur-tout le colosse odieux
Qui s'arroge ici-bas la puissance des dieux ;
Que du papisme impur il brise la tiare,
Et qu'il foule à ses pieds les terreurs du Ténare ;
Que le cycle solaire et les indictions,
Cessent de consacrer de plates fictions ;
Que de son char dévot tombe l'ère vulgaire :
Elle nous trompait tous, déclarons-lui la guerre.
Toi, Damon, sans te perdre en de vagues discours,
Charge-toi de l'année, et dirige son cours ;
Qu'Ergaste, s'il le veut, allonge la semaine,
Des mois trop inégaux la marche est incertaine ;
Enchaîne-les, Valcour, sous le même niveau,
Avec les jours rangés dans un ordre nouveau.
Trop de saintes, de saints, choquent les yeux d'Alcandre,
De leur brillant séjour qu'il les fasse descendre ;
Et qu'enfin Théophile en ce jour solennel,
Ne laisse dans les cieux régner que l'Éternel.
Dans vos travaux, surtout faits pour les derniers âges,
Perdez le souvenir des antiques usages,
Et des jours et des mois changez les noms vieillis,
Noms que le fanatisme avait seul établis.
Le Tyrien datait du moment qu'il fut libre ;
Cet exemple suivi par le peuple du Tibre,
Des citoyens de Rome attestait la fierté.
Il vint aussi le jour de notre liberté ;
Que ce jour, enfant de la victoire,
Soit un phare allumé pour éclaire l'histoire ;
Et que par vous rangé dans les faits éclatants,
Il serve de flambeau sur la route du temps.
Damon répond alors : On sait que de l'année
La marche par Janus était déterminée ;
Janus au double front enseignait à mentir,
Et quel peuple à ses lois voudrait s'assujettir ?
Le peuple suit le vrai, même quand il s'égare.
Le jour où succomba la royauté barbare,
Jour qui de nos tyrans abattit le dernier,
De l'an républicain doit être le premier ;
Où finissent les rois, la liberté commence.
L'astre brillant du jour entrait dans la balance,
Lorsque, par le Sénat annoncée aux Français,
Naquit la République, et des plus beaux succès ;
Au peuple qui l'adore offrit de doux présages.
Ainsi la Liberté qui n'a point deux visages,
A vu le même jour son règne gracieux
S'établir sur la terre ainsi que dans les cieux.
Oui, tu dis vrai, Damon, s'écrie alors un membre ;
Oui, l'an républicain doit éclore en septembre ;
C'est donner aux tyrans une bonne leçon,
Et tout le comité l'approuve à l'unisson.
Les mois forment les ans ; mais des mois peu fidèles,
Aux lois de la méthode il faut changer les ailes,
Aux dépens de décembre allonger février,
Et mettre de niveau tout le calendrier.
Je m'en chargerai, moi, dit Valcour ; et j'espère
Que vous l'approuverez en dépit du Saint Père :
Le Saint Père, jaloux de nos succès nouveaux,
Nous excommuniera pour prix de nos travaux :
Qu'importe ? Eût-il le droit d'interrompre nos veilles ?
Les excommuniés se portent à merveilles,
Et je n'ai jamais vu que, pour être damné,
Par Bouvart ou Tronchin on fût abandonné.
Le nombre décimal, à vos ordres docile,
Pour l'esprit le plus lent est d'un abord facile ;
Par les doigts on le peint. Renouvelé trois fois,
Le nombre décimal composera le mois ;
Et de l'année ainsi, liant les douze frères,
Fera cesser entre eux les intérêts contraires.
Il faut changer leurs noms, signes insidieux
D'un pouvoir chimérique émané des faux dieux ;
Et mettant à profit l'utile agriculture,
Leur choisir des parrains dans la simple nature.
Vendémiaire aussitôt remplissant mes desseins,
Peindra par les accents la saison des raisins ;
Brumaire sur nos fronts étendra les nuages,
Frimaire glacera les humides rivages ;
Nivôse, pluviôse et ventôse à pas lents,
Viendront ouvrir des fleurs les jours doux et brillants,
Le sol gémit par eux sous la neige entassée ;
Germinal les suivra pour peindre à la pensée
L'effort laborieux des germes créateurs,
D'où floréal naîtra tout couronné de fleurs.
Prairial vous dira la coupe des prairies,
À vous dont l'âme en proie aux rêveries,
Aimait à parcourir leur champêtre gazon
Vous les pleurez ; voyez la brûlante saison
Que messidor conduit sur ses rapides ailes,
Déposer à vos pieds des richesses plus belles ;
Thermidor qui le suit entouré de roseaux,
Vous offrir un asile au milieu de ses eaux ;
Et fructidor enfin, des mois le plus aimable,
Du luxe de Pomone enrichir votre table.
Que ces noms sont heureux ! s'écrit avec transport,
Un membre ami des champs, jeune et sensible encor !
Germinal me verra caresser ma Lisette,
Floréal de bouquets orner sa collerette ;
Prairial la mener sur de riants gazons,
Messidor avec elle achever mes moissons ;
Thermidor près des eaux détacher sa ceinture,
Fructidor lui servir la pêche la plus mûre ;
Vendémiaire enivrer ses esprits amoureux,
Brumaire sous un voile abriter ses cheveux ;
Frimaire au coin du feu la proclamer vestale,
Nivôse à sa blancheur offrir une rivale,
Pluviôse pour elle affronter les torrents,
Et ventôse braver les sombres ouragans.
Ergaste a la parole : Aux jours hebdomadaires
Il oppose les jours appelés décadaires.
Le nombre sept, dit-il, par les ans consacré,
Fut aux bords de l'Indus trop longtemps révéré ;
Des superstitions il fut le grand mobile,
Le culte qu'on lui rend du sage émeut la bile.
Je ne puis y souscrire ; et briser son autel,
C'est rendre au genre humain un service immortel ;
Qu'au nombre décimal il cède enfin la place,
De nos fastes nouveaux que la raison l'efface ;
Qu'à son aspect il fuie, et laissons les Hébreux
Rendre au jour du sabbat leurs hommages nombreux,
Hommages insensés, nés d'un esprit malade.
Transformons, en un mot, la semaine en décade.
Sur le projet nouveau Lalande est consulté,
Lalande approuve tout : d'un honneur mérité
La décade jouit, malgré la cour romaine,
Et de sa niche antique expulse la semaine.
Ergaste au même instant, donne aux jours inégaux,
Les noms simples et doux des nombres ordinaux ;
À lundi, primedi rapidement succède,
Dix à sept, et l'erreur à la vérité cède.
La vérité, pourtant, a plus d'un ennemi ;
Le fanatisme impur n'est dompté qu'à demi ;
Sur le vieux almanach il étendait ses ailes,
Et protégeait des saints les fêtes solennelles :
Le peuple même, hélas ! trop docile à sa voix,
Rendait un culte impie à je ne sais quels rois
Arrivés d'Orient aux clartés d'une étoile :
Sur le front des humains pourquoi laisser le voile
Que la main de l'erreur avait seule étendu ?
Un dieu, mes chers amis, ne peut être pendu.
Jésus fut tout amour ; et sa philanthropie
Ne s'accorda jamais avec la tyrannie ;
Il fallait décerner à ce tendre mortel
La couronne civique, et non pas un autel…
Mais il ressuscita, me direz-vous peut-être.
Un dieu peut-il mourir ? Un dieu peut-il renaître ?
Non, puisque le mensonge est enfin abattu,
Il faut supprimer Pâque et fêter la Vertu.
La modeste vertu, compagne du génie,
Avec les grands talents est quelquefois unie :
Le génie à son tour doit être célébré ;
De lauriers et de fleurs que son front soit paré,
Et qu'au travail, surtout, le peuple rende hommage :
Un travail obstiné du pauvre est l'héritage.
Dans le sein de la terre il cache ses trésors ;
Peuple, pour les ravir redouble tes efforts.
L'opinion maligne, et pourtant nécessaire,
Fut nommée autrefois la reine du vulgaire.
Peuple, à son tribunal conduits tes magistrats ;
Qu'elle règle leur marche en redressant leurs pas :
Ton arme en tous les temps fut la plaisanterie ;
Sur l'ennemi des lois lance la raillerie :
Fais rougir l'ignorant, fais trembler le fripon ;
Mais il faut distinguer Socrate de Cléon.
Cléon des magistrats fut le plus infidèle ;
Socrate des vertus est l'éternel modèle.
Raille sans offenser, et, la ciguë en main,
Ne poursuis point un sage honneur du genre humain.
Au citoyen illustre il faut des récompenses ;
Les rois offrent de l'or, les papes des dispenses :
Peuple, le dernier jour cueille un peu de laurier,
Pose-le sur le front du valeureux guerrier ;
Du véritable éclat c'est toi qui l'environnes,
La palme du civisme éclipse les couronnes.
Ainsi parle Valcour ; Valcour est écouté,
Il est même applaudi. Le docte comité
Ajoute aux douze mois les jours complémentaires,
Jours de fêtes parés de guirlandes légères,
Qui du Sénat français préviennent les desseins.
On n'a point toutefois remplacé tous les saints,
Qui, près du Créateur, tels qu'une fourmilière,
Des superstitions font flotter la bannière.
Alcandre les dénonce, et s'exprime en ces mots :
Des superstitions naquirent tous les maux.
Vous le savez, amis : avec leurs patenôtres,
Les moines, les prélats, et même les apôtres,
Ont enchaîné le monde et peuplé de bandits
Le merveilleux séjour qu'ils nomment paradis,
Séjour aux fous ouvert et fermé pour les sages.
Des fleurs, des fruits, des bois et des gras pâturages,
Le nom à retenir est plus doux, plus aisé,
Que celui d'un brigand jadis canonisé.
Le baudet, le coursier rendent les champs fertiles,
Et j'aime mieux cent fois les animaux utiles,
Que tous ces fainéants confesseurs, confessés,
Qu'une pieuse main a sous verre enchâssés,
Et dont les os pourris, transformés en reliques,
Ne peuvent qu'aggraver les misères publiques…
Un petit homme admis à ces légers débats,
Tartufe un peu fâché de voir les saints à bas,
Auprès des sénateurs se glisse avec souplesse,
Et dit avec l'accent d'une vive tristesse :
Des bienheureux ainsi profaner le grand nom !
Préférer un baudet au divin… Pourquoi non ?
Répond le président ; Bernard et Dominique,
Tyrans en capuchon, rois à longue tunique,
Firent de leur pouvoir le plus funeste emploi ;
Un âne sans murmure obéit à la loi,
Et ces prétendus saints la violaient sans cesse ;
Ils absolvaient le riche et blâmaient la richesse,
Et de la liberté, farouches ennemis,
Ordonnaient que le peuple aux tyrans fût soumis.
Il dit. Au même instant de la voûte azurée,
Déménage des saints la famille éplorée,
Où Saint Pierre agitait les clefs du paradis,
S'élancent deux coursiers vigoureux et hardis ;
L'un écarte Joseph, l'autre poursuit Antoine,
Des palais étoilés tombent moine sur moine ;
La vigne se marie à son arbre chéri ;
Dans la chaire où prêchait Philippe de Néri.
Tout est bouleversé : la douce marjolaine
Fleurit où soupirait la tendre Magdeleine ;
Le grand Thomas d'Aquin, plus humble qu'un ciron,
Fuit et cède la place au large potiron ;
Louis le saint pâlit : sur sa pourpre royale
Un jeune taureau monte, et fièrement s'étale ;
À la belle génisse il impose la loi ;
Pour le roi qui fut saint, rempli d'un double effroi,
Le petit homme alors aborde Théophile.
Composant à la fois son visage et son style,
Souffrirez-vous, dit-il, que le grand Louis neuf
Soit dans le paradis remplacé par un bœuf ?
Que dans un petit coin de votre ère nouvelle
Il reste au moins gravé ?… Le bel honneur pour elle,
Réplique Théophile au rusé papelard ;
Il faut un dieu partout, et des rois nulle part.