Transtéverins, ou les Sans-culottes du Tibre (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Foecunda virorum paupertus. Lucan.

Texte

Rome fêtait Simon, un peuple fanatique 
Inondait à grands flots sa vaste basilique ; 
L'étranger dans ses murs volait de tous côtés 
Pour voir l'ordre pompeux de ses solennités : 
Et moi, loin de la foule, errant sur ses collines, 
J'allai dans le silence admirer ses ruines. 
Viens, me dit mon ami, viens, jamais ces remparts 
D'un si riche appareil n'ont frappé tes regards. 
L'airain sacré t'appelle à cette auguste fête ; 
De ce dôme éclatant vois-tu parer le faîte ? 
Il doit ce soir, orné de mille feux divers, 
Tel qu'un globe enflammé s'élever dans les airs. 
Courons au Vatican, le pontife lui-même 
Y marche le front ceint du triple diadème, 
D'un cortège nombreux il prie environné, 
Et bénit à l'autel le Romain prosterné. 
Ah ! lui dis-je, plutôt dédaignons ces prestiges, 
Cherchons, une autre Rome et de plus grands prodiges 
Qu'au temple de l'apôtre un pontife orgueilleux 
De son coupable encens déshonore les cieux, 
Irais-je, me mêlant à la foule insensée, 
De superstitions attrister ma pensée ? 
Quand je puis sur ces monts, parmi ces monuments, 
Régénérer mon cœur par de grands sentiments. 
À ces mots, je m'éloigne, et mes regards avides 
Recueillent, en passant, dés souvenirs rapides. 
Là, disais-je, les rois, proscrits, chargé de fers, 
Venaient au Capitole étaler leur revers ; 
Ici, des nations réglant les destinées, 
Rome voyait passer les villes enchaînées. 
Tout parlait à mon cœur, tout m'offrait un grand nom. 
Chaque pierre à mes yeux dictait une leçon. 
Ah ! m'écriais-je, ému par tant d'objets célèbres, 
Si parmi ces tombeaux, ces monuments funèbres, 
Sous ses arcs triomphaux s'offrait à mes regards, 
Quelque auguste débris des descendants de Mars, 
Qu'avec transport j'irais, reconnaissant le Tibre, 
Presser ces vieux Romains, reste d'un peuple libre. 
De mes bras étendus je suppliais les cieux 
De ne point rejeter le plus doux de mes vœux ; 
Soudain je vois ce pont où l'invincible Horace 
À Porsenna vainqueur opposa son audace. 
J'aperçois l'Aventin où le peuple autrefois, 
Contre l'oppression vînt réclamer ses droits, 
Où de Valerius la paisible éloquence 
De Rome et du sénat resserra l'alliance. 
Ce mont en tous les temps cher à la Liberté,
D'un peuple indépendant est encor fréquenté.
Là, Rome de ses fils a rassemblé l'élite ;
Là, des Transtéverins repose la limite. 
Tel qu'un vieil obélisque, épargné par les ans ; 
Qui voit autour de lui rouler l'ordre des temps, 
Au milieu des débris de la grandeur romaine
Ce peuple élève encore sa tête souveraine.
Séparés par leurs murs de ces tyrans cloîtrés,
De ce troupeau rampant de Vandales mitrés,
Sous les grossiers lambeaux de l'obscure indigence
Ils ont su conserver leur mâle indépendance.
Avec Rome elle-même ils n'ont pu s'abaisser,
Tant un grand caractère est lent à s'effacer.
Ah ! Ne jugez pas d'eux par cette foule impure
D'ambitieux dévots enrichis d'imposture,
Qui dans le Vatican, aux intrigues nourris,
Obtiennent un chapeau pour vingt ans de mépris.
Par ces lâches flatteurs dont la bouche vendue
Du pontife à grands cris annonce la venue,
Et par ces vils brigands, ces pieux meurtriers
Qui du parvis de Pierre assiègent les piliers,
Et du crime impuni montrant l'affreux exemple,
Lavent leurs bras sanglants sur les degrés du temple.
Ah ! Les Transtéverins, plus fiers, plus généreux,
N'abaissent point ainsi l'honneur de leurs aïeux :
Ils ignorent l'intrigue, et d'une main avare
Ils n'ont jamais flatté l'orgueil de la thyare.
Quand sur eux, en marchant, le pape étend les bras ;
Bénis, lui disent-ils, passe et ne reviens pas.
Ils blâment hautement son lâche despotisme,
Son faste, ses projets, son fatal népotisme ;
Et ce peuple, à sa mort, sans plaisir, sans chagrin,
Du Capitole en deuil entend gémir l'airain.
Eh ! Pourquoi voulez-vous que leur mâle rudesse
De leurs premiers aïeux démente la noblesse ?
Le sacré despotisme, en corrompant leurs lois,
A sans doute altéré la charte de leurs droits ;
Mais leur sang pur toujours transmis par des Romaines
Avec leur noble orgueil a coulé dans leurs veine ;
Et souvent l'étranger, en contemplant leurs traits,
Des demi-dieux du Tibre a cru voir les portraits.
Leurs noms, riche héritage, annoncent leur naissance,
Quand d'utiles travaux exercent leur constance.
Quels noms frappent les airs ? C'est celui de Brutus,
De Caton, de Camille et de Cincinnatus.
Dans le sein de l'église, au milieu des mystères,
Ils ont gardé les mœurs, les fêtes de leurs pères,
Du dieu de la vendange ils attestent le nom,
Et d'un culte annuel honorent sa boisson.
À peine au carnaval reviennent ses orgies
Que d'un nectar nouveau ses ménades rougies
Volent, le thyrse en main, sur des chars enflammés
Et promènent trois jours ses jeux accoutumés ;
Le peuple alors reprend l'autorité suprême,
Abaisse devant lui le triple diadème,
Le barigel lui-même exécute ses lois,
Et le front découvert il proclame ses droits.
Ô Bacchus ! Ton triomphe est la fête du Tibre ;
Ton culte fut toujours celui d'un peuple libre ;
Tu punis les tyrans, l'heureuse Égalité
Verse, en riant ta coupe à la Fraternité ;
Ah ! Si de Rome un jour ils réparent l'injure ;
Et ce jour n'est pas loin ; oui, par toi je le jure.
Dans tes rites sacrés ils liront leur devoir,
Et devront à tes jeux leur souverain pouvoir.
Les décrets de l'église et ses lois sacrilèges
N'ont pu leur enlever d'antiques privilèges.
Sous les plus vils haillons, le plus grossier Romain
Garde le souvenir de son premier destin,
De leur gloire, partout ils retrouvent les marques,
Et dans leur chute encore ils bravent les monarques.
Christine s'indignant de leur superbe accueil,
Un jour, au Capitole, étalait son orgueil ;
Citoyens, dit l'un d'eux, cette fière Christine
Devrait se rappeler qu'elle est cette colline,
Et qu'attachés en pompe au char de leurs vainqueurs,
Les rois, dans la poussière, y traînaient leurs grandeurs.
Quels souvenirs fameux ! Quels transports magnanimes,
Doivent leur inspirer ces ruines sublimes !
Là, sont tracés leurs droits, là, pleins de leurs aïeux,
Ils viennent commercer avec ces demi-dieux.
Ce fier Transtéverin dont l'active éloquence,
Du tribunal détruit ranima la puissance,
Rienzi, dans la nuit, veillait sur ces tombeaux ;
Et du Tibre, en silence, évoquait les héros.
Sous ses pieds chancelants les marbres s'entr'ouvrirent,
Les mânes de Gracchus à ses regards s'offrirent,
Enflammèrent son cœur de leur tonnante voix,
Et de l’Égalité firent parler les lois.
Sur leur tombe il jura de venger leur mémoire,
Il le fit… Des tribuns il rétablit la gloire,
Leur sceptre antique arma ses généreuses mains ;
Et du joug de l'église affranchit les Romains.
Tandis que le pontife, au sein dé la mollesse,
Traînait près de Vaucluse une obscure vieillesse,
Rome se ranimait, et ce nouveau Brutus
Lui rendait son éclat, ses lois et ses vertus.
Les coupables partout redoutaient sa justice ;
L'or ne les sauvait pas de l'affront du supplice,
Son nom, d'un juste effroi, glaçait les meurtriers ;
Les brigands éperdus respectaient ses courriers,
Et les rois, à ses pieds, déposant leur couronne,
Devant son tribunal humiliaient leur trône.
Le chantre harmonieux de Laure et des Amours,
Pétrarque, sur son luth, célébra ces beaux jours ;
Il les vit s'écouler, et sa Muse étonnée
Bientôt de Rome en pleurs plaignit la destinée.
Ah ! Si dans ces remparts d'un Rienzi nouveau
L'auguste Liberté rallumait le flambeau,
Tous se réveilleraient. La stupide ignorance
N'a pu leur déguiser leur antique puissance,
Ils résistent encore à de vils préjugés,
Et vingt siècles d'erreur ne les ont point changés.
Des tyrans de l'église et de la Germanie
Ils ont plus d'une fois fatigué le génie ;
Mais voyant un vain peuple, ami de nouveauté,
Trafiquer de ses droits et de sa liberté,
Indignés de servir une ville sujette,
Ils se sont renfermés dans leur noble retraite.
Là, fiers, indépendants, emportant avec eux
La patrie éplorée et leurs mœurs et leurs dieux,
Ils semblent avoir dit au despote du Tibre,
Que Rome serve ailleurs, ici qu'elle soit libre.
Ses nombreux habitants flétris, dégénérés,
Des Vandales, des Goths, enfants déshonorés,
N'ont plus rien de ce sang qui coule dans nos veines ;
Ils ne sont pas Romains, ils méritent tes chaînes ;
Qu'ils réclament tes vœux, tes bulles, tes pardons ;
Mais nous, du peuple-roi vertueux rejetons,
Nous, protecteurs des lois, appuis de la justice,
Nous qui des oppresseurs signâmes le supplice,
Nous ne partageons pas ce lâche abaissement,
Règne, mais loin de nous, et remplis ton serment.
Jure de maintenir nos lois et nos usages
Et ne nous force point à passer ces rivages.
Le traité fut conclu, le pontife prudent
De ce peuple inquiet, redouta, l'ascendant ;
Il le redoute encore, et ses vils satellites
N'osent du Transtévère aborder les limites.
Allez, braves Français, secondez les Romains ;
Lavez au Vatican l'opprobre des humains ;
C'est là qu'on a signé vos guerres catholiques.
Ces voûtes ont frémi de ces affreux cantiques, 
De ces hymnes de sang où, pour venger l'autel,
D'un massacre pieux on rendait grâce au ciel,
Là, Pierre, sur l'erreur, fondant ses privilèges,
Alluma ses bûchers, ses foudres sacrilèges.
Éteignez ce volcan, justifiez les dieux.
Entendez-vous crier vos frères, vos aïeux ?
Là tu meurs, Basseville, et ton ombre outragée,
Erre, et s'indigne encore de n'être point vengée,
Vas donc, peuple vainqueur, mais respecte les arts
Dont la religion décora ces remparts.
Une torche, à la main, sur l'aveugle ignorance,
Toujours le despotisme affermit sa puissance,
Du fanatique Ali redoute les excès,
L'homme libre se venge en laissant des bienfaits,
Voilà, peuple, voilà ta plus belle victoire,
Fais dire à l'univers : Rome a repris sa gloire,
Rends-lui tous ses héros, ranime son déclin,
Rome remplie encore de son premier destin,
S'élève, et te montrant ses augustes ruines,
Étend vers toi ses bras du haut des sept collines.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an III de la République, ou Choix des poésies fugitives de 1794, Paris, Louis, an III, p. 213-219.