Réclamation de l'e muet au citoyen Sicard, professeur aux Écoles normales contre la proposition qu'il avait faite de substituer un autre signe à cette voyelle

Auteur(s)

Année de composition

1795

Genre poétique

Description

Quatrains d'octosyllabes en rimes croisées

Mots-clés

Paratexte

Texte

Réformateur de l'alphabet,
J'avais conçu quelqu'espérance,
À titre de sourd et muet,
D'intéresser ta bienveillance.

Mais quand à la société
Tu rends mes malheureux confrères,
Pourquoi suis-je persécuté
Et proscrit par tes lois sévères ?

Nous sommes trois du même nom,
De son divers, sous même forme ;
Et voilà, dis-tu, la raison
Qui me soumet à la réforme.

Il est vrai que nous sommes trois,
Et tous trois de même structure ;
Mais, exprimant diverse voix,
Nous prenons diverse figure.

Les deux qu'épargnent tes rigueurs
Sont marqués d'un signe interprète
Et comme ils sont très grands parleurs,
Ont une langue sur la tête.

Si pourtant, à quelqu'un de nous
Il fallait déclarer la guerre,
J'ose m'en rapporter à tous
Est-ce à moi qu'il faudrait la faire ?

Je marche seul et sans fracas,
Sans attirail et sans coiffure :
Je ne cause aucun embarras
Dans le bel art de l'écriture.

Je chéris la simplicité,
Je suis formé d'un trait unique,
Et fidèle à l'égalité,
Je conviens à la république.

Dans mon chemin je suis souvent
Heurté d'une voyelle avide ;
C'est ainsi qu'en proie au méchant
Périt l'être faible et timide.

Mais alors même en expirant
Sous le froissement qui me presse,
D'un son barbare et déchirant
Je sers à briser la rudesse.

Dans la poésie où la voix
À l'hémistiche est suspendue,
Je n'en puis soutenir le poids,
Son repos m'accable et me tue.

Il est vrai : mais souvent ailleurs
Je rends sa touche plus agile,
Et j'en nuance les couleurs
Sous la main d'un poète habile.

On ne me compte pas, dis-tu,
Dans les vers où je suis finale ;
Ah ! C'est alors que ma vertu
Par d'heureux effets se signale.

Pour peindre un objet étendu,
J'allonge une rime sonore,
Et quand le vers est entendu,
La syllabe résonne encore.

Je rends le bruit retentissant
Du sein de l'orage qui gronde
Et que répète en mugissant
L'écho de la terre profonde.

Par le dernier frémissement
Du son qui doucement expire,
Je peins le doux gémissement
De l'eau qui murmure et soupire.

Quoique l'on m'appelle muet,
Je dis beaucoup plus qu'on ne pense,
Je ressemble au sage discret
Dont on écoute le silence.

À la voix je sers de soutien,
J'arrête le son qui s'envole ;
Tu parois le sentir si bien
Que tu n'a pas détruit mon rôle.

Même tu veux qu'un étranger
Le remplisse quand on me chasse,
Est-ce la peine de changer
Pour mettre un muet à ma place ?

Si donc tu voulais me laisser ;
Par justice et reconnaissance,
J'aurais encore à t'adresser
Un vœu d'une grande importance.

Quand le signe de l'action
A pour sujet plusieurs personnes,
Ta sévère décision
Veut y supprimer trois consonnes.

Ah ! Réforme ce jugement ;
Laisse-moi mes deux sentinelles.
Mon unique retranchement
Contre la fureur des voyelles.

Si tu renverses ce rempart,
Tu détruis par-tout la mesure,
Tu fais tomber de toutes parts
La poétique architecture.

Dans combien d'immortels écrits
Tu vas mutiler le génie ?
Je ne vois plus que des débris
Dans Phèdre et dans Iphigénie.

Des sourds-muets digne soutien,
Toi leur bienfaiteur, toi leur père,
Daigne aussi, daigne être le mien,
Et traite-moi comme leur frère.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an IV de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1795, Paris, Louis, an IV, p. 197-200.