Expédition d'Angleterre (L')

Année de composition

ap. 1796

Genre poétique

Description

Sizains d'alexandrins

Mots-clés

Paratexte

Texte

Tel qu'un pic élancé des cavernes profondes,
Dont l'éternel sommet soutient le poids des ondes,
Au bruit des flots grondans se dresse dans les airs,
Monte, grandit, étend l'orgueil de ses rivages,
Et debout sur les eaux, le front ceint de nuages,
Voit mourir à ses pieds le vain courroux des mers ;

Tel l'Hercule français, géant dès sa naissance,
Sur les rois conjurés déployant sa puissance,
S'élève triomphant des plus fiers potentats.
Leur empire en débris agrandit son domaine,
Et de tant d'ennemis que soulevait leur haine,
Les torrens dissipés s'écoulent sous ses pas.

Ô terre des guerriers ! Ô France ! Ô ma patrie !
Des bouches de L'Escaut aux rives de l'Istrie
Le fer de tes enfans a promené l'effroi :
Leur courage a vaincu les plus mâles courages,
Et les trônes, minés par le fleuve des âges,
Sur leurs vieux fondemens chancellent devant toi.

Mais quand du haut des cieux renversé sur la terre
L'aigle altier des Césars, dans sa tremblante serre,
Voit fumer le tonnerre étouffé par nos mains :
Quel dernier ennemi, dans la fuite commune,
Seul d'Achille vainqueur déliant la fortune,
Ose, nouvel Hector, balancer nos destins ?

Ah ! Je le reconnais au trident qu'il agite ;
C'est ce fougueux Xerès qui, tyran d'Amphitrite,
Fit gémir l'Océan sous le poids de ses fers.
Mais la France s'apprête à traverser les ondes :
La voilà qui s'ébranle, et,vengeantles deux mondes
D'un antique oppresseur court affranchir les mers.

Flots du Thal, monts Alpins, c'est vous que j'en atteste ;
Qui brave tout peut tout, et la faveur céleste
Obéit aux mortels dans leurs vœux affermis.
Fiers vainqueurs de l'Adda, du Rhin et de la Meuse,
Oui, j'en jure une guerre en miracles fameuse,
Vous atteindrez ces bords à nos palmes promis.

Mais quel Dieu tout à coup à la terre m'enlève ?
De nuage en nuage avec lui je m'élève,
Et le rivage au loin fuit mon œil éperdu.
Cette ville est Calais ; ce roc fameux est Douvre ;
Ce fleuve la Tamise ; et la nuit qui me couvre
Me cache en vain les murs où je suis descendu.

Aux lueurs des flambeaux brûlans dans les ténèbres
J'aperçois les arceaux de tes voûtes funèbres,
Westminster ! Vaste tombe où sont couchés vingt rois.
Leur pouvoir est gissant, leur mémoire est éteinte.
Ô sublimes talens ! Nobles faits ! Vertu sainte !
À d'immortels tributs vous avez seuls des droits.

Tandis que des tombeaux je parcours le silence,
Dans cette nuit lugubre à mes regards s'avance
De femmes, de vieillards un cortège pieux :
À leur tête est leur roi, le front chargé d'alarmes ;
Il gémit et son œil, obscurci par les larmes,
Semble errer sur la pierre où dorment ses aïeux.

Près d'un marbre écarté, je le vois qui s'arrête ;
Il fléchit les genoux, il incline la tête,
Et, laissant échapper sa voix avec ses pleurs :
« Ô le plus grand des rois qu'adora l'Angleterre !
Ô vainqueur de Crécy ! Victime de la guerre !
Tes sujets, tes neveux t'apportent leurs douleurs.

L'épouvante a rempli nos îles consternées ;
Nous périssons : du haut des Alpes étonnées,
Vois les fils de la Seine accourir triomphans.
C'est en vain que les mers loin de nous les arrêtent ;
Ils affrontent les mers et les traits qu'ils apprêtent,
Jusque dans nos foyers poursuivent tes enfans.

Sors de ce monument, sors, ombre magnanime !
Qui pourrait m'arracher au destin qui m'opprime
Ô mon père ! que dois-je attendre des humains ?
Dans la nuit du malheur mon oreille craintive,
Du peuple entend frémir la voix longtems captive
Et le frein du pouvoir se brise dans mes mains.

Edouard ! C'est à toi de détourner l'orage ;
Verrais-tu sans pitié s'écrouler ton ouvrage,
Et le sort de ton fils ne peut-il t'attendrir ?
Lève-toi, de ton front que l'éclat nous ranime :
Lève-toi dans ta gloire, et sauve de l'abîme
Le vaisseau de l'État tout prêta s'entr'ouvrir. »

Il parlait : et soudain une lumière affreuse
Perce en replis sanglans l'enceinte ténébreuse.
Un sourd gémissement sort du fond du cercueil.
La voûte a prolongé cette voix redoutable,
Et du sein de la terre un spectre épouvantable
Monte plus pâle encore et de honte et de deuil.

« Pourquoi viens-tu troubler le repos de ma cendre,
Monarque déplorable, et devrais-je t'apprendre
Quel sort à mes neveux gardent les dieux vengeurs ?
Sur ses projets hautains malheur à qui se fonde !
L'orgueil, de nos revers semence trop féconde,
Ne produit en germant qu'une moisson de pleurs,

Pleure, triste Albion ! Déchire ta couronne ;
La victoire te fuit, l'Europe t'abandonne :
L'infortune sur toi croit et s'élève encor.
Où sont de mes soldats les descendans timides ?
Soutiendront-ils, cachés par leurs remparts humides,
De ce peuple héros l'impétueux essor ?

Un guerrier le conduit, dont l'ascendant suprême
Dompte les flots, les monts, les remparts, le sort même.
Qui peut de cet Alcide enchaîner la valeur ?
Puisse-tu conjurer sa fureur vengeresse !
Il terrasse l'orgueil, épargne la faiblesse,
Et sait dans les vaincus respecter le malheur. »

La foudre est sur ta tête, ô mon fils ! Crains la guerre ;
Adieu !… » L'ombre à ces mots s'enfonce sous la terre.
Les murs tremblent, tout fuit par l'effroi dispersé.
L'air siffle ; les autans font mugir le rivage,
Et des tours de Windsor, arraché par l'orage,
Le royal étendait tombe au loin renversé.

Destin ! Par moi la France accepte le présage !…
Mais déjà la trompette appelle le carnage :
Je vois sous nos vaisseaux l'onde s'enorgueillir
Et de leur long sommeil secouant les entraves,
Dans les champs de Poitiers les ossemens des braves
D'espérance et de joie ont paru tressaillir.

C'en est fait ; dans les airs Mars pousse un cri terrible.
Ô spectacle imposant, majestueux, horrible,
Et digne d'attacher les yeux de l'univers !
Deux peuples ennemis couvrent la double plage ;
Le rivage à grand bruit insulte le rivage,
Et les mers en grondant marchent contre les mers.

Telles aux beaux climats où le vieux Capitole,
Doit renaître agrandi par les héros d'Arcole,
Aux longs mugissemens des foudres souterrains,
Quel prodige ! On a vu deux montagnes brûlantes
S'ébranler, s'approcher dans les plaines tremblantes
Et d'un choc destructeur menacer les humains.

L'Ausonie en frémit, à leurs pieds attentive ;
Mais bientôt sous l'effort de la flamme captive
La terre en s'entr'ouvrant a tressailli trois fois :
L'un des deux monts rivaux, entraîné dans l'abîme,
S'écroule… et le vainqueur de sa superbe cîme
Domine en paix les champs, les vallons et les bois.

Hâtez-vous ! Commencez l'hymne de la victoire,
Ô vous, nobles amans des Filles de mémoire ;
Oui, de tant de travaux voici le dernier jour :
Sur un nuage d'or mollement descendue
La Paix dans le lointain apparaît à ma vue,
Et l'univers calmé sourit à son retour.

D'un front pur et serein à sa suite s'avance
La sévère Thémis et l'aimable Clémence ;
Les arts consolateurs accourent sous ses lois :
Salut, fille des cieux, qui reparais plus belle !
Que viens-tu révéler au monde qui t'appelle ?
Elle parle : adorons son oracle et sa voix.

Je me rends à vos vœux, le bonheur va renaître.
Si vous fûtes vainqueurs soyez dignes de l'être,
Et n'empoisonnez pas des jours si glorieux :
Aimez-vous, oubliez vos erreurs mutuelles ;
Il est temps d'étouffer des haines trop cruelles,
Et la clémence seule égale l'homme aux dieux. »