Déclin de la poésie (Le)
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Paratexte
À M. le comte de Barruel-Beauvert
Décembre 1788
Texte
Ami dont le talent me sut toujours utile,
Qui cent fois réprimas les écarts de mon style,
Et qui mieux que Longin, par tes sages leçons,
M'enseignas à rimer de folâtres chansons,
Quels poètes rivaux des cygnes de l'Attique
Sont dignes maintenant d'exercer ta critique ?
Hélas ! Il est passé le siècle des beaux arts.
Louis qui fut longtemps l'émule des Césars ;
Du génie épuisa les pompeuses merveilles :
Nous lui devons Molière et l'aîné des Corneilles.
Autre temps, autre goût. Les enfants d'Apollon
S'élancent à l'envi sur les pas de Solon,
Et chaque citoyen, tranchant du politique,
S'érige en défenseur de la cause publique.
Ce ne sont que pamphlets sur le peuple et les rois.
La poésie expire. Apollon aux abois,
Ne voit autour de lui que Lycurgues imberbes,
Dans leur obscurité modestement superbes,
De l'utile réforme arborer l'étendard,
Se charger de leurs noms les presses de Moutard.
Linguet veut que, s'ouvrant une nouvelle route,
Le plus juste des rois nous fasse banqueroute.
M… vend sa plume à qui veut l'acheter :
Il est pour, il est contre ; en vain, pour la dompter,
R… fit jeûner sa fougueuse éloquence ;
Tous les quais sont semés d'écrits sur la finance.
Pour l'austère Mabli l'on a quitté Chaulieu,
Et jusques chez Laïs on cite Montesquieu.
Déjà, pour abolir les abus innombrables,
Les projets vont en foule assaillir les notables ;
Et tel réformateur pillé par ses valets,
Aux voleurs de l'État fait déjà le procès.
Quelle absurde manie ! Autrefois un poète
Réglait-il la dépense ainsi que la recette ?
La Fontaine, pour vivre, eût-il agioté ?
Et par l'appât du gain Corneille tourmenté,
Descendant tout à coup de la hauteur romaine,
Eût-il fait le métier d'un commis au domaine ?
Pour soulager nos maux n'est-il qu'un seul moyen ?
Ce n'est pas que je blâme un auteur citoyen,
Qui, pour la liberté, brûlant d'un noble zèle,
Abaisse des tyrans l'audace criminelle ;
Aux peuples asservis rappelle tous leurs droits ;
Les met tous à couvert sous l'égide des lois,
Et du commun bonheur rétablit l'édifice :
J'aime la liberté, j'adore la justice.
Target et Cerutti, dans de hardis essais,
Ont sagement plaidé pour le peuple français ;
Et Necker s'immolant au bonheur populaire,
De la France à mes yeux est l'ange tutélaire.
Je désire ardemment qu'un bel ordre du roi
Ne vienne plus le soir m'arrachant de chez moi,
Dans un vilain château noblement me conduire.
J'aime à penser tout haut, à librement écrire ;
Et puissé-je bientôt voir tomber les ciseaux
De la main des censeurs que l'on nomme royaux ?
Ces hardis changements nous couvriront de gloire ;
Mais faut-il, insultant les filles de mémoire,
Fermer toujours l'oreille à leurs accents divins ?
Faut-il les dédaigner, et briser dans leurs mains
L'équerre et le pinceau, le compas et la lyre ?
Faut-il que le poète abjurant son délire,
Ne chante plus enfin les belles ni l'amour ?
Temps heureux où régnaient Louis et Pompadour ;
Temps où, pour conquérir une fière maîtresse,
Des prélats, même en vers[1], exprimaient leur tendresse ;
Où Voltaire enchantait les cœurs et les esprits ;
Où l'on se demandait par quels nouveaux écrits
Il devait achever d'illustrer sa carrière ;
Temps où s'enrichissait la scène de Molière
Des chefs-d'œuvre divers des Collé, des Piron ;
Où l'on courait en foule admirer au Salon
Des gracieux Van Loo les peintures vivantes ;
Où l'on vit sous des mains actives et savantes,
L'arbre encyclopédique élever ses rameaux,
Et tel que le soleil, nous lancer par faisceaux,
D'un jour utile et doux les rayons salutaires,
Temps des illusions, des brillantes chimères,
Qui pourriez des beaux arts retarder le déclin !
C'en est donc fait, hélas ! Je vous rappelle en vain !
Vous ne reviendrez plus ! Philosophes, poètes,
Vous, qui de la raison fûtes les interprètes,
Et qui, chargeant son front d'atours ingénieux,
L'avez rendue aimable et belle à tous les yeux ;
Votre règne est passé : plus de chansons légères,
Plus de vers amoureux pour les jeunes bergères.
Bernard, Pezai, Dorat, de nos boudoirs chassés,
Par des calculateurs sont déjà remplacés ;
Et l'art d'aimer s'oublie ainsi que l'art d'écrire.
Que ne peut, mon exemple, arrêter ce délire !
Je pourrais, comme un autre, aux plus fiers potentats,
Adresser des leçons pour régler leurs États,
Et me faire siffler en sifflant leurs ministres.
Que me reviendrait-il de ces penchants sinistres ?
Platon perdit sa peine à conseiller Denis ;
Les monarques d'ailleurs, de certains beaux-esprits,
Un peu brutalement repoussent les censures ;
Le temps seul les corrige et non pas les brochures.
Et ne vaut-il pas mieux, tranquille passager,
Sur la nef de l'État doucement voyager,
Et laisser au pilote instruit par les naufrages,
Le soin de la conduire à travers les orages ?
- ^ Allusion aux poésies de M. le cardinal de B**