Mauvais riches (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1786

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Musique

Paratexte

Texte

Riches, vous me faites pitié :
Malheur à qui vous porte envie !
Sans amour et sans amitié,
On mène une si triste vie !
C'est la vôtre. Toujours la peur
Est suivante de la fortune ;
Le moindre bruit vous importune
Le vent vous paraît un voleur.
Vingt créanciers, à votre porte
Déposant contre votre honneur ;
Un parasite vous apporte
Un estomac au lieu de cœur.
L'ennui préside à votre table ;
De la décence il prend le nom.
La chère la plus délectable
Est-elle la plus saine ? Non.
Puis vos grands laquais, par derrière
À gauche, à droite, sous le nez,
De tous les convives gênés,
Tiennent la langue prisonnière.
Sorti de la salle à manger,
Tout ce beau monde, en secret, tremble.
Voici l'instant de s'égorger :
Chacun se choisit et s'assemble,
Dans un cornet, dés de rouler
Avec fracas, sans nulle trêve ;
Plus loin, cartes de circuler
Sous un monceau d'or qui s'élève.
Le jeu cesse. Quels entretiens !
La médisance ici les brode ;
Là, se divinisent des riens,
Quelque parure, quelque mode.
On n'oserait parler, tout haut,
De Voltaire, ni de Corneille ;
C'est Nicolet, c'est mons Janot
Qui vous flatte et qui vous réveille.
Vous nous citez, de vos châteaux
Les ameublements, des misères,
Vos chiens, vos gens et vos chevaux
Très rarement messieurs vos pères.
Serré, de force, contre un mur,
Par vos voitures bien roulantes,
Je vois souvent, piéton obscur,
Bâiller vos personnes brillantes.
Après avoir, dans maint quartier,
Troublé le peuple qui s'agite,
On passe chez le bijoutier,
Qui donne au diable la visite ;
Chez sa coquine on va souper
Et pour éviter les reproches,
Et pour se faire mieux duper ;
Un écrin superbe est en poche.
La catin a je ne sais quoi,
Se tourne, se plaint, est malade ;
On touche sa main… laissez-moi :
On devient encor plus maussade.
Outré, l'amant payeur s'enfuit ;
Le lendemain, nouvelle offrande :
Enfin, il arrache une nuit,
Telle qu'on l'a quand on marchande,
Sont-ce là ces baisers garants
D'une tendresse franche et vive
Que je reçois et que je rends ?
Du prix d'une bouche naïve,
Ô riches ! Savez-vous jouir ?
Le goût trop aiguisé s'émousse ;
C'est assez pour vous éblouir :
Vous ne sentez que par secousse.
Argent, maudit argent ! Hélas !
Tu procures tout, hors la joie.
Moi, je ne veux que les repas
Où je ris, où je me déploie ;
Où pour confidents et témoins
Je n'ai que des amis sincères,
Qui, sur le chapitre des soins,
Sont plus faciles que sévères.
Je joue ; il faut jouer un peu ;
Mais le jeu pour moi n'est qu'un jeu.
Mon spectacle, c'est la Nature
Mon idole, la liberté :
Elle m'ouvre sa source pure ;
J'y renouvelle ma santé ;
J'aime bien, et l'amour m'assure
La parfaite félicité.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1794, ou Choix des poésies fugitives de 1793, Paris, Delalain, an II, p. 7-10.