Journaux, les affiches, la flatterie (Les)
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Mots-clés
Musique
Paratexte
Texte
Philalète :
Sans mentir, la Décade est un livre charmant.
Cléon :
Ah ! Ah ! Vous en parlez comme un auteur content.
A-t-on, dans ce journal, d'une plume indulgente,
De votre in-octavo recommandé la vente,
Et, par hasard, en poche auriez-vous cet extrait ?
Allons, point de façons, mon cher, me voilà prêt.
Supprimez, avec moi, ces longs préliminaires,
Que je connais un peu, comme tous nos confrères ;
Et, d'un air composé, d'un ton modeste et doux,
Vous-même lisez-moi le bien qu'on dit de vous.
Philalète :
Non, je n'ai rien en poche ; et vous devez bien croire
Que, jamais…
Cléon :
Faites mieux : dites-le de mémoire.
Un journal porte un livre à la postérité :
L'auteur prône, à son tour, celui qui l'a vanté ;
C'est juste. Récitez tout ce qu'ont dit du vôtre
Quatre ou cinq complaisants, sur la foi l'un de l'autre ;
À vos demi-succès leurs efforts n'ont pas nui :
On a bien de la peine à percer aujourd'hui.
Il faut, puisque la gloire est votre unique envie,
Faire venir l'adresse au secours du génie.
Philalète :
Quand on aime la gloire, il faut la conquérir.
Qui surprend un éloge est forcé d'en rougir.
Loin de moi cette intrigue et tout petit manège !
On méprise le nain que son pareil protège ;
Mais l'homme libre et fier, dans ses travaux constants,
Compte sur ses efforts, la critique et le temps.
Cléon :
Fort bien : sincère ou non, j'aime cette morale,
Quoiqu'en vers ampoulés votre muse l'étale.
Quel auteur cependant n'éprouve un peu d'orgueil,
Lorsqu'en se promenant, il lit, du coin de l'œil,
Les placards affichés sous ce brillant portique,
Où, parmi les romans, les bals, la politique,
Son ouvrage annoncé figure avec honneur
À côté de ce Rob que nous vend Laffecteur ?
Vous froncez le sourcil.
Philalète :
Non, je vous abandonne
Ceux qu'atteint de ce trait votre gaîté bouffonne ;
Ces rimeurs qu'un placard annonce à l'univers,
Et qui, comme un décret, font proclamer leurs vers.
Qui se fait afficher n'a pu se faire lire.
Aux badauds attroupés un placard semble dire :
« Dépêchez-vous, Messieurs, et courez chez Meslant ;
Il n'en a pas pour tous. » Ou bien, d'un air dolent :
« Passant, prenez pitié du destin des poètes,
Et, de grâce, au libraire, allez payer mes dettes. »
Quelle honte de voir, à côté de nos lois,
À côté du récit des plus brillants exploits,
Le nom d'un perruquier ou d'un auteur frivole,
Plus vanté qu'un vainqueur de Fleurus ou d'Arcole !
Qui peut être flatté d'afficher aujourd'hui
Son honneur à côté de l'opprobre d'autrui ?
L'un se plaint au public d'un soufflet qu'il avoue :
Deux cuistres ignorés, se renvoyant la boue,
En salissent nos murs : l'empirique effronté
Couvre de son placard Molière révolté :
L'usure au triple front, affichant le scandale,
Ose outrager les lois, le pauvre, la morale ;
Et je m'attends à voir nos modernes Laïs,
Afficher quelque jour leur demeure et leur prix.
Cléon :
À quoi tend ce discours ? À quel propos de grâce ?
Ce tableau satirique est-il traduit d'Horace ?
Philalète :
Non ; car quel âge a vu, dans sa perversité,
Ce ridicule excès de sotte vanité ?
Cléon :
Mais d'où vous vient enfin cet accès d'humeur noire ?
Puisque vous écrivez, vous recherchez la gloire ;
D'autres, en y courant, se trompent de chemin :
Qu'importe ? Soyez juste ; et n'allez pas en vain,
Lorsque tout à votre aise on vous permet d'écrire,
Exiger que l'on n'ait des yeux que pour vous lire.
Que n'avez-vous paru depuis quelques vingt ans ?
On eût parlé de vous : c'était là le bon temps.
De l'abbé Fontenai la gazette timide,
Grâce à la pension, encore plus aride,
À peine, en huit grands jours, avait pour aliment
Le renvoi d'un ministre, un mot du parlement,
Ou le petit orgueil d'un noble de province,
Traîné, pour mille écus, par les chevaux du prince.
Mais, en revanche, alors, le Mercure et Fréron,
Même en vous critiquant, vous auraient fait un nom :
Le public, ennuyé d'une paix éternelle,
Aimait au moins à voir les auteurs en querelle :
Un petit bavardin, griffonné tous les jours,
Répandait les bons mots, les vers, les calembourgs :
Pour ne pas les savoir, il n'était point d'excuses,
Et nous lisions encor les Almanachs des Muses.
Mais quand la liberté, relevant ses drapeaux,
Va réveiller Brutus dans la nuit des tombeaux :
Quand le Tibre, gonflé du sang de nos Alcides,
L'Adige et l'Eridan, libres et plus rapides,
Jusqu'aux sables du Nil, entraînant à la fois
Les casques des héros et les sceptres des rois ;
Quand la France commande au monde, à la victoire,
Et par tant de malheurs achète tant de gloire ;
Parmi tous ces débris, ces trônes renversés,
Ces crimes, ces exploits, l'un par l'autre effacés,
Et tous ces noms fameux que la gloire répète,
Pensez-vous que pour vous elle ait une trompette ?
Faut-il, pour vous garder un coin du Moniteur,
Faire brusquer un siège ou taire un orateur ?
Non, non : quand, chaque jour, de ses presses rapides,
Le mensonge imprimé sort en feuilles humides,
Diversement ému, chacun, d'un œil ardent,
Cherche, sur ce papier, l'article qu'il attend.
L'orateur des cafés, dont l'esprit prophétique
Au Sarmate enchaîné rend son audace antique,
Retrouve tous ses plans dans les traités divers,
Et, la carte à la main, partage l'univers ;
Ou, de Paris, guidant nos soldats vers l'Euphrate,
Les nourrit de la manne, et débarque à Surate.
Sous le chaume rustique, un vieillard vertueux
De ses jeunes enfants fait suspendre les jeux,
Et, d'un double cristal aidant sa faible vue,
Lit les exploits d'un fils à son épouse émue.
Sur son comptoir avare, un usurier ingrat
Calcule, en souriant, les pertes de l'État ;
Et le triste rentier, que la faim décolore,
Demande si demain il doit durer encore.
Pensez-vous que, parmi tant d'intérêts divers,
Un seul de ces lecteurs cherche vos petits vers !
Quittez plutôt vous-même un espoir trop crédule :
Ou si rien ne guérit la fièvre qui vous brûle,
Si, malgré notre humeur, affrontant nos mépris,
Vous voulez nous forcer à lire vos écrits,
Sachez du moins, sachez, en politique habile,
Donner à votre muse un protecteur utile.
Il faut à votre gloire intéresser les grands.
Louez-les : à leur tour, ils loueront vos talents ;
Et quand l'austérité d'une vertu rigide
Leur ferait dédaigner un éloge sordide,
Vous verriez les flatteurs, toujours ingénieux,
Sans estimer vos vers, les citer devant eux,
Ou dans un coin, vantant les doux fruits de vos veilles,
En chatouiller de loin leurs superbes oreilles.
Philatèle :
Qui ! Moi ! Que je m'abaisse à ces lâches détours !
Que ma muse, si fière, apprenne l'art des cours !
Que j'aille, corrupteur des mœurs de ma patrie,
Relever les autels qu'ornait l'idolâtrie !
Non. Le vrai magistrat, chez les républicains,
Doit remettre un pouvoir qu'il reçut de leurs mains ;
Qu'il rentre parmi nous, et que sa conscience
Dans le bonheur public trouve sa récompense.
Secondons leurs efforts ; plaignons ces magistrats
D'être assiégés toujours de flatteurs et d'ingrats :
Excusons leurs erreurs ; comme nous ils sont hommes :
Respectons leur pouvoir ; mais sachons qui nous sommes.
Est-ce au fier nourrisson des neuf savantes sœurs
D'aller encourager et grossir les flatteurs ?
Si son vers immortel parvient au dernier âge,
Que la postérité confirme son suffrage.
Songez combien grands, qui se virent bénir,
Craindraient de comparaître aux yeux de l'avenir.
Chantons la liberté, les lois, des arts, la gloire ;
Des bienfaiteurs du monde illustrons la mémoire ;
Sous la pourpre et la bure adorons les vertus.
On peut louer un grand : mais quand il ne l'est plus.
Cléon :
Soit ; j'aime ce ton noble, et de votre méthode
Puissiez-vous seulement faire venir la mode !
Je vous comprends : je vois, sous ces beaux sentiments,
Que votre muse craint de risquer son encens ;
Et qu'un flatteur gagé peut un jour voir la sienne,
Avec le protecteur, s'embarquer pour Cayenne.
Vous êtes plus prudent : eh bien ! Ne louez pas :
Mais, puisque la franchise a pour vous tant d'appas,
Sachez mettre à profit cette vertu rigide.
Plus d'un chemin, dit Pope, à la gloire nous guide :
Je vous réponds au moins de la célébrité ;
Et c'est beaucoup déjà que de se voir cité.
Trop libre pour ramper, assez franc pour médire,
Menacez l'univers du fouet de la satire :
Sifflant les sots écrits et censurant les mœurs,
Faites rire le monde et pâlir les auteurs.
Philalète :
Que me conseillez-vous ?
Cléon :
D'aiguiser votre style.
Il faut se faire lire, et c'est le difficile.
Ce siècle philosophe aime assez peu les vers :
Pour réveiller son goût, frondez tous ses travers.
Philalète :
Ses travers ? À quoi bon ? Vain censeur de notre âge,
Je passerais pour fou, sans le rendre plus sage ;
Et j'aurais, en semant d'inutiles bons mots,
Contre l'horreur publique échangé mon repos.
Cléon :
Ah ! Que ne parliez-vous ? Il fallait me le dire,
Vous voulez vivre en paix ? Eh ! Cessez donc d'écrire.
Poètes, magistrats, artistes ou guerriers,
Jamais impunément n'ont conquis les lauriers :
Eh ! Quel temps, quel pays a donc vu, je vous prie,
Gloire, paix et bonheur, marcher de compagnie ?