Fragmens d'un poëme sur les victoires nationales

Auteur(s)

Année de composition

1798

Genre poétique

Description

Mots-clés

Paratexte

Voltaire, dans la tragédie de Tancrède, Gresset, dans une épître héroïque, ont employé avec succès les rimes libres. On a imité cette innovation qui peut atténuer la monotonie inhérente à la marche ordinaire des vers alexandrins.

Texte

Où sont-ils ces tyrans dont la stupide audace
Dans les songes d'un jour avait forgé nos fers ?
Ah ! L'Hercule français vient de marquer la place
Où l'orgueil châtié moissonne les revers.
[…]
Déjà, le glaive en main et l'injure à la bouche,
Marchaient l'affreux Sicambre et le Slave farouche,
Le Dalmate insolent, le superbe Hongrois
Qui jadis… mais alors il combattait les Rois,
Le Croate féroce, et le serf de l'Istrie,
Le stupide colon de la sombre Styrie,
L'habitant du Tyrol, un long tube à la main,
Qui frappe en se cachant, moins soldat qu'assassin :
Le Danube a vomi cette troupe hautaine ;
Ceux-là sont accourus des eaux du Borysthène.
Là du vieux Frédéric les fils dégénérés
Pressent en frémissant leurs rangs mal assurés ;
Ces colosses épais, ces géans de la terre,
Semblent d'un front serein défier le tonnerre ;
Ils s'avancent enflés de souvenirs fameux :
Du Sarmate un instant la valeur terrassée,
Cette gloire sinistre et ces exploits honteux,
Viennent d'un sombre orgueil enflammer leur pensée.
L'obscure politique au cœur double, aux cent bras,
De ses frêles tissus enlace trois ÉtatsLa coalition du Nord.
Près d'un autel sanglant où plane le parjure,
Trois rivaux réunis d'audace et d'imposture,
Ont fatigué le ciel de leurs affreux sermens :
La Discorde sourit et cache ses serpens.
Du tyran de Moscou la colère stérile
Suspend dans le lointain un tonnerre inutile,
Attend ses alliés au piège des revers,
Et sur eux du Sarmate étend déjà les fers.
Tandis que retenu dans les nœuds de l'Empire,
Le Prince de BerlinLe feu roi à sa honte conspire,
Et courant de la Prusse anéantir l'honneur,
S'empresse à démolir sa récente grandeur ;
Déchiré de ses mains, le monstre germanique
Lui-même a renversé sa balance anarchique,
Le grand corps est détruit, ses membres sont épars ;
Et l'Empire a croulé sous le pied des Césars.
Ce chef audacieux de cette ligue altière,
Arme de trente États la rage auxiliaire…
Cependant de guerriers l'Ourse épuise ses flancs,
Et le Nord en fureur vomit tous ses enfans :
Le Midi lui répond : des bandes effrénées
Franchissent l'Apennin, tombent des Pyrénées ;
Tout s'ébranle : l'Anglais, soulevant l'univers,
D'un trident usurpé frappe toutes les mers…
Seule, immense rocher, levant aux cieux sa tête,
La France a conjuré celte sombre tempête.
Telle, au sommet d'un temple, au front de nos palais,
D'un acier tutélaire une flèche dorée,
Tranquille, se prolonge en la nue azurée,
Et des airs en fureur va défier les traits,
Tandis que dans les champs de l'ardente atmosphère,
De trois foudres croisés a mugi la colère ;
On les voit dans les airs en dards étincelans
Tomber, se relever, et glisser sur les vents :
Ils volent vers l'aiguille, et leur masse brûlante
Assiège de l'acier la cime frémissante ;
D'une zone d'éclairs le fer environné
Que l'aigrette électrique en jets brillans couronne,
Serein, lève de feux un front illuminé ;
Le bruit menace au loin… Le vulgaire frissonne…
Mais le foudre vaincu qui se perd à ses piés
Plonge en un gouffre obscur ses traits humiliés,
L'orage évanoui se dissipe en fumée,
Et le ciel a repris sa paix accoutumée.
Muses, interrogez vos luths silencieux ;
Qu'un laurier solemnel couronne vos cheveux ;
Que le trépied s'anime aux cris de la victoire,
Et que le Pinde en fête assiste à notre gloire.
Dans vos fastes sacrés, souveraines du tems,
Marquez d'un vers d'airain ces grands évènemens.
Une divinité près de l'homme repose :
Des mondes infinis elle ment les ressorts,
Et la création, de son souffle est éclose ;
Elle remplit l'espace, anime tous les corps,
Se traîne dans l' insecte, et vit au sein de l'herbe,
À la voûte des cieux elle vacille et luit
En paisibles saphirs sur le front de la nuit,
Habite le soleil, conduit son char superbe,
Sous la pampre mûrit en liquide trésor,
Sur les guérets étend sa chevelure d'or,
Végète dans la plante, et de l'homme fragile
Fait mouvoir, fait sentir l'ambitieuse argile,
Se glisse par degrés dans sa jeune raison,
Des besoins créateurs lui donne la leçon,
Et guident pas à pas son âme électrisée,
Au flambeau de ses sens allume la pensée :
La Nature est son nom. Son pied foule les tems,
Les soleils sur son front brillent en diamans ;
L'océan de la vie en ses fécondes veines
S'enfle, s'étend, revient par des routes certaines :
Près d'elle, sur un trône, est la Nécessité
Qui d'un sceptre de fer pressant l'immensité,
Des mondes éternels aveugle souveraine,
Compose, brise, mêle et découle leur chaîne,
Qui sème en sou caprice- et la joie et les pleurs,
Les cimes, les vertus, les poisons et les fleurs.
Les siècles entassés devant elle, en silence,
Retombent l'un sur l'autre en un abîme immense :
Au-delà de ce gouffre, ils reprennent leurs cours,
Comme l'onde qui roule et plongeant sous la terre
La rouvre, et de nouveau jaillit à la lumière,
Tel, à pas de géant, le long torrent des jours
Brille, fuit, reparaît, au cercle se ramène,
Et du vieil univers recompose la scène.

C'est ainsi que le tems, des Grecs et des Romains,
Chez le Français plus grand rapporte les destins.
Tout Français est Brutus, tout soldat est Achille !
Naissez, Gracchus, Caton, Décius, Paul-Émile !
Mais que l'Érèbe affreux retienne dans ses flancs
Marias et Sylla, les triumvirs sanglans.
Ah ! Si le Tibre a vu de son urne avilie
Tomber un flot sans gloire aux pieds de ses tyrans,
Puisse, Vierge du joug, la Seine enorgueillie,
Ne se courber jamais sous l'un de ses enfans !

Mortel, faible mortel, adore la Nature,
Par la voix des bienfaits elle annonce sa loi.
Oui, les biens viennent d'elle, et les maux sont de toi.
Toi seul fis les tyrans :… Mais cette Vierge pure
Avait mis dans ton cœur l'auguste liberté,
L'amour conservateur, la sainte égalité.
Du frein de la morale armant ta conscience,
Elle pèse ta vie en sa juste balance ;
Elle crie : « Ô mon fils ! Sois bon, sois généreux,
Le bonheur appartient à l'homme vertueux.
Insecte fugitif, c'est en vain que tes ailes
Dardent d'un or changeant les vives étincelles,
Ne t'enorgueillis pas de cet éclat trompeur !
Tout change, tout s'écroule… On reste avec son cœur :
Le seul bien qu'on a fait entoure notre asile,
Il réjouit la tombe embellie et tranquille !
Homme, sois bienfesant ! C'est la seule grandeur.
Aime- toi dans autrui !… Cet (?) est ton frère ;
Par pitié pour toi-même, assiste sa misère ;
Vas du bonheur d'un autre obtenir ton bonheur.
Sors de tes préjugés, apprends à te connaître,
Remonte à la Nature et relève ton êtr. »

Mais quel autre démon, au bras ensanglanté,
Un voile sur les yeux, et dans les mains un glaive,
Jonche de longs débris ce globe épouvanté ?
Il grandit dans la crainte, et dans l'ombre il s'élève.

Sur le char de la Nuit, à pas silencieux,
Tel glisse un spectre vain, pâle, mystérieux,
Fils léger des étangs, et vapeur éphémère
Qui se joue aux rayons d'Hécate solitaire :
Il apparaît : soudain le voyageur troublé
Frissonne… À flots glacés, de son front a coulé
Une lente sueur… Tout son corps a tremblé ;
Il lève à peine, il baisse un œil louche et timide,
Il se trouble, il pâlit… Fantôme affreux, la Peur
De son sceptre de plomb le frappe… Il est stupide,
Il ne voit plus, vaincu de sa propre terreur.
Alors s'environnant lui-même de ses songes,
Il marche épouvanté de leurs affreux mensonges :
Le lointain vaporeux est un gouffre écumant,
Et ce chêne blanchâtre un monstre menaçant
Qui secoue en serpens sa chevelure énorme :
Cent bras sont attachés à ce colosse informe ;
Il dresse au sein des airs, immense, sourcilleux
Son ombre gigantesque, et monte dans les cieux
Avance, infortuné, vois ton erreur grossière :
C'est un arbuste frêle, une tige légère,
Que la coignée attend, que foulera ton pié,
Et l'objet de ta crainte en est un de pitié.

Ô peuples aveuglés telle est la Tyrannie ;
Vous faites et craignez à la fois son génie.
Vos bras voilà les siens : vos biens sont ses trésors ;
Elle s'arme de vous, et par vous prend un corps.
Que peut ce tyran seul, contre votre famille ?
Est-ce donc lui qui frappe, outrage, égorge, pille ?
Ce tigre a beau vouloir, il ne peut de deux mains
Mouvoir de tous côtés cent poignards assassins.
C'est vous, vous insensés, dont la lâche bassesse
A prêté votre force à sa vaine faiblesse !
De ses ordres sanglans, muets accoutumés,
Il a le vœu du crime, et vous le consommez.
Il parle : un seul de vous peut le réduire en poudre,
Et, tous, vous pâlissez sous votre propre foudre.

Voilà par quels moyens un féroce imposteur
Appesantit sur vous un sceptre héréditaire,
Ou lève, audacieux, une verge arbitraire :
Les dieux et les tyrans sont nés de la Terreur.
Ainsi le despotisme accabla la Nature,
C'est l'Arimane affreux qui d'une main impure,
Distribuant la mort, la guerre, les fléaux,
Sur ce globe sanglant entassa tous les maux.

Les tems sont arrivés : la balance d'Astrée
Verse un rayon plus doux à la terre épurée,
Siècles majestueux, commencez votre cours.
[…]