Suppression des cloîtres, ou la Superstition abolie (La)

Année de composition

1791

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Dieu veut que l'on travaille et que l'on s'évertue.
Voltaire

Texte

Quel spectacle nouveau vient frapper mes regards ?
Où fut un monastère est l'atelier des arts ;
L'hospice du travail, source de l'opulence,
Remplace le dortoir de l'oisive indolence.
De nos antiques pairs les descendants obscurs
Sous la haire autrefois ont vieilli dans ces murs ;
Là, leurs noms effacés des pages de l'Histoire,
Dans un oubli honteux ont abjuré la gloire.
Là, comme eux engraissés dans la crasse du froc,
Les fils de Triptolème abandonnant le soc,
Ont énervé des bras qu'une mâle industrie
Destinait à défendre ou nourrir la patrie.
Ces cloîtres, ces donjons qui, simples autrefois,
Insultèrent depuis aux demeures des rois,
Renversés aujourd'hui rampent dans la poussière ;
La main de la raison apportant la lumière,
A détrôné l'erreur, et vengé l'univers.
Vois parmi ces débris que la mousse a couverts,
Sur ce socle rompu d'une colonne antique,
La superstition, déité fantastique ;
Elle pleure à l'écart son temple démoli,
Et son encens éteint, et son culte aboli.
Le chapelet usé qui pend à sa ceinture,
Talisman révéré d'une sainte imposture,
S'échappe grain à grain, tandis que de sa main
À replis déroulés retombe un parchemin,
Dont le texte longtemps commenté dans l'école
Offre en traits effacés son absurde symbole.
Vois-tu ce reliquaire ? Utile à ses desseins,
Il enferma jadis les ossements des saints :
Aujourd'hui le lézard y fait son domicile,
Et sur la crosse d'or serpente le reptile.
La voûte de la nef, sous ses longs arcs déserts,
De l'orgue harmonieux n'entend plus les concerts.
À l'heure où la prière y prolongeait la veille,
Le hibou de ses cris épouvante l'oreille.

Non loin, sous se portique, habitait autrefois
Un pouvoir inconnu, plus sacré que les lois,
Refuge inviolable, où pâle encor du crime,
L'assassin tout couvert du sang de sa victime,
Bravait impunément les arrêts de Thémis,
Et le glaive inutile entre ses mains remis.
Enfin les droits sacrés de la raison humaine
Ont repris sur l'erreur leur antique domaine ;
Des tyrans de l'esprit le règne est aboli,
Et de la liberté l'empire est rétabli.

Vois comme sous ses lois tout renaît, tout respire.
Cérès à ses enfants recommence et sourire ;
Le soc est affranchi : le chaume des hameaux
N'est plus humilié sous l'orgueil des créneaux
Le peuple oublie enfin sa trop longue misère ;
Le riche est citoyen, et le pauvre est son frère ;
Le fils de l'artisan, né le soldat des lois,
Ne va plus végéter sous le froc de François,
Et marchant à l'envi sous l'enseigne guerrière,
Des superstitions foule aux pieds la bannière.
On ne voit plus la vierge, à l'âge du bonheur,
Victime de l'orgueil, ou dupe de l'erreur,
Renoncer dans un cloître aux douceurs de la vie,
Et telle qu'une fleur à sa tige ravie,
Qui sèche et se flétrit sur la tombe des morts,
Languir dans les ennuis, sécher dans les remords.
L'hymen a préparé sa pompe triomphale :
Pour elle, il embellit la robe nuptiale,
Et par l'anneau béni consacrant ses désirs,
Lui fait d'un saint devoir le plus doux des plaisirs.

L'orphelin ne voit plus son plus beau patrimoine
Doter d'un legs pieux l'oisiveté d'un moine,
Et d'un or fanatique enrichir les autels ;
Tribut aveugle et vain des crédules mortels,
De qui le zèle impie, en son erreur profonde,
Crut acheter le ciel avec les biens du monde.
Hélas ! Ils ignoraient, testateurs inhumains,
Qu'à la porte du cloître embelli par leurs mains,
Leurs héritiers un jour traîneraient leur misère,
Honteux de mendier un aliment précaire.

Tyran de la raison, esclavage sacré,
De quelque nom divin que tu sois honoré,
Tu fus toujours pour l'homme un malfaisant génie.
En vain dans l'or vermeil de ta coupe bénie,
Promettant aux humains un miel faux et trompeur,
Tu leur fis savourer le poison de l'erreur ;
De vingt siècles entiers l'aveugle obéissance
En vain de ton empire a fondé la puissance :
Ton breuvage apprêté n'en est pas moins amer,
Et ton sceptre en tout temps fut un sceptre de fer.

Ô sainte indépendance ! Idole du vrai sage,
Le premier droit de l'homme, et son plus beau partage,
Tes biens toujours chéris, ou toujours regrettés,
Jamais d'un prix trop cher seront-ils achetés ?
Du bonheur social source pure et publique,
De toi dérive encor le bonheur domestique.
Dans la coupe où le pauvre est abreuvé de fiel,
Ta bienfaisante main mélange un peu de miel ;
Tu donnes la saveur au banquet de la vie ;
Aux lieux où tu n'es pas, il n'est point de patrie.
Là, le peuple avili ne sent pas ses revers,
Et gaiement malheureux, danse aux bruits de ses fers.
L'homme libre, avec toi rassemble en son enceinte
La paix au front serein, la vérité sans crainte
Le travail qui fait trêve aux chagrins ennemis,
Et le repos du cœur, le plus sûr des amis.
La grandeur n'est sans toi qu'une superbe entrave ;
Le riche est indigent et le maître est esclave.

Tu formas dans ton sein ces grands législateurs
Qui, de tous les abus hardis réformateurs,
Ont de la servitude aboli le régime.
De l'État par un fil suspendu sur l'abîme,
La ruine publique entraînait le chaos,
Et les ciseaux en main, comme une autre Atropos,
La discorde courait autour du précipice.
Seuls, de l'État penchant relevant l'édifice,
Leurs mains l'ont affermi sur la base des lois ;
L'humanité par eux a retrouvé ses droits.
Eh ! Que ne peut l'ardeur d'un vrai patriotisme ?
Au saint amour du bien, aux élans du civisme,
Au courage, aux talents joints à la fermeté,
Quel abus, quel obstacle a jamais résisté ?
Tu dictas ces décrets, charte d'un peuple libre ;
Du sceptre et de la loi tu maintiens l'équilibre,
Équilibre d'où naît, par des rapports bien doux,
Sous le pouvoir d'un seul, la liberté de tous.

Liberté ! Tes beaux jours qui commencent d'éclore,
Pour nous dans leur midi ne brillent point encore :
De sanglantes vapeurs, des nuages obscurs,
Ont souillé quelque temps tes rayons les plus purs.
Rends le ciel plus serein ; que les troubles s'apaisent,
Et que des factions les vents fougueux se taisent ;
Compagne des vertus, des arts, et de la paix,
Fais-nous des maux passés goûter le doux succès
Oh ! Sois notre Minerve, et saisis ton égide
De la guerre civile, au regard homicide,
Présente aux factieux l'image et les horreurs,
Et comme la Gorgone enchaîne leurs fureurs.
Écarte loin de toi le poison mercenaire,
Le poignard assassin, la torche incendiaire.

Peuple ! De tes tyrans, c'est peu d'être vainqueur ;
Si tu fus opprimé, ne sois pas oppresseur.
Ah ! Redoute l'excès de la liberté même ;
D'un État qui renaît le Phénix est l'emblème :
Il ne va point chercher, pour rajeunir ses ans,
Le feu d'un incendie ou celui des volcans ;
Consumé d'un feu pur en une paix profonde
Il sort régénéré de sa cendre féconde.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1793, ou Choix des poésies fugitives de 1792, Paris, Delalain, 1793, p. 37-42.