Printemps d'un proscrit (Le)

Auteur(s)

Année de composition

1803

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Chant I [retour]

Qu'un autre des héros célèbre les exploits,
Qu'il chante la puissance et les bienfaits des rois ;
Ami de leur pouvoir bien plus que de leur gloire,
Qu'il encense à la fois Plutus et la victoire ;
Je redoute la pompe et l'éclat des grandeurs.
Élevé dans l'exil et nourri dans les pleurs,
Tandis que la discorde ensanglante la terre,
Je redis mes chagrins à l'écho solitaire.
Je te revois enfin, aimable et doux printemps,
Je chante tes bienfaits, inspire mes accents,
Pare-moi de tes fleurs nouvellement écloses.
Prête à mes doux pensers la fraîcheur de tes roses,
Et qu'à ta voix, la paix, l'espoir consolateur,
Ainsi que dans les champs renaissent dans mon cœur.
Déjà les nuits d'hiver, moins tristes et moins sombres,
Par degré de la terre ont éloigné leurs ombres ;
Et l'astre des saisons, marchant d'un pas égal,
Rend au jour moins tardif son éclat matinal.
Avril a réveillé l'aurore paresseuse ;
Et les enfants du nord, dans leur fuite orageuse,
Sur la cime des monts ont porté les frimats.
Le beau soleil de mai, levé sur nos climats,
Féconde les sillons, rajeunit les bocages,
Et de l'hiver oisif affranchit ces rivages ;
La sève emprisonnée en ses étroits canaux,
S'élève, se déploie et s'allonge en rameaux ;
La colline a repris sa robe de verdure ;
J'y cherche le ruisseau dont j'entends le murmure ;
Dans ces buissons épais, sous ces arbres touffus,
J'écoute les oiseaux, mais je ne les vois plus.
Des pâles peupliers la famille nombreuse,
Le saule ami de l'onde, et la ronce épineuse,
Croissent aux bords du fleuve en longs groupes rangés.
Dans leur feuillage épais, les zéphyrs engagés,
Soulèvent les rameaux ; et leur troupe captive,
D'un doux frémissement fait retentir la rive.
Le serpolet fleurit sur les monts odorants,
Le jardin voit blanchir le lys, roi du printemps.
L'or brillant du genêt couvre l'humble bruyère,
Le pavôt dans les champs lève sa tête altière ;
L'épi cher à Cérès, sur sa tige élancé,
Cache l'or des moissons dans son sein hérissé ;
Et l'aimable espérance, à la terre rendue,
Sur un trône de fleurs, du ciel est descendue.
Dans un humble tissu, long-temps emprisonné,
Insecte parvenu, de lui-même étonné,
L'agile papillon, de son aile brillante,
Courtise chaque fleur, caresse chaque plante ;
De jardin en jardin, de verger en verger,
L'abeille en bourdonnant poursuit son vol léger.
Zéphir, pour animer la fleur qui vient d'éclore,
Va dérober au ciel les larmes de l'aurore ;
Il vole vers la rose, et dépose en son sein
La fraîcheur de la nuit, les parfums du matin.
Le soleil élevant sa tête radieuse,
Jette un regard d'amour sur la terre amoureuse ;
Et du fond des bosquets un hymne universel
S'élève dans les airs, et monte jusqu'au ciel.
L'amour donne la vie à ces beaux paysages ;
Pour construire leurs nids, les hôtes des bocages
Vont chercher dans les prés, dans les cours des hameaux,
Les débris des gazons, la laine des troupeaux.
L'un a placé son nid sous la verte fougère ;
D'autres au tronc mousseux, à la branche légère,
Ont confié l'espoir d'un mutuel amour ;
Les passereaux ardens, dès le lever du jour,
Font retentir les toits de la grange bruyante ;
Le pinçon remplit l'air de sa voix éclatante ;
La colombe attendrit les échos des forêts ;
Le merle des taillis cherche l'ombrage épais ;
Le timide bouvreuil, la sensible fauvette,
Sous la blanche aubépine ont choisi leur retraite ;
Et les chênes des bois offrent à l'aigle altier,
De leurs rameaux touffus l'asile hospitalier.
Heureux qui, retiré sous un abri champêtre,
Loin du choc des partis qu'il ne veut point connoître,
Errant dans ces bosquets, caché sous leurs berceaux,
Ne perd jamais l'aspect de ces rians tableaux !
Tandis que loin de lui la discorde en furie,
Change à son gré la terre à la crainte asservie,
Il voit toujours ses champs, au retour des saisons,
Riches des mêmes fleurs et des mêmes moissons.
Le peuple qui l'entoure, étranger à la guerre,
Ne connoît que le fer qui féconde la terre ;
Courbé sur ses sillons, il bénit les destins,
Et travaille en silence au bonheur des humains.
Ainsi dans les vallons, la féconde rosée,
Sans bruit descend du ciel sur la terre embrasée,
Et, sans être aperçue, y fait naître les fleurs.
Fidèle à ses foyers, il conserve ses mœurs.
Il n'entendit jamais ces profanes maximes,
Ces préceptes nouveaux, pères de nouveaux crimes ;
Il n'a jamais connu ce théâtre orageux,
Où des partis bruyans le choc tumultueux,
Où la licence, espoir des règnes despotiques,
Donne l'affreux signal des tempêtes publiques.
Il n'a point vu Paris et ses honteux travers.
Ô coupable cité ! Toi qui forgeas nos fers,
Des rois, des nations, des dieux mêmes chérie,
Hélas ! Tu fus long-temps l'orgueil de la patrie ;
L'olivier de la paix, le laurier des beaux arts,
Croissoient auprès des lys dans tes heureux remparts.
Cet empire à-la-fois assis sur les deux mondes
T'apportoit les tributs de la terre et des ondes ;
Tu reçus dans ton sein un monarque adoré ;
Réponds-moi : qu'as-tu fait de ce dépôt sacré ?
Ton fleuve voit par-tout sur ses rives tremblantes,
Du trône et des autels les ruines sanglantes ;
Tes remparts sont souillés des plus noirs des forfaits ;
La misère et le deuil assiègent tes palais.
Victime comme nous d'un horrible système,
Tu causas tous nos maux, tu les souffres toi-même.
Le luxe, les beaux arts, source de ta splendeur,
Ont fui ton peuple en proie à l'aveugle terreur ;
L'ignorance a flétri les lauriers du génie ;
Le commerce exilé cherche une autre patrie ;
L'état n'a plus ses loix, ni le peuple ses mœurs ;
Les plus doux sentimens sont éteints dans les cœurs ;
Les grâces, les vertus ont perdu leur empire,
La beauté sa candeur, et l'amour son sourire ;
La jeunesse est flétrie au sortir du berceau.
Vainement la vieillesse, aux portes du tombeau,
Montre ses cheveux blancs ; et l'échafaud impie
Dévore le printemps et l'hiver de la vie.
Quand tout a succombé, vous qui craignez la mort,
Hâtez-vous : de vos cœurs bannissez le remord ;
Partagez des tyrans la lâche ignominie ;
A la honte de vivre immolez la patrie ;
Allez : dans leurs tombeaux outragez vos ayeux ;
Dénoncez vos parens, insultez à vos dieux :
Tout lien est rompu, s'il n'est illégitime ;
Les dieux sont un vain songe, et leur culte est un crime.
Au milieu des partis qui s'égorgent entr'eux,
Les empires, jouets d'un destin malheureux,
S'ébranlent, entraînés sur le torrent des âges ;
Et le monde, couvert de leurs vastes naufrages,
Échappe au joug des rois follement divisés,
Sur les débris fumans de vingt sceptres brisés.
Le sage, ami des champs, contemple du rivage,
Ces immenses débris dispersés par l'orage ;
Et, toujours calme, au sein des peuples agités,
Jouit en paix des biens que Delille a chantés.
Pour lui, le doux printemps revient toujours le même,
Il est toujours aimé de ses voisins qu'il aime ;
Tous ses plaisirs d'hier seront ceux d'aujourd'hui ;
L'univers est changé, rien n'est changé pour lui.
La crainte n'a jamais troublé sa solitude ;
Victime de la haine et de l'ingratitude,
Il brave les méchans, il se rit des ingrats.
La nature et les dieux ne l'abandonnent pas :
Non, la foudre jamais n'a fait pâlir le sage :
Quand l'âme est sans remord, le ciel est sans nuage.
Il est persécuté ; mais l'aspect des bourreaux
Peut troubler ses foyers sans troubler son repos.
Tel un chêne, entouré des éclats du tonnerre,
Citoyen du désert, fils aîné de la terre,
Croît en paix sur les bords des torrens orageux.
Ah ! Dans ces jours de deuil, si quelques malheureux
Vont chercher un abri sous son toit solitaire,
Il leur ouvre à-la-fois son cœur et sa chaumière.
Les bois qu'il a plantés, sous leurs rameaux discrets,
Dérobent aux méchans les heureux qu'il a faits ;
Le pâle fugitif y cache ses alarmes,
Et, loin des factions, loin du fracas des armes,
Pleure en paix sur les maux de l'état ébranlé.
D'un monde corrompu, Dieu lui-même exilé,
Sans temples, sans autels, près des mortels qu'il aime,
A caché dans les champs sa majesté suprême ;
Son nom n'est invoqué qu'à l'ombre des forêts,
Et l'écho du désert chante seul ses bienfaits.
Quelquefois le hameau, que rassemble un saint zèle,
Au dieu dont il chérit la bonté paternelle,
Vient, au milieu des nuits, offrir au lieu d'encens,
Les vœux de l'innocence et les fleurs du printemps.
L'écho redit aux bois leur timide prière.
Hélas ! Qu'est devenu l'antique presbytère,
Cette croix, ce clocher élancé vers les cieux,
Ces monumens sacrés, si chers à nos ayeux ?
Le fidèle pasteur, chassé du sanctuaire,
A fui loin du hameau dont il étoit le père.
Sur la vertu l'enfer a versé tous ses maux,
Et Fénélon lui-même a trouvé des bourreaux.
Ce pasteur bienfaisant, aux fêtes solemnelles,
Vient visiter encor ces retraites fidèles ;
Il paroît, et le ciel à sa voix s'est ouvert.
Les plus grands souvenirs ont peuplé ce désert,
Et l'apôtre d'un dieu devient un dieu lui-même.
Sans se montrer armé du terrible anathème,
Il rend l'espoir au juste et la crainte au méchant ;
La victime pardonne, et le pauvre est content.
Sous un toit écarté, mystérieux asile,
Sur le tronc d'un vieux chêne, orné de l'évangile,
Il reçoit les sermens des époux du hameau ;
Au vieillard expirant il ouvre un ciel nouveau.
Le vieillard qui sourit à cette image auguste,
Présente aux coups du sort le front calme du juste ;
Et sans regrets il voit le trépas s'avancer,
Comme la fin d'un jour qui va recommencer.
Mais déjà l'homme saint, entraîné par son zèle,
Obéit à la voix de son dieu qui l'appelle ;
Il va chercher ailleurs des cœurs à soulager,
Des dangers à courir, des maux à partager.
Il erre au sein des bois : ô nuit silencieuse,
Prête ton ombre amie à sa course pieuse !
S'il doit souffrir encore, ô dieu ! Sois son appui ;
C'est la voix du hameau qui t'implore pou lui.
Et vous, faux sectateurs de la philosophie,
Épargnez ses vertus, et respectez sa vie ;
Aux cachots échappé, vingt fois chargé de fers,
Il prêche le pardon des maux qu'il a soufferts ;
Et chez l'infortuné qui se plaît à l'entendre,
Il va sécher les pleurs que vous faites répandre :
Aux chagrins du présent il ferme l'avenir,
Il nous apprend à vivre, et nous aide à mourir.
J'ai connu les hameaux, et ma voix ignorée
N'y prêcha point d'un dieu la parole sacrée ;
Sans consoler les champs, sans leur porter la paix,
De l'hospitalité j'y connus les bienfaits.
Sous ce toit ignoré qu'a respecté la guerre,
Proscrit par les tyrans, sans appui sur la terre,
Quand sur moi la fortune épuisoit ses rigueurs,
J'ai trouvé des amis, un asile et des pleurs.
Jeté dans ces vallons, loin d'un monde barbare,
J'ai trouvé l'Élysée en fuyant le tartare.
Puissé-je parmi vous, heureux hôtes des champs,
Voir s'écouler mes jours comme ceux du printemps,
Et fixé pour jamais sur ces rives lointaines,
Goûter tous vos plaisirs, sentir toutes vos peines !
Tel un arbre apporté des climats étrangers,
S'élève auprès de l'arbre, enfant de nos vergers,
Et de son nouvel hôte embrassant le feuillage,
Porte avec lui des fleurs, brave avec lui l'orage.
Ô reines des cités ! Dans ces vallons rians
Je renonce avec joie à vos cirques bruyans.
L'ignorance barbare et la révolte impie
Ont voilé d'un long deuil les autels de Thalie ;
Melpomène étalant ses tragiques douleurs,
Ne trouve plus, hélas ! Le chemin de nos cœurs.
Quel français au milieu des publiques misères
Pourroit pleurer encor des maux imaginaires ?
Dans le vide des jours, dans la longueur des nuits,
Vous seuls, je vous regrette, ô mes livres chéris !
Bossuet, Fénélon, dont le divin génie
Quelquefois m'a distrait des maux de la patrie ?
Ô vous ! Dont j'admirois les talens, les vertus,
A vos doctes leçons je n'assisterai plus ;
Je ne t'entendrai plus, ingénieux Delille,
Tour-à-tour l'interprète et l'égal de Virgile ;
Fontanes, dont la voix consola les tombeaux ;
St-Lambert qui chantas les vertus des hameaux ;
Morellet, dont la plume éloquente et hardie
Plaida pour le malheur devant la tyrannie ;
Suard qui réunis, émule d'Adisson,
Le savoir à l'esprit, la grâce à la raison ;
Laharpe, qui du goût expliquas les oracles ;
Sicard, dont les leçons sont presque des miracles ;
Jussieu, Laplace, et toi, vertueux Daubenton,
Qui m'appris des secrets inconnus à Buffon ;
Je ne vous verrai plus. Plein d'un tendre délire,
J'oserai quelquefois vous chanter sur ma lyre.
Toi sur-tout, tu seras le sujet de mes chants,
Sensible Bernadin, dont les tableaux touchans
Montrent par-tout d'un dieu la bonté paternelle.
Plein de ton souvenir, à tes leçons fidèles,
Oubliant les palais et les jardins des rois,
J'offrirai mon encens à la flore des bois.
Je bénirai le dieu qui créa la nature,
Qui couronna ces monts de leur riche verdure,
Qui préside aux saisons et commande aux autans ;
A sa voix, quand l'hiver a ravagé nos champs,
Le plus foible des vents dissipe les orages ;
Le souffle du zéphire anime les bocages ;
L'or de la primevère a percé les gazons,
Et les arbres en fleurs blanchissent les vallons.
J'oserai quelquefois, errant sur ces rivages,
Au bord de ces ravins, dans ces forêts sauvages,
Percer la nuit profonde où, sous un voile épais,
La nature jalouse a caché ses secrets.
Je verrai sur ces monts la cascade orageuse
Tombant avec fracas sur la roche écumeuse,
Et ses flots divisés et poussés par les vents,
Remontant en vapeur aux sources des torrens.
Je parcourrai des monts les cimes menaçantes,
Et ces volcans éteints et leurs laves errantes.
J'irai sur ces rochers, noircis par les frimats,
Interroger la foudre éclatant sous mes pas.
Entouré des éclairs qui sillonnent la nue,
Je chercherai des vents l'origine inconnue.
Je verrai sans effroi le choc des élémens ;
Et, tandis qu'aux cités les partis triomphans,
Brisant les monumens élevés à la gloire,
De vingt siècles fameux effacent la mémoire,
Tranquillement assis sur ces rochers déserts,
Leurs sommets surchargés des dépouilles des mers,
Leurs noirs granits, mêlés de couches végétales,
De l'antique univers m'ouvriront les annales.
Quelquefois arrêté dans le fond d'un vallon,
Abaissant mes regards jusqu'à l'humble buisson,
Des insectes divers les peuplades nombreuses,
M'offriront le tableau des cités orageuses ;
Là, sur un vil gazon l'insecte a sa fierté,
Ce peuple a son orgueil, ces rois leur majesté :
On y connoît la joie, on y verse des larmes,
La paix a ses bienfaits, la guerre a ses alarmes ;
Il est là des tyrans, des ministres cruels,
Et des Solons d'un jour qu'on proclame immortels.
Tandis que des partis l'ambition superbe,
Usurpe un grain de sable, et dispute un brin d'herbe,
Le voyageur distrait renverse sous ses pas,
Vingt empires fameux qu'il ne soupçonnoit pas.
Ainsi, du dieu puissant la volonté suprême,
Brise l'orgueil des rois et leur vain diadème.
Il parle, et les états à sa voix sont rentrés
Dans la nuit du néant dont il les a tirés.
À l'heure où l'horison lentement se colore
Des rayons du soleil qu'on ne voit point encore,
Quand le coq matinal éveille les hameaux,
Sur les rives du fleuve, au penchant des côteaux,
Dans ces bois, par degrés reprenant leur verdure,
À son brillant réveil je verrai la Nature.
Le printemps te salue, ô dieu ! qui chaque jour
Ordonnes au soleil de hâter son retour.
L'univers est rempli de ta flamme invisible,
La terre est animée, et la plante est sensible.
L'hymen, par ses liens, par ses charmes secrets,
Unit les fleurs des champs, les chênes des forêts.
Tout fermente, tout vit : ces arbres que la fable
Environna long-temps de son prestige aimable,
Semblent se souvenir qu'au siècle fabuleux
Ils furent des époux, des amans malheureux :
Thisbé dans les bosquets cherche toujours Pyrame,
Adonis pour Vénus a conservé sa flamme ;
Clytie au dieu du jour adresse encor des vœux ;
Et, tandis que des vents le souffle impétueux
Va porter aux ormeaux des régions lointaines
Les germes qu'il reçut des ormeaux de nos plaines,
Le volage Zéphir, doux messager des fleurs,
Emporte de l'amour les gages créateurs,
Et sème dans les champs leur poussière odorante,
Des filles du printemps postérité brillante.
La pervenche fleurie aux légers papillons
A confié l'espoir de ses doux rejetons ;
Le narcisse éveillé par l'aube matinale
Livre au courant des eaux sa race virginale ;
La légère vapeur qui borde le ruisseau
Dans ses humides flancs porte un monde nouveau ;
Et les plantes, les fleurs, sur la terre arrosée,
Semblent pleuvoir du ciel dans des flots de rosée.
Sur l'aiguille mobile, interprète du temps,
Les hôtes des cités mesurent leurs instans ;
L'airain qui retentit autour de leurs demeures,
Vient seul les avertir de la fuite des heures ;
Sur les eaux, dans les bois, à la voûte des cieux,
Le temps trace aux hameaux son cours silencieux,
Tous ses pas sont marqués sur le sol des prairies ;
Et dans les champs voisins les fleurs épanouies,
Aux rayons du matin, à la chaleur du jour
Fermant leur sein humide et l'ouvrant tour-à-tour,
Ont mesuré la marche et l'emploi des journées,
Et compté du printemps les heures fortunées.
O beaux jours du printemps ! ô vallons enchantés !
Quel chef-d'œuvre des arts surpasse vos beautés !
Quel talent, quel génie, a, dans ses nobles veilles,
Des simples fleurs des champs égalé les merveilles !
Quel chant peut s'égaler au doux chant des oiseaux,
Au bruit harmonieux et des bois et des eaux !
Quel fidèle pinceau pourra m'offrir l'image
De l'astre du printemps levé sur ce bocage,
Et de ses feux naissans éclairant les côteaux !
Ces tableaux du matin ont consolé mes maux ;
À l'aspect de ces feux dont la plaine étincelle,
La nature renaît, je renais avec elle ;
Le calme des vallons a passé dans mon cœur ;
Je me crois transporté dans un monde meilleur ;
Je me crois plus heureux, ô fortune trompeuse !
Je ne regrette point ta faveur dangereuse ;
Hors les biens toujours vrais que donne l'amitié :
Hélas ! J'ai tout perdu, mais j'ai tout oublié.
Heureux si célébrant ces vallons, ces prairies,
Et de leur doux aspect charmant mes rêveries,
Mes vers chers au malheur, et du temps respectés,
Valoient un seul des biens que ma muse a chantés !

Chant II [retour]

Ô spectacles des champs, si chers à ma pensée !
Dans les cœurs vertueux votre image est tracée ;
Mais chez un peuple en proie aux fureurs des méchans,
Tous les cœurs sont fermés à vos tableaux touchans.
Ainsi l'azur des cieux et les fleurs du rivage,
Au cristal d'une eau pure, impriment leur image ;
Mais l'émail du printemps, le tendre azur des cieux,
Ne sont point réfléchis sur les flots orageux.
D'un vain philosophisme invoquant l'imposture,
Hélas ! J'ai cru long-temps connoître la nature :
Le savoir orgueilleux cherche à l'approfondir ;
Mais il suffit d'avoir un cœur pour la sentir.
Le sage dans les champs vit toujours avec elle ;
Et, fidèle à ses lois, à son culte fidèle,
Voit toutes ses beautés, et sent tous ses bienfaits.
La nature modeste et simple en ses attraits,
Ressemble à la bergère, à la vierge craintive
Qui dévoile son cœur et sa grâce naïve
Au berger qui la suit dans les bois, dans les champs,
Qui sut long-temps lui plaire et sut l'aimer long-temps.
Ah ! Dans les champs, au sein de l'amitié chérie,
Si quelque noir chagrin venoit troubler ma vie,
Sans me plaindre du sort, je l'offrirois aux dieux.
Eh ! Quel mortel, hélas ! Ne fut point malheureux ?
Combien de fois d'avril les perfides gelées
Ont plongé dans le deuil ces précoces vallées ?
Combien de fois le choc des élémens rivaux
Troubla du haut des monts ce beau ciel des hameaux ?
La foudre, la tempête et la grêle bruyante
Ont souvent ravagé cette plaine riante.
Sous un ciel enflammé, souvent ces clairs ruisseaux
Suspendirent leurs cours ; les fleurs, les arbrisseaux
Attendoient vainement le tribut de leurs ondes ;
Et le flambeau du jour, sur leurs rives fécondes,
Détruisant ses bienfaits, dévora les moissons,
Et les germes éclos de ses propres rayons.
L'écho qui répétoit les doux chants des bergères
A répété les sons des trompettes guerrières ;
Ces bois ont retenti du signal des combats ;
Le bronze sous ce chaume a vomi le trépas ;
Et des lacs d'alentour, la nymphe épouvantée,
A vu dans ses roseaux son urne ensanglantée.
Ce fort, de nos ayeux asile protecteur,
S'écroula sous les coups d'un farouche vainqueur.
L'hirondelle revint, et sur ce mont stérile
Elle chercha la tour qui lui servoit d'asile ;
Ses hôtes n'étoient plus, et le sensible oiseau
Voltigeoit sous ces ifs autour de leur tombeau.
Ces créneaux menaçans, cette enceinte guerrière,
Des oiseaux de la nuit sont le triste repaire ;
La mousse des déserts couvre leurs vieux débris ;
Et le sage pensif sur la colline assis,
De la guerre et des ans déplore les outrages.
Mais le temps qui par-tout promène ses ravages,
Dans son cours éternel ramenant les saisons,
Fait renaître les fleurs et l'espoir des moissons.
Bientôt la paix sourit autour de la chaumière ;
Et Phébus dans les flots de sa vive lumière,
Sur les monts, dans les champs par lui fertilisés,
Verse l'oubli des maux que la guerre a causés.
En vain Mars a long-temps fait gronder son tonnerre ;
Deux printemps ont suffi pour consoler la terre.
Ainsi, de l'univers l'ordre toujours constant,
Des débris du chaos sans cesse renaissant,
Montre par-tout des dieux la sagesse suprême ;
C'est un cercle infini qui roule sur lui-même ;
Et de l'éternité rapprochant les instans,
Il entraîne avec lui les êtres et les temps.
La mort sème par-tout les germes de la vie ;
La fleur tombe, et renaît sur la terre embellie ;
Et l'enfant réveillé, dans un monde nouveau
Sur la tombe des morts voit placer son berceau.
Sous ces débris couverts d'une mousse légère,
Sous cet antique ormeau, dont l'abri solitaire
Répand sur l'horison un deuil religieux,
Reposent du hameau les rustiques ayeux.
Bravant les vains mépris de la foule insensée,
Jamais l'ambition ne troubla leur pensée.
Peut-être en ce cercueil d'humbles fleurs entouré,
Dort un fils d'Apollon, d'Apollon ignoré ;
Un héros dont le bras eût fixé la victoire,
Qui n'a point su combattre, et qui mourut sans gloire ;
Un César, un Scylla, du hameau dédaigné,
Qui respecta les lois, et qui n'a point régné.
Ainsi, la fleur qui naît sur les monts solitaires,
Ne montre qu'au désert ses couleurs passagères ;
Et l'or, roi des métaux, cache en des souterrains
Son éclat trop funeste au repos des humains.
On ne les vit jamais profaner leur génie
En flattant les tyrans, fléau de la patrie ;
Leur amour n'étoit dû qu'au mortel vertueux ;
Leur respect au malheur, et leur encens aux dieux.
La terre si long-temps à leurs efforts docile,
Les reçut dans son sein qu'ils ont rendu fertile.
Ce ciel qui les vit naître et qui les vit mourir,
Leur sourit dans la tombe ; et l'amoureux Zéphir
Qui portoit dans leurs sens sa fraîcheur éthérée,
Fait pencher doucement sur leur urne sacrée
Les rameaux des cyprès et la tige des fleurs.
Heureux qui dédaigna la gloire et les grandeurs !
Ainsi que la vertu, la gloire a ses victimes.
Le temple des honneurs est entouré d'abîmes ;
Et la postérité qu'appellent tous nos vœux,
Ne retient que les noms d'illustres malheureux.
Qui n'a pas plaint l'auteur d'émile et de Julie,
Ce Rousseau malheureux par son propre génie ?
Suivant d'un faux esprit l'instinct capricieux,
Triste ennemi des arts, et célèbre par eux,
Fuyant, cherchant l'éclat qu'il redoute et qu'il aime,
Vain jouet des humains, du sort et de lui-même ;
De la publique envie, objet infortuné,
Il n'a pas un asile, et meurt abandonné.
A peine chez les morts il venoit de descendre,
Qu'à son île chérie on arrache sa cendre ;
Son froid cercueil souillé d'un odieux encens,
Reçoit du panthéon les honneurs flétrissans ;
Et sur l'échafaud même, invoquant sa mémoire,
Les bourreaux l'ont forcé de rougir de sa gloire.
Infortuné ! La gloire éternise ses maux,
Et la tombe immobile est pour lui sans repos.
Plus heureux ces mortels ignorés du vulgaire,
Qui, sans être apperçus, ont passé sur la terre.
Leurs paisibles cercueils, respectés des méchans,
N'éprouveront au moins que l'outrage des ans.
Aux murs de saint-Denis, dans cette église antique,
Qui montre au loin ses tours et son clocher gothique,
Vingt rois dormoient en paix dans le même cercueil.
La gloire, en ce séjour de splendeur et de deuil,
Sourioit sur le marbre à leurs ombres royales,
Et des règnes passés retraçoit les annales.
Hélas ! Que reste-t-il de tous ces monumens
Consacrés par les arts, et respectés des ans ?
Turenne, Duguesclin, vos ombres désolées
Désertent en pleurant ces pompeux mausolées ;
Et vos rois exhumés par la main des bourreaux,
Sont descendus deux fois dans la nuit des tombeaux.
Nous avons tous connu dans l'éclat de sa gloire,
Ce roi dont nos neveux béniront la mémoire ;
Son ombre erre plaintive autour de ces palais,
Témoins de sa splendeur, témoins de ses bienfaits.
Et, quand le crime heureux obtient l'apothéose,
Je cherche en vain la tombe où la vertu repose.
Sa poussière ignorée est le jouet des vents ;
Un peuple aveugle insulte à ses mânes errans ;
Et, quand janvier ouvrant les portes de l'année,
Ramène de sa mort la fatale journée,
Ses bourreaux vont offrir à leurs dieux inhumains
Ce sang pur et sacré qui souille encor leurs mains.
Détourne, ô dieu ! Les maux que ce jour nous apprête :
Le supplice a son culte, et le meurtre a sa fête !
Mais le ciel n'entend point nos vains gémissemens ;
Le fer des oppresseurs menace tous les rangs ;
Le meurtre accroît encor leurs fureurs meurtrières ;
Les palais dans leur chûte entraînent les chaumières ;
Du monarque et du peuple on creuse le tombeau ;
Et la fondre a frappé jusqu'au foible roseau.
O dieux ! Qui plus que moi vécut dans les alarmes ?
Qui fut plus malheureux ? Dans l'exil, dans les larmes,
J'ai vu fuir ces instans, hélas ! Qui sont si courts,
Où le cœur n'est ouvert qu'au charme des amours.
A peine citoyen, j'ai perdu ma patrie,
Et j'ai connu la mort sans connoître la vie.
Proscrit, chargé de fers comme un vil criminel,
Au trépas condamné par un sénat cruel,
En vain d'un dieu vengeur j'implorois la justice ;
Je voyois lentement s'avancer mon supplice,
Sans trouver un mortel sensible et généreux,
Qui partageât mes maux et me fermât les yeux.
Du fond de ma prison par mes pleurs arrosée,
Mon ame s'élevoit au céleste élysée.
A tout ce que j'aimai, j'adressai mes adieux :
O rivages de l'Ain, vallons délicieux,
O bois ! Dont mon enfance avoit cherché l'ombrage,
Vous mêliez à mon deuil votre riante image ;
Et mes derniers regards, en dépit des tyrans,
Se détournoient vers vous et cherchoient le printemps,
Mais, ô bonté du ciel ! L'amitié magnanime
Au fer inexorable arrache sa victime.
Je fuis ; et du Jura les antres ignorés
M'offrent contre la mort leurs asiles sacrés.
Errant sur ces rochers, noir séjour des orages,
Je retrouvai la paix dans leurs grottes sauvages,
La paix que ma patrie, hélas ! Ne connoît plus.
Sur ces vastes sommets, l'un sur l'autre étendus,
L'homme, au niveau des cieux, élève son génie ;
Et comme l'horison sent son ame agrandie,
Placé plus près du ciel, je devenois meilleur ;
L'espoir de la vengeance expiroit dans mon cœur ;
Et, portant mes pensers vers ces cités bruyantes,
Vers ces cités de sang et de débris fumantes,
Des vainqueurs, des vaincus je plaignois les fureurs ;
Et ce n'est pas sur moi que je versois des pleurs.
Quelquefois aux rayons de l'aube matinale,
Quand du char du soleil la pompe triomphale
Doroit d'un feu naissant les rochers d'alentour,
Je disois : " O soleil ! Astre éclatant du jour,
Roi des mondes semés dans ta vaste carrière,
Aux combats inhumains tu prêtes ta lumière !
Hélas ! Et la vertu que le crime poursuit,
Demande son salut aux ombres de la nuit.
De tes feux les plus purs la montagne étincelle ;
Les cieux brillent en paix de ta splendeur nouvelle ;
Les bois harmonieux t'annoncent aux vallons,
Et le désert sourit à tes premiers rayons.
Pourquoi donc, ô soleil ! Ta clarté renaissante
Porte-t-elle aux cités le trouble et l'épouvante ?
Ton absence avoit mis une trève à leurs maux ;
Mais l'aurore déjà rappelle les bourreaux ;
Et, ramenant encor les terreurs de la veille,
Le jour vient réveiller le crime qui sommeille.
J'entends par-tout le bruit des tambours menaçans ;
Je vois se relever les échafauds sanglans.
La tendre épouse, hélas ! Qui gémit d'être mère,
Arrose de ses pleurs sa couche solitaire ;
Et ses fils, son époux, qu'elle demande en vain,
De ce jour qui nous luit, ne verront pas la fin. »
La guerre et tous ses maux, présens à ma pensée,
Sembloient peser alors sur mon ame oppressée ;
Et l'aride rocher se mouilloit de mes pleurs.
Mais le soleil, des monts franchissant les hauteurs,
Dans le ciel du printemps dissipant les orages,
M'offroit un dieu caché dans l'azur des nuages.
D'un noir chagrin mon cœur languissoit accablé ;
Je regardois le ciel, et j'étois consolé.
Aujourd'hui l'amitié vient essuyer mes larmes ;
L'amitié ! Que ce nom dans l'exil a de charmes !
Il est si doux d'aimer ; mais on aime bien mieux,
Alors qu'on est proscrit, et qu'on est malheureux !
Tels ces germes d'avril que féconde la pluie,
L'amitié dans les pleurs croît et se fortifie.
Nos cœurs unis, bravant un injuste pouvoir,
N'ont qu'un même sujet et de crainte et d'espoir ;
Nous mettons en commun nos loisirs, nos études,
Nos plaisirs, nos chagrins, et nos inquiétudes.
O mes tendres amis ! Grâce à nos doux liens,
Je souffre tous vos maux, vous souffrez tous les miens.
Amitié, doux appui de l'homme en sa misère,
La coupe des douleurs est par toi moins amère ;
Les maux les plus cruels, par tes soins soulagés,
Se changent en plaisirs, lorsqu'ils sont partagés.
J'en jure par nos cœurs et par tes douces chaînes ;
Ce dieu qui t'envoya pour consoler nos peines,
Appaisant les partis, l'un par l'autre irrités,
Rendra la paix au juste et le calme aux cités.
Au fond des noirs cachots il portera la vie ;
Aux français fugitifs il rendra leur patrie ;
Son pouvoir brisera le sceptre des méchans :
Et moi, loin des cités, dans le repos des champs,
J'attendrai dans le deuil le jour de sa justice,
Comme une jeune fleur, dont l'humide calice
Du soleil qui s'éloigne espérant le retour,
Se referme, et languit dans l'attente du jour.
Dieu ! Tu le sais, malgré la fortune cruelle,
Au parti malheureux mon cœur resta fidèle.
Du pouvoir, des grandeurs, l'espoir ambitieux
N'a jamais profané mon courage et mes vœux ;
Et je n'aspire point au temple de mémoire.
Ah ! Puissé-je ignorer les honneurs et la gloire,
Et cultiver en paix les arts et l'amitié,
D'un monde que j'oublie, heureux d'être oublié !
O toi qui m'as reçu, simple et douce retraite,
Tu n'obtiendras jamais l'encens d'un grand poëte !
Ton jardin est modeste, et son enclos heureux
N'inspire point l'orgueil d'un vers présomptueux.
Toujours sourd à la voix des brillantes nayades,
L'écho n'y redit point le vain bruit des cascades.
On n'y voit point ces rocs, ouvrage du ciseau,
Ni ces vieux monumens, faits dans un goût nouveau ;
Ni ces ponts traversant un fleuve, où l'œil à peine
Découvre un filet d'eau qui se perd dans la plaine.
D'un temple on n'y voit point les orgueilleux débris,
Ni ces pompeux ormeaux, en voûtes arrondis,
Ni ces plants étrangers, ces arbres sans patrie,
Que l'Europe, à grands frais, a conquis sur l'Asie.
Plus riche, et moins brillant, j'y vois l'abricotier
De ces fruits jaunissans couvrir l'humble espalier ;
La framboise pourprée, et la rouge groseille,
La pêche aux frais duvet, à la robe vermeille,
La prune diaprée, y brillent tour-à-tour
Des couleurs de l'aurore et de l'azur du jour.
A l'ombre du cacis, chargé d'un fruit d'ébène,
La fraise laisse voir sa rougeur incertaine ;
Plus loin, le cerisier montre aux yeux éblouis
Ses fruits mûrs suspendus en groupes de rubis.
Tandis que près de là, parmi l'herbe touffue,
Le fertile arbre-nain se dérobe à la vue,
Semblable à ce mortel bienfaisant et discret,
Qui ne se laisse voir que par le bien qu'il fait,
Modeste favori de Pomone et de Flore,
On voit déjà ses fruits, quand on le cherche encore.
Là, s'élève au milieu de sa nombreuse cour,
La reine des vergers, l'honneur de ce séjour ;
La calville pendant au flexible branchage,
Mêle un pourpre douteux au vert de son feuillage.
Ici, l'api vermeil et ses nombreuses sœurs
De leurs groupes naissans étalent les couleurs.
Plus loin, l'arbre où mûrit la poire succulente,
S'inclinant sous le poids de sa branche pendante,
Semble inviter la main et fixer les regards.
Tout autour, j'apperçois sur vingt couches épars,
La pâle chicorée et la verte laitue ;
La citrouille au flanc large, à la feuille étendue ;
L'artichaut qui dans l'air lève un front couronné,
Et le choux plus modeste, au Pinde dédaigné ;
Le melon qui mûrit sous son abri de verre,
Et la patate, espoir du peuple en sa misère ;
L'oseille au vert foncé, le cardon épineux,
Et l'oignon que le Nil mit au rang de ses dieux.
Objet toujours nouveau d'une utile culture,
Ce sol, sans luxe vain, mais non pas sans parure,
Au doux trésor des fruits mêle l'éclat des fleurs.
Là croît l'œillet, si fier de ses mille couleurs ;
Là naissent au hasard le muguet, la jonquille,
Et des roses de mai la brillante famille ;
Le riche bouton d'or, et l'odorant jasmin ;
Le lys tout éclatant des feux purs du matin ;
Le tournesol, géant de l'empire de Flore,
Et le tendre souci qu'un or pâle colore.
Souci simple et modeste, à la cour de Cypris,
En vain sur toi la rose obtient toujours le prix ;
Ta fleur moins célébrée a pour moi plus de charmes.
L'aurore te forma de ses plus douces larmes ;
Dédaignant des cités les jardins fastueux,
Tu te plais dans les champs ; ami des malheureux,
Tu portes dans les cœurs la douce rêverie ;
Ton éclat plaît toujours à la mélancolie ;
Et le sage indien, pleurant sur un cercueil,
De tes fraîches couleurs peint ses habits de deuil.
Dans les bois d'alentour, sous leurs vastes ombrages,
Je n'ai point vu des dieux les pompeuses images :
L'ingénieux ciseau, sur le marbre ou l'airain,
N'y grava point les traits d'un Faune ou d'un Sylvain ;
Flore, Pomone, et toi, trop volage Zéphire,
Vous êtes sans autels, au sein de votre empire !
Mais l'hôte fortuné de ces aimables lieux,
A des trésors plus vrais, des dieux moins fabuleux.
Là, j'ai trouvé d'éden la paisible innocence ;
Les mœurs et les vertus du monde en son enfance ;
Le repos, la gaîté, l'heureux oubli des maux,
Et l'aimable santé, fille des doux travaux.
Là, satisfait des biens que donne la nature,
Sous un tranquille abri, près d'une source pure,
Dédaignant les cités et leur luxe imposteur,
Les champs et l'amitié suffiront à mon cœur.
Dans les plaines du ciel, l'aigle vit de carnage ;
Il plane sur la foudre ; et l'abeille, plus sage,
Sur l'émail d'une fleur, sur l'aîle des zéphirs,
Trouve à-la-fois son miel, sa gloire et ses plaisirs.
Nature, ame du monde, en tous lieux répandue,
Providence des champs, aux cités méconnue,
Veille sur mon asile, accepte mon encens,
Et préside à mes goûts ainsi qu'à mes accens.
Tu créas l'amitié, tu lui prêtas tes charmes ;
Pour nous rendre meilleurs, tu nous donnas les larmes ;
Dès mes plus jeunes ans, si j'ai suivi ta loi,
Conserve-moi long-temps un cœur digne de toi ;
Montre-moi ta splendeur, et découvre à ma vue,
Tes mystères cachés et ta grâce inconnue :
Mais si mon cœur renonce à chérir tes bienfaits,
Rends-moi mon ignorance, et garde tes secrets.
Que je plains le savant qui ne voit dans la rose
Que les sucs végétaux dont la fleur se compose !
Pour lui, Flore a perdu ses parfums, ses couleurs,
Et l'aurore jamais n'a répandu de pleurs.
Dans l'immense horison que son regard embrasse,
Un compas à la main, il ne voit que l'espace ;
Dans ce ciel étoilé, dans ces globes de feu,
Son cœur froid et distrait n'apperçoit point un dieu.
Vain savant, il n'a lu dans son erreur profonde
Qu'un feuillet détaché du grand livre du monde !
L'homme n'a que des sens ; l'âme n'existe pas,
S'il ne peut l'asservir à son triste compas.
Les talens, les beaux-arts, qui charment notre vie,
L'aimable illusion, la tendre rêverie,
Les doux rapports des cœurs, sont pour lui sans attraits ;
Il ne les a point vus au fond de ses creusets.
Il n'a jamais connu, dans son indifférence,
Les pleurs de l'amitié, ceux de la bienfaisance ;
Trop malheureux, hélas ! Dans sa stupide erreur,
Le néant qu'il invoque est déjà dans son cœur.
Quand le printemps revient, et lorsqu'à sa présence
Tout renaît à la joie et s'ouvre à l'espérance,
Il reste indifférent ; tout semble mort pour lui.
Il dit dans son orgueil : j'ai tout approfondi.
Ainsi l'oiseau des nuits de ses regards funèbres,
S'applaudit de percer les voiles des ténèbres.
Mais lorsque les oiseaux, dans les bois d'alentour
De l'astre du matin célèbrent le retour,
Lui, caché tristement dans sa retraite obscure
Ne voit point le soleil, et maudit la nature.

Chant III [retour]

Au milieu du printemps, le fougueux aquilon,
Sur les monts sourcilleux qui bordent l'horison,
Conservoit son empire ; et, du haut des montagnes,
Le nébuleux hiver menaçoit les campagnes.
Mais l'auster bienfaisant a vaincu les frimats,
Et l'hiver en grondant fuit dans d'autres climats.
Des chênes du Pila la verdure naissante
A déjà remplacé la neige éblouissante ;
L'écho long-temps muet de ces rochers déserts,
Du printemps à son tour répète les concerts ;
Et, tandis que les monts sur leur cime embellie
Étalent les couleurs de Flore rajeunie,
Le soleil en vainqueur règne seul dans les cieux ;
Il ne laisse à la nuit qu'un empire douteux ;
Et son char, escorté par les heures brûlantes,
A franchi des Gémeaux les voûtes éclatantes.
L'épi sur les sillons mollement agité,
Jaunit, et prend l'éclat des beaux jours de l'été.
Au signal de Palès, la faux retentissante
Enlève aux prés fleuris leur parure riante ;
L'essaim vif et joyeux des enfans des hameaux,
Sur les pas des faucheurs traîne de longs râteaux ;
Et la grange reçoit sous sa voûte pressée
Des vallons odorans la dépouille entassée.
La verdure pâlit sur le front des ormeaux ;
Les nymphes des étangs brûlent dans leurs roseaux ;
Dans les champs embrasés la bergère rêveuse,
Sent accroître l'ardeur de sa flamme amoureuse :
Elle cherche l'ombrage et la fraîcheur des bois ;
Tandis que les brebis, errantes sous ses lois,
Paissent près du ruisseau dont l'eau les désaltère.
Un silence profond règne au loin sur la terre :
Le zéphir, dont le souffle est l'âme du printemps,
A cessé d'animer ces saules languissans ;
Et l'oiseau qui naquit avec les fleurs nouvelles,
N'ose plus essayer ni sa voix ni ses ailes :
Il craint l'astre brûlant, qui sous l'humble rameau
D'un doux éclat naguère éclairoit son berceau.
Sur ces monts, dont l'aspect est si cher à l'aurore,
Des rayons de l'été le raisin se colore ;
Et sous ses pampres verts il emprunte au soleil
Ce feu vivifiant, et cet éclat vermeil
Qui doit dans les banquets éveiller la folie,
Lorsque son jus divin, doux charme de la vie,
Portera dans les cœurs, à la ronde versé,
L'espoir de l'avenir et l'oubli du passé.
Heureux qui, du printemps admirant la verdure,
Aux jours de l'espérance a connu la nature,
Et la revoit encore dans sa fécondité !
Tout concourt à sa joie, à sa félicité ;
Chacune des saisons qui composent l'année,
Offre un nouveau spectacle à sa vue étonnée ;
Pour lui, de quelque point que souffle le zéphir,
Il apporte un bienfait, il fait naître un plaisir.
Il contemple au printemps l'éclat des fleurs naissantes ;
Il suit dans leurs progrès les moissons jaunissantes ;
Il cueille en paix les fruits dont il a vu les fleurs ;
Et, quand l'affreux hiver déchaîne ses fureurs,
Son cœur jouit encor, sous son toît solitaire,
Des beaux jours qu'il regrette et de ceux qu'il espère.
Tel est le sort qu'en vain je demandois aux dieux :
Les dieux, dans leur colère, ont repoussé mes vœux.
J'aurai quitté ces champs, quand la fertile automne
Viendra les enrichir des trésors de Pomone ;
Quand Bacchus de ses dons, mûris sur les côteaux,
Du joyeux vigneron paîra les longs travaux,
Il ne me verra point, entonnant ses louanges,
Accompagner le char des bruyantes vendanges,
Et mêler mes accens aux chansons des hameaux.
Le temps qui semble, hélas ! Se fixer sur nos maux,
Emportant dans son cours nos plaisirs, nos années,
Fuit, et presse le vol des heures fortunées.
Les beaux jours du printemps ont passé comme un jour ;
Et ces beaux jours pour moi sont perdus sans retour.
Adieu, vallons charmans ! La fortune cruelle,
Loin de ces bords chéris, aux cités me rappelle.
Ce sénat, qui long-temps régna par ses forfaits,
Vient me persécuter jusque par ses bienfaits.
Oui, barbares, je hais jusqu'à votre justice :
Votre loi qui m'absout commence mon supplice.
Dans les champs, loin de vous, je vivois consolé ;
Mais en me rappelant, vous m'avez exilé.
Ce n'est plus pour mes yeux que les fleurs vont éclore ;
Je n'assisterai plus au lever de l'aurore ;
Et l'astre des beaux jours, à la ville étranger,
Ne jettera sur moi qu'un regard passager.
De ces vallons rians l'image retracée
Demeurera long-temps dans ma triste pensée ;
Et mon cœur, las du bruit, ami du doux repos,
Reviendra quelquefois errer sur ces côteaux.
Ainsi, lorsqu'un mortel a vu les rives sombres,
S'échappant, nous dit-on, du noir séjour des ombres,
Ses mânes attristés, dans le calme des nuits,
Vont soupirer encor aux lieux qu'il a chéris.
Dans quelques mois, hélas ! L'implacable Borée
Fera tomber la fleur pâle et décolorée ;
Et des beaux jours d'été le déclin pluvieux
Viendra d'un crêpe noir voiler l'éclat des cieux.
L'hiver ramènera la triste rêverie ;
Et la feuille arrachée à sa tige flétrie,
Dans les bois, sur les monts, portée au gré des vents,
M'offrira le tableau de mes destins errans.
Ô fleuve ! Dont ma muse a célébré les rives,
Redis alors mes chants, dans tes grottes plaintives ;
Étends sur les vallons ton humide vapeur,
E que les champs en deuil parlent de ma douleur.
Un antique château dominoit la colline ;
Je ne vois plus, hélas ! Qu'une immense ruine ;
Ces jardins dévastés, et ces toits démolis,
La bruyère croissant sur ces remparts détruits,
La splendeur des hameaux en débris dispersée,
Viennent d'un nouveau deuil affliger ma pensée :
Hélas ! Des factions le bras ensanglanté
S'est étendu par-tout et n'a rien respecté.
Un mortel dont Bellone admira le courage
Couloit en paix ses jours sur cet heureux rivage,
Habitant le château qu'habitoient ses ayeux,
Comme eux fuyant les rois, et les servant comme eux ;
Descendu sans orgueil du char de la victoire,
Dans le calme des champs il oublioit sa gloire.
Il régnoit par l'amour sur ses nombreux vassaux ;
Sa présence souvent anima leurs travaux ;
Il veilloit sur leurs mœurs et partageoit leurs peines.
Lorsqu'un fléau cruel vint désoler ces plaines ;
Quand l'hiver tout-à-coup, revenu sur ses pas,
Couvrit les bleds naissans de ses mortels frimats,
Noirs enfans de l'été ; quand la grêle et l'orage
Sur ces bords désolés portèrent leur ravage,
Contre un fermier, en proie au fléau destructeur,
Il n'exerça jamais une avare rigueur ;
Du peuple agriculteur il plaignoit la misère ;
Il alloit consoler le pauvre en sa chaumière,
Et toujours sa bonté réparoit par ses dons
L'injustice du sort et les torts des saisons.
Mais bientôt des partis la fureur meurtrière
Aux plus noirs attentats vient ouvrir la carrière.
Dans ces jours malheureux, sa bonté, sa vertu,
Des complots des méchans ne l'ont point défendu.
O douleurs ! Ô momens d'horreur et d'épouvante !
Il a vu la discorde, en sa marche sanglante,
Invoquant des tourmens et des crimes nouveaux,
Secouer sur ces bords ses horribles flambeaux.
Le fer des assassins a menacé sa vie ;
Et, dans l'embrasement d'un coupable incendie,
Il a vu s'écrouler ces tours, ces chapiteaux,
Et ces toits si connus du pauvre des hameaux !
Il erre maintenant sur de lointains rivages.
Les peuples et les rois l'ont accablé d'outrages ;
Et d'exil en exil, par le sort poursuivi,
L'Europe à ses malheurs offre à peine un abri.
Français malgré le sort, aux lieux qui l'ont vu naître
Il reporte ses vœux ; en ce moment, peut-être,
L'infortuné, bravant la fureur des tyrans,
Dans les bois d'alentour traîne ses pas errans ;
Il parcourt ces hameaux, il revoit ces chaumières,
Où son nom fut béni dans des jours plus prospères ;
Il revoit sous les lois d'un nouveau possesseur,
Ces beaux lieux autrefois témoins de son bonheur ;
Et chez l'infortuné dont il étoit le père,
Il mendie en tremblant le pain de la misère.
Malheureux ! à l'espoir ne ferme pas ton cœur ;
Que la vertu du moins console ton malheur ;
A la voix de l'honneur reste toujours fidèle ;
N'accuse point sur-tout la justice éternelle :
Tes vertus, tes bienfaits sont écrits dans les cieux,
Et ta cause est liée à la cause des dieux.
Les hôtes de ces champs ont essuyé mes larmes ;
Va, cours à leur bonté confier tes alarmes ;
Et pour être accueilli de ces cœurs généreux,
Parle au nom du malheur toujours sacré pour eux.
Mais, tandis qu'à regret je quitte ces demeures,
Entraînant dans son cours le char léger des heures,
L'astre brûlant du jour s'incline vers les monts ;
Et zéphir endormi dans le creux des vallons,
S'éveille ; et, parcourant la campagne embrasée,
Verse sur le gazon la féconde rosée ;
Un vent frais fait rider la surface des eaux,
Et courbe, en se jouant, la tête des roseaux.
Déjà l'ombre s'étend : ô frais et doux bocages !
Laissez-moi m'arrêter sous vos jeunes ombrages,
Et que j'entende encor, pour la dernière fois,
Le bruit de la cascade et les doux chants des bois.
De la cime des monts tout prêt à disparoître,
Le jour sourit encor aux fleurs qu'il a fait naître ;
Le fleuve poursuivant son cours majestueux,
Réfléchit par degré sur ses flots écumeux,
Le vert sombre et foncé des forêts du rivage.
Un reste de clarté perce encor le feuillage,
Sur ces toits élevés, d'un ciel tranquille et pur,
L'ardoise fait au loin étinceler l'azur ;
Et la vître embrasée, à la vue éblouie,
Offre à travers ces bois l'aspect d'un incendie.
J'entends dans ces bosquets le chantre du printemps ;
L'éclat touchant du soir semble animer ses chants ;
Ses accens sont plus doux, et sa voix est plus tendre.
Et, tandis que les bois se plaisent à l'entendre,
Au buisson épineux, au tronc des vieux ormeaux,
La muette arachnée suspend ses longs réseaux ;
L'insecte, que les vents ont jeté sur la rive,
Poursuit, en bourdonnant, sa course fugitive :
Il va de feuille en feuille ; et, pressé de jouir,
Aux derniers feux du jour vient briller et mourir.
La caille, comme moi, sur ces bords étrangère,
Fait retentir les champs de sa voix printanière.
Sorti de son terrier, le lapin imprudent
Vient tomber sous les coups du chasseur qui l'attend ;
Et, par l'ombre du soir, la perdrix rassurée
Redemande aux échos sa compagne égarée.
Quand la fraîcheur des nuits descend sur les côteaux,
Le peuple des cités court oublier ses maux
Dans ces brillans jardins, sous ces vastes portiques,
Qu'embellissent des arts les prestiges magiques.
Là, cent flambeaux, vainqueurs des ombres de la nuit,
Renouvellent aux yeux l'éclat du jour qui fuit ;
Là, le salpêtre éclate, et la flamme élancée,
En sillons rayonnans dans les airs dispersée,
Remplit tout l'horison, s'élève jusqu'aux cieux,
Tonne, brille, et retombe en globes lumineux.
Tantôt elle s'élève en riches colonnades ;
Tantôt elle jaillit en brillantes cascades ;
Et tantôt c'est un fleuve, un torrent orageux,
Qui roule avec fracas son cristal sulphureux.
Mais à ce luxe vain, ô combien je préfère
Cette pompe du soir dont brille l'hémisphère ;
Ces nuages légers, l'un sur l'autre entassés,
Et sur l'aile des vents mollement balancés !
L'imagination leur prête mille formes ;
Tantôt c'est un géant, qui de ses bras énormes
Couvre le vaste Olympe ; et tantôt c'est un dieu
Qui traverse l'éther sur un trône de feu.
Là, ce sont des forêts, dans le ciel suspendues,
Des palais rayonnans sous des voûtes de nues ;
Plus loin, mille guerriers se heurtant dans les airs,
De leurs glaives d'azur font jaillir les éclairs.
Que j'aime de Morven le barde solitaire !
Quand le brouillard du soir descend sur la bruyère,
Assis sur la colline où dorment ses ayeux,
Il chante des héros les mânes belliqueux.
Dans l'humide vapeur sur ces bois étendue,
L'ombre du vieux Fingal vient s'offrir à sa vue ;
Le vent du soir gémit sous ces saules pleureurs ;
C'est la voix d'Ithona qui demande des pleurs.
Ces antiques forêts, leurs mobiles ombrages,
L'aspect changeant des lacs, des monts et des nuages,
Rappellent à son cœur tout ce qu'il a chéri.
Oh ! Qui pourra jamais voir, sans être attendri,
L'éclat demi-voilé de l'horison plus sombre,
Ce mélange confus du soleil et de l'ombre,
Ces combats indécis de la nuit et du jour,
Ces feux mourans épars sur les monts d'alentour,
Ce brillant occident où le soleil étale
Sa chevelure d'or et sa robe d'opale,
Ce ciel qui par degré se peint d'un gris obscur,
Et le jour qui s'éteint sous un voile d'azur !
Mais déjà la lumière à la terre est ravie,
Image du bonheur, des plaisirs de la vie,
Dont on sent mieux le prix, quand on les a perdus.
Dans les bois agités, les oiseaux éperdus,
Tremblent que le soleil, désertant ces rivages,
N'ait pour jamais quitté leurs paisibles bocages,
Et de leurs chants plaintifs font gémir les forêts.
L'oiseau des nuits sorti de ses antres muets,
Vient par ses cris aigus saluer les ténèbres.
Le ver luisant semblable à ces lampes funèbres
Dont la pâle clarté luit au sein des tombeaux,
Fait briller dans la nuit la mousse des côteaux.
Des vapeurs de l'été la lueur phosphorique,
Me rappelle des morts l'ombre mélancolique ;
Et le front des sapins, balancé par les vents,
Semble peupler les airs de fantômes errans.
O toi ! Dont la clarté si chère au paysage,
Adoucit de la nuit le front triste et sauvage,
Qui, parmi les cyprès dont se couvrent les cieux,
Brilles comme l'espoir au cœur des malheureux,
Si quelque fugitif s'égaroit dans la plaine,
Viens prêter ta lumière à sa marche incertaine !
Au détour du vallon, au sein de la forêt,
Fais briller un rayon de ton flambeau discret !
O lune ! Viens charmer mes tristes rêveries,
Viens consoler ces champs, ces bois et ces prairies !
Le soleil reviendra demain les visiter ;
Et moi, c'est pour jamais que je vais les quitter.
Recevez mes adieux, vous, dont la main amie
Sema de quelques fleurs les chagrins de ma vie :
Que vos cœurs soient heureux des heureux qu'ils ont faits,
Et que le dieu des champs vous rende vos bienfaits ;
Qu'il vous laisse ignorer sous votre toit tranquille
Le chagrin qu'on éprouve à quitter votre asile ;
Ah ! Jouissez long-temps, dans cet heureux séjour,
Du ciel qui vous sourit dans ses regards d'amour.
Que l'automne, étalant son éclat, ses richesses,
Du printemps envers vous acquitte les promesses ;
Que Flore, dans vos champs, conservant ses couleurs,
Pour les jours des frimats vous garde quelques fleurs ;
Et que l'été sur-tout écarte ses orages
Des trésors dont Cérès a couvert vos rivages.
Sous vos bosquets riants, sous leurs ombrages frais,
Retenez l'amitié, l'innocence et la paix ;
Loin de l'œil des méchans, des clameurs du vulgaire,
Aimez, vivez heureux ; et que le sort prospère
De vos plus doux penchans resserrant les liens,
Ajoute à vos plaisirs ce qu'il retranche aux miens.
Dans un monde, où l'intrigue, en triomphe portée,
Au nom de la terreur, sur le trône est montée,
Mon cœur emportera vos vertueux penchans :
L'image de la paix qui console vos champs,
Me suivra sur ces bords ravagés par la guerre,
Heureux d'avoir trouvé l'amitié sur la terre !
Je ne reverrai plus ces tranquilles berceaux,
Ces ormes, vieux témoins des danses des hameaux.
Là, le front couronné de roses printanières,
Ma muse étoit sans art ainsi que vos bergères ;
En chantant vos vertus, je chantois mon bonheur,
Et mes vers sans effort s'échappoient de mon cœur.
Adieu, concerts touchans, adieu, tendre délire,
De mes tremblantes mains je sens tomber ma lyre.
Le cœur encore ému des charmes du printemps,
Comment pourrai-je, hélas ! Retracer dans mes chants
Le fracas des cités, le choc bruyant des armes,
La nature outragée et la patrie en larmes ?
Des partis menaçans qui peindra les fureurs,
Le silence des loix, et le mépris des mœurs,
Le crime sans remords, les maux sans espérance,
Les temples dépouillés, et les dieux sans vengeance ;
Chaque fléau suivi par un fléau plus grand,
Et l'avenir chargé des forfaits du présent ?
Que les temps sont changés ! Jours de paix et de gloire,
Age d'or des français, si cher à ma mémoire !
Dans ces murs désolés où règne la terreur,
Combien vos souvenirs vont déchirer mon cœur !
Le trône est remplacé par l'autel des furies ;
J'entendrai leurs clameurs, leurs menaces impies ;
Je verrai les enfans, les serviteurs des rois,
Et les fils des proscrits dépouillés par les lois,
Déserter en pleurant leur antique héritage.
Je verrai ces palais, tout fumans de carnage,
Ces palais étonnés de leurs hôtes nouveaux,
Des trônes renversés étalant les lambeaux,
Montrer aux citoyens, que l'infortune accable,
Leur éclat odieux et leur luxe coupable.
Je verrai de Plutus ces nouveaux favoris,
Le matin indigens et le soir enrichis,
Ces Verrès déhontés, à d'infâmes maîtresses
Offrant le prix honteux de dix ans de bassesses ;
Et ces tyrans d'un jour, esclaves révoltés,
Tantôt persécuteurs, tantôt persécutés,
Fantômes menaçans dont le destin se joue,
Aujourd'hui sur le trône et demain dans la boue,
Grands au sein de l'orage et brisés dans son cours,
Se relevant sans cesse et retombant toujours.
L'état est avec eux entraîné dans l'abîme ;
Et bientôt du pouvoir le sceptre illégitime
Tombe de chute en chute au dernier des humains ;
Le glaive de Thémis arme les assassins.
Les beaux-arts, le pouvoir, le doux nom de patrie,
Tout ce qui protégeoit et charmoit notre vie
Seconde des bourreaux les jalouses fureurs.
La tendre humanité fuit en cachant ses pleurs ;
Et les dieux, dans leurs mains suspendant le tonnerre,
Au crime triomphant abandonnent la terre ;
L'espoir de leurs bienfaits ne charme plus nos maux.
L'horrible impiété, du haut des échafauds,
Poursuivant chez les morts la vertu qui succombe,
Des pensers du néant vient assiéger la tombe,
Et le trépas lui-même a ses persécuteurs.
Je verrai des français, infâmes délateurs,
Immoler l'amitié, pour prix d'un vil salaire ;
Faire un crime aux enfans d'avoir pleuré leur père ;
Dénoncer la pitié trop prompte à s'attendrir ;
Dans le sein maternel épier un soupir ;
Traîner dans les cachots la vieillesse, l'enfance ;
Accuser leurs discours, et même leur silence ;
Souffler par tout la haine, et remplir les cités
Du vain bruit des complots qu'eux-même ont inventés.
Je verrai la beauté, toujours vive et légère,
Oubliant le trépas d'un époux ou d'un frère,
Folâtrer sous le deuil, et sourire aux bourreaux.
Je verrai l'égoïsme assis sur des tombeaux,
Insensible témoin de ces scènes tragiques,
Dormir en paix au bruit des discordes publiques ;
Et la pâle avarice, un barème à la main,
Trafiquant sans pitié des pleurs du genre humain,
Et cherchant un peu d'or sur les débris du monde.
Alors, ô mes amis ! Dans ma douleur profonde,
Fuyant ce noir séjour, ces tableaux pleins d'horreurs,
Je tournerai vers vous des yeux mouillés de pleurs,
J'invoquerai des bois les ténébreux ombrages,
Et le calme profond de leurs antres sauvages.
Heureux, si près de vous, dans le repos des champs,
Je retrouve un asile ignoré des méchans,
Et si l'ormeau planté devant l'humble chaumière,
Prête encore à mon deuil son ombre hospitalière !
Mais, ô trop vain espoir ! Les chagrins dévorans
N'ont que trop secondé la rage des tyrans !
Je succombe, et je sens dans mon âme affoiblie
S'éteindre par degrés le flambeau de la vie.
Les dieux sont apaisés. Je mourrai sans regret.
La tombe est un asile, et la mort un bienfait.
Amis de la vertu, vous qui souffrez pour elle,
Sur la terre il n'est point de douleur éternelle ;
Consolez-vous ; souffrez encor quelques instans.
Hélas ! Tout doit périr ; tout succombe ; et le temps
Emporte des humains les grandeurs mensongères,
Les sceptres des tyrans, et leurs loix passagères,
Et jusqu'au souvenir et des biens et des maux.
L'inflexible vertu planant sur les tombeaux,
Semblable à l'arc-en-ciel qui brille après l'orage,
Seule résiste au temps, et survit au naufrage.
Un nouvel horison déjà s'ouvre à nos yeux,
Et l'éternel printemps nous sourit dans les cieux.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an X de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1801, Paris, Louis, an X, p. 243-252.

BNF, Ye 35643.