Dames romaines au général Bonaparte (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1796

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Musique

Paratexte

Texte

Illustrissime général,
Non moins grand, non moins intrépide,
Et bien plus heureux qu'Hannibal,
Lorsque la victoire vous guide,
Et que, libre par vos regards,
Le Romain trop longtemps esclave,
Pour y planter vos étendards,
Vient, à la barbe du conclave,
Relever le temple de Mars,
Vous nous fuyez ; et peu propice
Aux vœux que pour vous l'on a faits,
Vous écoutez des mots de paix,
Et concluez un armistice !
Franchement, c'est dans notre esprit
Perdre beaucoup, et c'est dommage.
Déjà, dans son secret hommage,
Chacune de nous s'était dit :
Dût-on en crever de dépit,
Sur mon sein j'aurai son image.
Plus de grilles, plus de verrous,
Plus de ces argus qu'on abhorre ;
Les maris, les amants jaloux
Seront traités de Turc à Maure ;
Ces sigisbés si délicats,
Si doux à la fois et si plats,
À notre porte, dès l'aurore,
Grâce à lui, ne soupirent pas,
Et nous troquons nos cadenas
Pour la ceinture tricolore.
Il vient nous voir incognito :
Heureux par son droit de présence,
Il obtiendra ce que d'avance
Nous lui réservons in petto ;
De notre première origine
Toutes enfin nous souvenant,
Nous applaudissions, en comptant
Dans nos aïeux une Sabine.
Mais quels changements imprévus !
Vous avez dédaigné la gloire
De voir les fils de Romulus,
Par vous enchaînés et vaincus,
Orner votre char de victoire.
Ainsi, quelques vieux manuscrits,
Des peintures, des antiquailles,
De vingt assauts, de vingt batailles,
Vont donc être l'unique prix !
Pour le coup, la bile s'enflamme,
Et, tout en louant vos travaux,
Nous regrettons au fond de l'âme,
Que jeune, Français et héros,
Vous enleviez tant de tableaux,
Et n'enleviez pas une femme.
Voyager du moins avec vous,
Emporter l'heureuse espérance,
En échappant à nos jaloux,
De voir les rives de la France ;
Quoi de plus gai ! Quoi de plus doux !
De vos exploits, de vos conquêtes,
Vous-même rehaussiez le prix ;
Vous nous meniez droit à Paris,
Nous y tournions toutes les têtes.
Vos plaisirs, vos amusements,
Nous semblaient faciles, commodes ;
Nous trouvions vos soupers charmants ;
Nous adoptions toutes vos modes ;
Même en dépit des goûts communs,
Des propos et des épigrammes,
Des cheveux blonds, des cheveux bruns,
Nous déguisaient comme vos dames.
Ah ! Général, qui nous l'eût dit
Que vous tromperiez notre attente ?
De votre campagne brillante
Si l'on entreprend le récit,
Croyez-nous, avant qu'on l'imprime,
Ayez grand soin que l'on supprime
Quelques feuillets du manuscrit.
Serait-il décent qu'on apprit
Que, sous le ciel de l'Italie,
Plus d'une femme très jolie
Vous a para d'un moindre prix
Que l'Apollon du Belvédère,
Et la Vénus de Médicis,
Et le coffre-fort du Saint-Père ?
Mais, tandis que rapidement
Dans le secret, même en tremblant,
Nous vous dépêchons cette épître,
Mille cloches, en s'ébranlant,
Font tressaillir notre pupitre.
Il faut finir ; car à l'instant,
On veut que très dévotement
Nous abandonnions nos demeures,
Pour adresser au Tout-Puissant,
Sur votre affreux éloignement,
La prière de quarante-heures.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an V de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1796, Paris, Louis, an V, p. 39-42.