Épître au Citoyen François de Neufchâteau, sur sa renonciation au ministère de la Justice

Auteur(s)

Année de composition

1792

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Musique

Paratexte

Texte

Quoi ! Vous avez la barbarie
De vous refuser aux honneursÀ la séance extraordinaire de la Convention nationale du samedi soir, 6 octobre 1792, sur 375 votants, M. François eut 273 voix, et fut proclamé ministre de la Justice. Dès le lendemain neuf heures du matin, il envoya sa renonciation au président de la Convention. II m'écrivit en même temps : « Je pense que vous serez assez sage pour ne pas blâmer le parti que j'ai pris. »
Dont on voulait jeter les fleurs.
Sur le reste de votre vie !
Un beau titre vous était dû ;
La République vous le donne ;
Mais tout Paris est confondu
De voir abdiquer la couronne
Du génie et de la vertu.
Tout le monde, en secret, envie
Ce rang, où vous alliez monter ;
Et vous aimez mieux écouter
La goutte et la philosophie !…
C'est bien pour vous ; mais, je vous prie,
Avez-vous cru que vos amis
Ainsi que vous étaient soumis
À cette double maladie ?

Par ce refus inattendu,
Goutteux et sage que vous êtes,
Savez-vous le tort que vous faites
À mon chétif individu ?
Moi, le plus maigre des poètes,
J'allais mourir de gras fondu.
Votre triomphe était le nôtre.
Chacun sait que depuis vingt ansDepuis vingt ans je connais M. François. Depuis vingt ans j'en ai l'obligation à M. Boncerf, et voici la première fois que j'ai pu lui en témoigner publiquement ma reconnaissance,
De l'amitié les nœuds constants
Nous ont réunis l'un à l'autre.
J'aurais joui de vos succès ;
D'avance je m'applaudissais ;
Ma gloire naissait de la vôtre.
Certes, vous me jouez un tour 
Impardonnable, quand j'y pense…
Déjà l'on me faisait la cour ;
Déjà sur ma faible existence,
Vous répandiez un nouveau jour,
Et votre grande consistance
Me composait un alentour,
Qui me donnait de l'importance.
Mes égaux prenaient avec moi
Une attitude plus polie ;
Chacun me regardait, je crois.
Je parle de bonne foi,
Non : ce n'est point une folie,
Ma bonne fortune, entre nous ;
Devait me sembler comme à vous
Aussi facile que jolie.

En rien vous n'étiez compromis ;
Votre âme, à la vertu fidèle,
Pour faire parler à Thémis
Un langage, enfin, digne d'elle,
N'avait pas besoin du modèle,
Ni du style de vos amis.
Élevé dans son sanctuaire,
Et jeune, au travail endurci,
Dans l'un et dans l'autre hémisphère,
Célèbre au Cap tout comme ici,
Vous apportiez au ministère,
Tout ce qu'il fallait, Dieu merci,
Pour vous passer de secrétaire.
Mais, sous quelques rapports, aussi,
Je vous étais fort nécessaire.
Je connais assez votre humeur.
Vous aimez à ne rien surfaire ;
Vous haïssez, du fond du cœur,
Ce ton auguste et protecteur
Et cette emphase pédantesque,
Qui font d'un ministre un acteur
Ou même un charlatan grotesque.
Mais, nous vous aurions soulagé,
Vous pouviez demeurer tranquille ; 
Ministre, sans être changé,
Gardant votre air et votre style,
Vous auriez sans faste obligé 
Quiconque eût pu se rendre utile… 
Pour vous, nous aurions protégé ;
Et, du fort bravant l'inconsistance,
Chacun de nous, en sûreté, 
Vous eût, (voyez quelle prudence)
Laissé les droits de la séance.
Et la responsabilité.

Contre une table délicate
Qu'il vous aurait fallu tenir,
Vous auriez pu vous souvenir
Des sévères lois d'Hippocrate.
Simple et modeste en tous vos goûts,
Vous n'aviez qu'à nous laisser faire.
Tous les fardeaux tombaient sur nous,
Même ceux de la bonne chère :
Nous aurions digéré pour vous.

Voyez comme du ministère
Les épines disparaissaient ;
Comme vos amis s'empressaient
À vous aplanir la carrière !
Ventrebleu ! Quel regret mortel !
Je me voyais, place Vendôme,
Nommé le Citoyen un tel,
Faisant les honneurs de l'hôtel
Dont j'eusse été le majordome. 
Près de vous, j'avais du crédit,
J'aurais distribué les grâces ;
Près de vous j'avais de l'esprit,
J'aurais de près suivi vos traces ;
Et, tout en vidant vos flacons
Je dois croire que vos convives,
Charmés de mes rimes naïves
Auraient trouvé mes vers fort bons.

Hélas ! II faut de ma pensée
Bannir ce rêve décevant ;
Toute ma gloire est effacée :
Je suis Gros-Jean comme devantJe pourrais me dispenser de dire à beaucoup de personnes que cette ingénuité n'est point de moi. D'autres m'en croiraient l'auteur ; mais, je leur avoue qu'elle est du bon La Fontaine.
Ainsi de la sphère éclatante
Où votre essor m'aurait porté,
Je rentre en mon obscurité.

Pour vous, je vois ce qui vous tente.
Le sage de peu se contente :
Il préfère à tout la santé,
Et comme son Horace, il vante
Surtout la médiocrité.

Vous vous flattez qu'à la campagne
Loin de l'intrigue et loin du bruit,
La divine Hygie accompagne 
Ceux que la sagesse conduit.
Vous croyez qu'en perdant, on gagne,
Quand on gagne au moins son réduit.
Allez donc, Socrate rustique !
Allez, moderne PhocionCe ne sont point les circonstances actuelles, ni la Révolution, qui ont dirigé M. François dans sa conduite législative, ni dans sa conduite postérieure. Dès l'année 1778, il imprima ces vers très remarquables, qu'il met dans la bouche de Phocion, ancien général et gouverneur de la République d'Athènes : « […] Pour mieux consoler ma vieillesse flétrie Par le spectacle affreux des maux de ma Patrie, Mon fils, sois citoyen ; que ce titre imposant Pour toi ne soit jamais un fardeau trop pesant ! Et toi chère Glycès ; toi, sage Athénienne ; Qui bravant un vain faste et ne dédaignant pas D'apprêter de tes mains nos modestes repas Sais être ensemble épouse et mère et citoyenne, Tandis qu'à nous servir ton zèle officieux, Nous prépare sans art des fruits et du laitage, Mets simples que ta main nous rend délicieux, De ta peine aujourd'hui permets-moi le partage Et laisse-moi le soin de puiser en ces lieux L'eau qui fut le nectar de nos sobres aïeux. Dans un autre morceau du même auteur, Démosthène va trouver Phocion, dans sa retraite au hameau de Mélite ; il lui peint avec force les maux de la Patrie, et finit par lui dire : « Et de ta République, enfin, je désespère. » Phocion lui répond : « Jamais un citoyen n'en doit désespérer. En des temps malheureux le ciel nous a fait naître Sans doute. À mes périls j'ai trop su le connaître Mais, si l'État, enfin, doit périr aujourd'hui, Ne pouvant le sauver, périssons avec lui. »,
Au fond d'un asile rustique
Portez votre inambition,
Et cette bonhomie antique,
Qu'on nomme modération :
C'est un mérite un peu gothique.
Je crois vous voir, loin des humains,
Aux bords de ce ruisseau modeste.
Qui serpente dans vos jardins,
Revêtu d'un costume agreste,
Bêchant la terre de vos mains,
Forçant la chicane funeste
À fuir loin des cantons voisins,
Ou montant le luth qui vous reste
Au ton des Grecs et des Romains.

Que dis-je, Ami ? De ce langage,
Osai-je insulter la vertu ?
J'abjure enfin ce badinage,
Et loin de crier : où vas-tu ?
Je t'admire et je t'encourage.
Je vois d'un œil religieux
Ta solitude comme un temple.
L'air n'en est point contagieux.
Peu de gens suivront ton exemple,
Mais il frappe les bons esprits.
Va, va ; c'est en vain que je ris ; 
Mes satyres font des éloges,
Et tu peux compter que Paris 
Enviera l'heureux coin des Vosges
D'où tu vas dater tes écrits.

Puisse au moins ce lieu solitaire,
Puisse ton toit, peu fastueux,
Offrir un abri salutaire
À l'homme, vraiment vertueux
Par système et par caractère,
Qui fuit et l'hôtel somptueux
Et tout l'éclat du ministère.
Puisse la paix qu'il va goûter
Ranimer sa force épuisée !
Puisse la douleur respecter
L'enceinte de son Élysée !
Et sous l'ombrage protecteur
Des arbres, qu'il planta lui-même,
Puisse l'innocente douceur
De la solitude, qu'il aime,
Rendre, par son charme suprême,
Ses jours aussi purs que son cœur !

 
 

Sources

BNF, Ye 20676.