Auteur mal payé (L')

Auteur(s)

Année de composition

1800

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Musique

Paratexte

Texte

Jeter des vers sur le papier,
Est un état bien misérable !
Le terrain du Pinde est du sable :
J'ai besoin d'un sol nourricier.
J'aime les fleurs et le laurier ;
Mais le froment est préférable ;
Car poète est comme rentier,
Synonyme de pauvre diable.

Certain jour, las d'expédier
D'alexandrins mainte tirade,
De mon goût à versifier
Je me reprochais l'incartade,
Quand je rencontre un camarade,
Renommé comme chansonnier,
Qui m'accoste et me persuade
De m'exercer dans son métier.

Je laisse la trompette épique,
Et lutiné depuis ce jour,
Par la malice ou par l'amour,
Je prends pour instrument lyrique
Le galoubet du troubadour.

Un des théâtres de la ville
De mes premiers airs retentit ;
L'indulgence qui me sourit
Me fait de mon travail futile,
Espérer un léger profit.

Après avoir donné deux pièces,
Je vais, pour palper les espèces,
Me présenter chez le caissier ;
Mais il sait donner des promesses
Beaucoup mieux qu'il ne sait payer.
Au directeur je porte plainte ;
Celui-ci feint l'étonnement,
Et pour mieux colorer sa feinte,
Me donne un mandat de paiement.
De par le maître du théâtre
Je somme le caissier rétif ;
Il s'insurge, il se pique au vif,
Au refus il s'opiniâtre,
Et l'ordre, quoique positif,
Devient un billet à la châtre.
Directeur, caissier se jouant 
D'un auteur qui les inquiète,
Le font aller comme un volant
Chassé de raquette en raquette.

Les singes autrefois, dit-on,
Payaient l'octroi par des gambades,
Et les vers de mon Apollon
Ne sont payés qu'en gasconnades.

Mais si cette monnaie a cours
Dans le commerce et les finances,
Doit-on des pauvres troubadours
Acquitter ainsi les créances ?
Ce n'est pas leur mince talent
Qui mène au temple de mémoire,
Et s'ils n'obtiennent pas de gloire,
Ils ont besoin d'un supplément.
C'est faire une sottise amère,
Que d'aller, généreux auteur,
S'offrir aux sifflets du parterre
Pour enrichir un directeur.

J'ai sans doute plus d'un confrère,
Tout aussi mal payé que moi ;
Eh bien ! Sur ce manque de foi,
Qu'ils manifestent leur colère !
C'est la dignité des talents
Qui réclame cette justice,
Elle ordonne que l'on punisse
Quiconque vit à leurs dépens.

Je ne veux pas que l'on m'applique
Le fameux sic vos non vobis ;
Soyez troubadour dramatique,
Mais ne le soyez pas gratis.
Aussi ma voix sera muette,
Car c'est une honte complète
Que sur la scène, un chansonnier
Gagne moins qu'un ménétrier
Qui fait danser à la guinguette
L'écosseuse et le charbonnier.

Qu'un autre aux chansons s'évertue,
Qu'au bout d'un couplet, mal ou bien,
Il ajuste une pointe aiguë ;
Puisse-t-il exploiter son bien
Sans que sa peine soit perdue !
Moi, je retire ma charrue
D'un champ qui ne me donne rien.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an IX de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1800, Paris, Louis, an IX, p. 63-65.