Capucin enrichi à un de ses anciens confrères retiré en Espagne (Un)
Auteur(s)
Texte
Du fond de la chaude Ibérie,
Où tu courus, pieux poltron,
Reléguer tristement ta vie
Pour le salut de ton cordon,
Tu veux savoir, mon cher Zénon,
Ce que j'ai fait dans ma patrie.
Eh bien ! Le voici. Le canon
Qui mit sceptre et couronne en poudre,
Fit une brèche à ma prison :
J'en sortis au bruit de la foudre.
Nu comme un ver, mourant de faim,
Ton ami, ne sachant que faire,
Remplaça l'habit franciscain
Par la cuirasse militaire ;
Et m'étant fait un cœur d'airain,
N'ayant que l'honneur pour gouverne,
Contre l'Anglais et le Germain,
Je vidai cent fois ma giberne.
Las d'être un jour au bivouac,
Tirant ma plume et l'écritoire,
En pupitre ajustant mon sac,
De mes exploits je fis l'histoire ;
Et dans ce passe-temps nouveau,
Je fus vu par un commissaire,
Qui frappé de mon savoir-faire,
Voulut m'avoir dans son bureau
En qualité de secrétaire.
Cet honnête républicain,
Avant de servir à la guerre,
Avait été bénédictin ;
Et dès qu'il connut mon destin,
Il parut curieux de faire
La fortune d'un capucin.
J'acquis toute sa confiance.
Il savait, par d'heureux trafics,
Faire en son coffre, avec prudence,
Arriver les deniers publics.
J'en eus ma part, et quand la somme
Fut raisonnable, je partis,
Pour venir en hâte à Paris,
De compagnie avec mon homme,
Doubler ce que nous avions pris.
Nous louons un hôtel superbe ;
Nous accaparons les mandats.
On dit en vain en pareil cas :
« Bien volé ne profite pas. »
Nous faisons mentir le proverbe.
Tout nous rit, et notre maison
Se garnit d'argent à foison,
Comme un bon pré se garnit d'herbe.
Malgré mes vœux de chasteté,
Certain démon, au monastère,
Avait quelquefois, sous la haire,
Tourmenté ma virginité ;
Et dans mes goguettes guerrières,
Par ce diable encor lutiné,
J'ai de temps en temps chiffonné
Quelques appas de vivandières.
Ce n'est pas au sein de Paris ;
Qu'il laisse respirer son monde ;
Et voulant trouver à tout prix
Une maîtresse qui réponde
Aux désirs dont j'étais épris,
Aimant les nœuds bien assortis,
J'ai vu, pour commencer ma ronde,
Mes confrères les enrichis.
Des vertus matrimoniales
J'étais un des premiers fléaux ;
Mais de ces Turcarets nouveaux,
Les moitiés tant soit peu brutales,
Se taisaient à mes doux propos,
Ou par le langage des halles
Répondaient à mes madrigaux.
Je les quitte : ma bonne étoile
Me fait trouver dans un grenier
Une Vénus en tablier,
N'ayant qu'un vêtement de toile ;
Mais sous ce vêtement grossier,
Cachant mille fois plus de charmes
Que ne purent m'en déployer
Nos élégantes sous les armes.
L'épouvantable coup de vent
Qui renversa tant de familles,
Ainsi qu'une boule, en roulant,
Heurte et renverse un jeu de quilles ;
L'ouragan de la liberté
Détruisant sa fortune entière,
Avait réduit cette beauté
Au mince état de couturière.
Attendri de ce triste état,
Qui ne fut jamais fait pour elle,
Au frein d'un amour délicat,
Je soumets, par un long combat,
Mon inconstance naturelle :
Semblable au zéphyr infidèle,
Qui, d'un lys respectant l'éclat,
Le touche à peine de son aile.
Enfin j'arrive pas à pas
Au tendre cœur de cette belle ;
Et de sa détresse cruelle,
Mon bien affranchit ses appas.
Mes vœux des siens sont tributaires ;
Sans elle, je n'existe pas ;
Je me délasse entre ses bras
De la fatigue des affaires.
Dans un char brillant et léger,
Aimant à paraître auprès d'elle,
De l'Élysée à Bagatelle,
J'ai du plaisir à voltiger.
La nuit, d'une couche moelleuse,
Nous faisons gémir les coussins ;
La volupté vient de ses mains
Fermer ma paupière amoureuse.
Combien ce sort est différent
De celui qui, sous la férule
D'un gardien toujours maugréant,
Me faisait dormir tristement
Sur le grabat d'une cellule !
Mais je te l'avouerai pourtant,
Mon bonheur est troublé souvent
Par un mélange de scrupule.
Heureux, j'ai honte d'insulter
À ceux qu'a frappés la disgrâce ;
Et la douleur vient m'affecter,
Lorsque je vois à la besace
Les gens qui me l'ont vu porter.
Malgré moi, le remords m'éclaire
Sur la source de leur malheur ;
Et je suis, je ne puis le taire,
Vu mon métier d'agioteur,
Un des auteurs de leur misère.
Des premiers préjugés, dit-on,
Jamais l'empreinte ne s'efface ;
Aussi quelquefois du démon
L'image à mes yeux se retrace ;
Et récemment j'ai cru, Zénon,
Voir Saint François en capuchon,
Me reprocher, avec menace,
D'avoir, au mépris de mes vœux,
Déposé mon froc et ma crasse,
Pour un habit de merveilleux.
M'est-il envoyé par la Grâce ?
Dieu veut-il ma conversion ?
Qu'en penses-tu ? Que dois-je faire ?
Implore-le, mon cher confrère ;
Obtiens-moi la permission
De vivre sans faire abstinence,
Et d'espérer tranquillement
Que, pour aller au firmament,
Ton ami peut en conscience
Ne plus rentrer, de son vivant,
Dans un séjour de pénitence.