Débaptisés (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Mots-clés

Paratexte

Conte qui est l'histoire de bien des gens

Texte

Cet hémisphère se partage
Entre l'erreur et le bon sens.
Je crois avec peine aux méchants ;
Mai je vois vingt fous pour un sage.
C'est ainsi que dans ses décrets
Arrangea tout la Providence.
Qu'y faire ? En prenant patience,
Se consoler par des couplets.
Propos joyeux, contes pour rire,
Ne sont de graves attentats :
Laisser penser et laisser dire,
C'est comme on régit les États,
Sur cette liberté je compte ;
J'use de la permission,
Et je vais, à propos de conte,
Vous en faire un de ma façon. 
Mes amis, un peu d'indulgence ;
Surtout point d'application :
Car honni soit qui mal y pense.

Vous savez en quel discrédit
Sont tombés dans ce siècle instruit,
Les saints de la vieille légende ;
Qu'ils ne sont plus, pour la plupart,
Que des patrons de contrebande ;
J'en ai plaisanté quelque partVoyez l'Almanach des Muses de 1793 ;
Et sur cela je me propose
De conter encore un rébus :
On peut, en respectant la chose,
En plaisanter un peu l'abus.

Infidèles à ta routine,
Las de leurs surannés patrons,
Trois citoyens d'humeur badine
Voulaient un jour changer de noms.
On dira : c'était très facile ;
En héros l'histoire est fertile ;
Ces messieurs avaient à choisir,
Qui Sparte, qui Carthage, ou Rome ;
Voire prendre un livre, l'ouvrir,
S'arrêter au premier grand homme
Que le sort eût pu leur offrir.

Mais on avait le goût sévère,
Ce nom-ci ne convenait guère,
Et l'on n'aimait pas celui-là :
Enfin pour arranger l'affaire,
L'indécis trio consulta…
Consulta ! Qui ? Malin compère,
Homme de sens, homme rassis,
Et l'oracle de son pays.

Je conte mal : je devais dire,
Avant tout, quels étaient les trois ;
C'est dont je vais vous instruire,
Et trois portraits que je vous dois. 

L'un, avorton de la nature,
Sur deux pieds inégaux traînait
Sa frêle et courte architecture,
Qu'en sus un bâton soutenait.

L'autre était fort laid… Mais qu'importe ?
Ce n'est là que son moindre trait :
Car croiriez-vous qu'il ressemblait,
Par une nuance assez forte…
À qui ?… Devinez… à l'Amour.
N'allez pas crier au mystère ;
C'est qu'il était le pauvre hère,
Privé de la clarté du jour.

Mais quand aveugle est le deuxième,
Le tiers ne l'est pas tout-à-fait…
Pourquoi ne pas dire tout net,
Tenez… que borgne est le troisième. 

Or maintenant figurez-vous,
Mes amis, le triple acolyte
Conter l'objet de la visite :
«  Allons, papa, décidez-nous :
Je ne veux plus m'appeler Pierre,
Non plus que Jacques, mon confrère,
Et ce camarade Augustin.
Puisque chacun se débaptise,
Nous vous choisissons pour parrain ;
Donnez-nous donc à votre guise,
Quelque grand homme, dont le nom
Remplace celui du patron
Que nous reçûmes à l'église. »
Soit ainsi fait, mettez-vous là,
Leur répondit mon habile homme ;
Et puis il les considéra ;
Puis réfléchit ; et voici comme
D'un ton d'oral il leur parla :

« Toi, sur tes jambes peu solides,
Et qui souvent fais des faux pas,
Resouviens-toi pauvre invalide,
De t'appeler AgésilasAgésilas, roi de Sparte, était boiteux à ce que dit l'Histoire.

Jamais, sur tes yeux, la lumière
Ne répandit son doux rayon :
Mais aveugle aussi fut HomèreHomère était aveugle, comme on sait, ou comme on ne sait pas ;
Homère soit : voilà ton nom ;

À toi qui clignotes et lorgnes,
Ton sort n'en est pas plus fatal :
Vas, le plus célèbre des borgnes,
C'est ton patron, c'est Annibal.

Ainsi, dans le siècle où nous sommes,
(C'est ma conséquence en deux mots)
Tels portent des noms de grands hommes,
Et n'en ont rien… que les défauts.