Deux nègres (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1803

Genre poétique

Description

Musique

Paratexte

Texte

Tandis que dans nos colonies
Nos sages allumaient la torche des furies,
J'ai su que des blancs et des noirs
Deux nègres volontiers discouraient tous les soirs.
Ne romprons-nous jamais nos cruelles entraves ?
Disait l'un ; nos tyrans ont beau faire les braves,
Si nous avions le sens commun,
Nous songerions qu'ici nous sommes les esclaves,
Et que nous sommes vingt contre un.
Quel plaisir à mon tour de tomber sur ma proie !
Ô camarade ! Quelle joie,
Si je pouvais manger le cœur du dernier blanc,
Que j'aurais de mes mains arraché de son flanc !
Je guette mon colon : le blafard est bien maigre ;
Mais, tel qu'il est, tout cru je veux le dévorer,
Avant que sous ses coups il m'ait fait expirer…
Au lieu de le manger, répondit l'autre nègre,
Je défendrai le mien au péril de mes jours :
À la vie, à la mort, je le suivrai toujours :
Je braverais pour lui le dernier des supplices.
Si je lui rends quelques services,
Ce que je fais pour lui, j'en suis payé si bien,
Qu'il n'est jamais en reste et qu'il ne me doit rien.
Ah ! Pour le redouter, je chéris trop mon maître !
Son intérêt n'est point de me faire périr,
Car à me remplacer peut-être
Il aurait peine à réussir…
Quant à l'égalité chérie,
Quant à la sainte liberté,
Qui sont les deux objets de ta secrète envie,
Comme nous en avons tâté,
S'il m'en souvient, dans ma patrie,
Ces deux brillants joyaux que nous avons perdus,
Je ne serai jamais de ceux qui les regrettent ;
Et j'aime bien autant les blancs qui nous achètent,
Que les noirs qui nous ont vendus.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an XII, ou Choix des poésies fugitives de 1803, Paris, Louis, an XII, p. 31-32.