Dialogue entre deux journalistes sur les mots Monsieur et Citoyen

Auteur(s)

Année de composition

1798

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Ce morceau lu à la dernière séance publique de l'Institut, n'a pas encore été imprimé

Texte

Bonjour, cher Citoyen. – Monsieur, je vous salue.
– Comment ? Ma prévenance est-elle mal reçue ?
Quand je vous tends la main, vous reculez deux pas ?
– Monsieur, vous vous trompez. – Je ne me trompe pas.
Mais du nom de Monsieur, pourquoi donc faire usage ?
Celui de Citoyen me plairait davantage !
– Il me déplaît à moi ; je préfère Monsieur !
– Ah ! J'entends; c'est de là que vient votre air d'humeur !
Je vous trouvais le front d'un pâle journaliste,
Qui de ses abonnés voit décroître la liste ;
Je me trompais, confrère ; eh bien ! J'en suis charmé.
Mais puisqu'entre nous deux le débat s'est formé,
Entre nous, qui courant des fortunes pareilles,
Amusons les oisifs du produit de nos veilles,
Politiques profonds et menteurs quelquefois,
Gouvernant l'univers à neuf francs pour trois mois,
Raisonnons sans courroux, en rivaux qui s'estiment ;
Pour juger ces deux mots, voyons ce qu'ils expriment ;
Sire, Sieur et Monsieur, selon de vieux auteurs,
En étymologie habiles inventeurs,
Vient du grec Curios ; il veut dire mon maître ;
Ce mot à prononcer doit vous coûter peut-être ;
Par nos dévots aveux il fut donné jadis
À Dieu même, à Jésus, aux saints du Paradis ;
Et Monsieur St. Pacôme, et Monsieur St. Pancrace,
Poliment invoqués, les comblèrent de grâce.
Des gothiques barons le féodal honneur
Se fit intituler Messire et Monseigneur ;
Monsieur, de ces deux mots synonyme futile,
À qui veut l'expliquer, n'offre qu'un sens servile ;
Et je vous avourai que je suis étonné
Qu'à s'avilir soi-même on se montra obstiné.
Chez Octave et Tibère, artisans d'esclavage,
Ce titre fut proscrit comme un superbe outrage ;
Ainsi leur politique épargnant les Romains,
Les forçait de paraître encor républicains.
Le nègre qu'on vendait en animal de somme,
Appelant maître un blanc, se croyait moins qu'un homme.
Je ne puis consentir à me placerai si bas ;
Un esprit généreux obéit, ne sert pas.
Oh ! Combien je préfère un nom dont la magie
Double notre valeur, soutient notre énergie,
Le nom de Citoyen ! Il retrace à la fois
À celui qui l'entend ses devoirs et ses droits ;
Ce nom, à remonter jusqu'à son origine,
Offre plus de douceurs qu'on ne se l'imagine ;
Nos graves érudits l'ont toujours fait venir
Du latin Coire, s'assembler et s'unir ;
Où ce titre est sacré, la liberté respire ;
Sans cesse au bien de tous chacun tend et conspire ;
C'est là que l'on n'est point l'un à l'autre étranger ;
Qu'enfans de la patrie, on aime à partager
Les périls qu'elle court, l'éclat dont elle brille ;
Et chérir son pays, c'est aimer sa famille.
Un savant comme vous a lu ses anciens ;
Poètes, orateurs, sages historiens,
Voyez comme en tous lieux leurs sublimes ouvrages
Des civiques vertus offrent des témoignages !
De l'horrible attentat d'un prêteur inhumain
Cicéron venge-t-il un citoyen romain ?
Entendez-le tonner ; sa voix majestueuse
S'élève plus terrible et plus impétueuse ;
Il s'indigne, il s'écrie : Ô lois ! Ô liberté !
Droit cher à des Romains, ô saint droit de cité !
Fort à propos pour lui, par ce droit honorable,
Saint Paul le converti se rendit redoutable ;
Il fit trembler les Juifs, et sans chercher si loin,
Un peuple auprès de nous et encor mon témoin ;
Visitez l'Appenzel canton libre et sauvage ;
Allez voir ces bergers, sénateurs de village,
Dont la démarche ferme et le regard serein
Disent qu'ils sont chez eux membres du souverain ;
Ils aiment leurs rochers, mais d'un amour ardente,
Et lèvent fièrement leur tête indépendants.
La France où le ciel mit tout ce qui sait charmer,
Est-ce le seul pays que l'on ne puisse aimer ?
L'exilé la regrette, et l'étranger l'admire ;
Et dans quel tems encor votre aveugle délire
Abjure-t-il ce nom de Citoyen français ?
Lorsqu'il nous a valu d'incroyables succès ;
Lorsque de nos guerriers l'invincible courage,
Surpassant tous les faits racontés d'âge en âge,
Étonne l'univers ; quels combats ! Quels exploits !
Combien à ces récits j'ai tressailli de fois !
Ce nom de Citoyens les menait aux conquêtes ;
Nous n'en prenons point d'autre au milieu de nos fêtes ;
Le chêne et le laurier, offerts à nos héros
Semblent croître pour nous … – Ah ! Voilà les grands mots !
Vantez bien les attraits de la démocratie ;
Niveleur imprudent, caressez l'anarchie ;
Pour votre seul profit, au peuple souverain
De la soumission allez ôter le frein ;
Prêchez l'égalité, dangereuse chimère !
– Ce n'est pas là mon plan, vous le savez, confrère ;
Mon esprit n'admet rien qui soit exagéré,
Et j'ai même eu l'affront qu'on me crût modéré,
Douce et fière à la fois, l'égalité que j'aime
Sur la philanthropie établit son système.
Je ne veux recevoir ni rendre aucun mépris ;
Je suis persuadé que tout homme a son prix ;
Tel est plus bas que moi jeté par sa disgrâce,
Qui plus haut élevé, tiendrait fort bien sa place.
Dédommageons le pauvre au moins par des égards ;
Portons autour de nous de fraternels regards ;
Ce nom de Citoyen, qu'il m'est si doux d'entendre,
Je le donne à chacun : chacun peut me le rendre ;
Il réunit ainsi, par nos heureux liens,
Le magistrat suprême, et moi qui ne suis rien.
Le peuple encor le garde ; il prévaudra, je gage ;
Le peuple tient toujours le sceptre du langage ;
Imitons son bon sens ; et laissons un vain nom
Qui ne dit rien au cœur, et rien à la Raison.
– Mais ce nom de Monsieur, malgré votre éloquence,
N'est qu'un nom sans valeur, donné sans conséquence,
Une fausse monnaie, à laquelle toujours,
Parmi les gens bien nés, l'usage donne ne court.
On peut bien s'en servir sans faire une bassesse.
Si je dis à quelqu'un, par pure politesse,
Votre humble serviteur, pensez-vous, s'il vous plaît,
Que je me donne à lui pour être son valet ?
Ces mots-là, comme on sait, se disent pour la forme ;
Et c'est l'usage enfin auquel je me conforme.
– L'usage ? Ah ! Mon confrère ! Un sage, un écrivain
Précepteur par état du pauvre genre humain,
Me donner cette excuse ! Ainsi donc la routine
Vous tient lieu de raison, et vous sert de doctrine.
C'était l'usage aussi qu'un soldat roturier,
Fût-il un Scipion, restât bas-offiicier ;
Hoche, Augereau, Jourdan, en suivant l'ordonnance
N'eussent pu parvenir à la sous-lieutenance ;
C'était l'usage encor, que vingt fois mille écus
Fissent un magistrat d'un ignorant Crésus ;
Je pourrais vous citer maint trait encor moins sage ;
Vous me répondriez toujours : c'était l'usage.
Faux honneur, sot orgueil fesaient par-tout la loi ;
Chacun se pavanait, s'enflait dans son emploi ;
Et dans ce genre-là, sans en vouloir trop dire,
J'ai vu des pauvretés à se pâmer de rire.
Se sentant fort petit, on voulait se hausser.
À cet échafaudage il faudra renoncer ;
Il faudra désormais, en changeant de système,
Servir la République, et valoir par soi-même.
– Tâchez donc de valoir ; nous vous en saurons gré ;
Mais ce nom, selon vous, si saint, si révéré,
Dois-je le prodiguer, et forcer ma franchise
À le prostituer à tel que je méprise ?
Nommez-vous Citoyens tous ces ambitieux
Dont l'amour du pouvoir a fait des factieux ?
Appellerai-je ainsi les publiques sangsues,
Des palais, des bureaux assiégeant les issues,
Et dont la probité toujours prête à fléchir
Aux dépens de l'État, brûle de s'enrichir ?
Non, je méprise trop leur égoïsme insigne ;
Ne montrons point d'estime à qui n'en est pas digne …
– Eh ! Vous me fournissez un argument de plus.
Si ce nom fut toujours l'emblème des vertus,
Il en sera pour nous l'heureux germe peut-être ;
Nous nommant Citoyens, nous apprendrons à l'être ;
Ce nom que nos enfans sauront mieux mériter,
Ah ! Soyons les premiers du moins à le porter.
Heureux de parvenir aux vertus qu'il rappelle !
– J'étais là dans un coin, présent à la querelle ;
On me prit pour arbitre : Eh ! Mais, dis-je à tous deux,
Je suis pour Citoyen ; mon choix n'est pas douteux :
J'aime tous les pensers que ce beau nom réveille ;
Il convient à mon cœur, il plaît à mon oreille.
Mais vous n'ignorez pas ce qu'il en conte aussi,
Pour ramener au bien le pécheur endurci.
Le bon prêtre Feuillet qui prêchait l'Évangile,
Voyant des gens souper certain jour de vigile,
Plutôt que de damner ces scandaleux vauriens, 
Leur dit : Mangez un bœuf, et soyez des chrétiens.
Je vous en dis autant ; je hais la servitude,
Mais je sais compatir à la vieille habitude ;
De la déraciner, s'il n'est point de moyens,
Appelez-vous Messieurs, mais soyez Citoyens.