Dialogue entre une mère et son fils partant pour la fête de Bara et Viala

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Mots-clés

Paratexte

Texte

Le fils :

Ô ma mère ! Combien je me sens soulagé !
En quel enchantement notre deuil est changé !
Je vais donc en ce jour… glorieux privilège !
Je vais accompagner le superbe cortège
Des enfants héritiers des cendres de Viala.
Quel honneur ! Est-il fête égale à celle-là ?
Est-il plus beau triomphe ? Une telle journée
Va seule, je le sens, me grandir d'une année.

La mère :

Mon fils, que j'aime à voir un tel ravissement !
Ah ! Ta mère aujourd'hui jouira doublement.
Tu vas au Panthéon suivre tes jeunes frères ;
Et moi, je vais me joindre aux généreuses mères
À qui sont confiés les restes de Barra.
Scène touchante ! Ainsi pour jamais renaîtra
Cette fleur, moissonnée avant que d'être éclose :
Ainsi l'enfance même a son apothéose !

Le fils :

L'apothéose ! Ô doux et consolant espoir !
Et qu'à ce prix, ma mère, il est doux de pouvoir
Servir une patrie aussi reconnaissante !

La mère :

Oh ! Oui, cérémonie auguste, attendrissante !
Quel spectacle ! On verra s'avancer à pas lents,
Les mères d'un côté, de l'autre les enfants.
Les mères chanteront ce transport héroïque,
Ce cri triomphateur, vive la République !
Qui te coûta la vie, intrépide Barra,
Ce cri, qui pour jamais t'immortalisera.

Le fils :

Et nous, nous chanterons l'honneur de la Durance,
L'enfant héros, qui part, d'un coup sauve la France,
En reçoit mille, et crie avec joie et fierté :
Je meurs pour la patrie et pour la liberté.

La mère :

Et toi, mon cher Armand, dis, te sens-tu capable
De t'immortaliser par un trépas semblable ;
De mourir, s'il le faut, pour sauver ton pays ?

Le fils :

Oui, ma mère… je sens… croyez, que votre fils… 
Mais volons ; car pour nous un beau moment s'apprête ;
Et c'est nous qui serons les héros de la fête.

La mère :

Eh quoi ! Mon fils, crois-tu, spectateur curieux,
Qu'une pompe stérile aille éblouir tes yeux ?
Ah ! Qu'un motif plus pur et te guide et t'anime :
De nos jeunes martyrs le dévouement sublime,
C'est peu de le bénir et de le célébrer :
Armand ! Par un beau zèle il le faut honorer.

Le fils :

Aussi l'honorerai-je ; ah ! Je brûle d'envie
De me faire un grand nom au péril de ma vie ;
Et je prétends un jour, au milieu des combats,
Vaincre ou périr… mais quoi ! Si je ne mourais pas ?
Oui, si bravant la mort, je trouve la victoire ?
Il est plus d'un chemin qui conduit à la gloire.
Nos guerriers, que l'Europe admire avec effroi,
Ils furent tous, ma mère, enfants ainsi que moi :
Si tous avoient péri dès leur plus tendre enfance,
L'État leur devrait-il son salut, sa défense ?
Comme vous sentiriez palpiter votre cœur,
Si j'allais revenir et vivant et vainqueur,
Un peu blessé, mais fier de mes blessures même,
Et couvert de lauriers…

La mère :

Ah ! Mon cher fils, je t'aime ;
Et mon cœur à l'espoir est tout prêt de s'ouvrir :
Mais ce n'est point ici l'instant de s'attendrir ;
C'est le jour du courage. Ô grand Dieu ! Je t'atteste :
De six fils que j'avais cet enfant seul me reste.
Mais si le sort changeait ses lauriers en cyprès…
J'en frissonne… Oui, bientôt je me ressouviendrais
Que je fus citoyenne avant que d'être mère…

Le fils :

Vous serez l'une et l'autre, et je veux satisfaire
L'amour de la patrie et l'amour filial.
Mais vers le Panthéon marchons d'un pas égal :
D'un si touchant spectacle allons goûter les charmes :
Puis volant, avant l'âge, a ses premières armes,
Armand suivra de près les Barra, les Viala ;
Et s'il ne meurt comme eux, c'est qu'il les vengera.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an III de la République, ou Choix des poésies fugitives de 1794, Paris, Louis, an III, p. 75-78.