Discours en vers sur la mort
Auteur(s)
Paratexte
Lu dans la séance publique de l'Institut national, du 15 messidor an VIII.
Ce poëme a été inséré dans le journal officiel, mais avec quelques incorrections qu'on a fait disparaître ici. On dit que le gouvernement a donné l'ordre de répandre cet ouvrage parmi les armées.
Texte
« Ce n'est donc pas assez que ma douleur amère
À la mort vainement redemande une mère,
Surprise loin de moi par son glaive assassin !
Ce n'est donc pas assez que, presque dans mon sein,
De mes prospérités l'Euménide jalouse
Ait frappé sans pitié ma jeune et tendre épouse,
Qui de l'hymen à peine entrevit les flambeaux,
Des marches de l'autel descendue aux tombeaux !
Et voilà que la Mort contre mes jours armée,
Vient priver de mes soins ma famille alarmée.
Eh ! Pourquoi donc veux-tu, fille de la douleur,
Ô Mort ! De mes beaux ans trancher ainsi la fleur ?
Le malheur, en naissant, fut mon seul apanage,
À mes parens, hélas ! Ravi dès mon jeune âge,
Non moins que par le sort trahi par les mortels,
Je venais, ô Nature ! embrasser tes autels,
Et, caché sous l'abri de mes foyers rustiques,
Redemander encore à mes dieux domestiques
Le repos, dont jadis les premières douceurs
Avaient, dans mon désert, attiré les neuf Sœurs.
Les beaux-arts, à l'envi, peuplaient ma solitude :
Uniquement épris des charmes de l'étude,
Pauvre et content de l'être, heureux de vivre aux champs,
Je me disais : Ici, je suis loin des méchans.
Ici, je ne crains plus ce troupeau d'âmes viles
Qu'assemble l'intérêt dans la fange des villes.
Ici, d'un luxe vain l'œil n'est pas ébloui ;
Mais de l'émail des prés l'œil est plus réjoui.
Mes palais sont des bois majestueux et sombres,
Confondant leur feuillage, entrelaçant leurs ombres.
Tel est, n'en doutons pas, sur le sacré vallon,
Le charme inspirateur des enfans d'Apollon.
Dans Athènes, jadis, loin des regards profanes,
Les sages discutaient à l'abri des platanes ;
Et l'ami de Mécène, aux jardins de Tibur,
Sous des pins élevés respirant un air pur,
Loin de Rome, adorait leur ombre hospitalière.
Parmi nous, Despréaux, Lafontaine, Molière,
Souvent, pour animer leur génie et leur voix,
Cherchèrent le silence et la fraîcheur des bois.
Trop faible imitateur des dieux de l'harmonie,
J'ai leurs penchans du moins, si je n'ai leur génie.
Dans les prés couronnés de jeunes arbrisseaux,
Suivant tous les détours des paisibles ruisseaux,
Le vers que je médite aux bords d'une onde pure,
Semble couler comme elle, au gré de la Nature ;
Et je crois en rêvant, sous un ombrage épais,
Unir la liberté, les muses et la paix.
Ainsi, je m'abusais. Espérance insensée !
Du flatteur avenir qu'embrassait ma pensée
La douce illusion disparaît à mes yeux.
La Mort va les fermer à la clarté des cieux.
Je n'ai plus qu'un moment. Un moment !… Ô mon père !
Quels seront tes destins ! Ma mort te désespère ;
Elle hâte la tienne. Un noir pressentiment
Vient se joindre à l'horreur de ce dernier moment.
Tu pleures sur ton fils qui pleure sur toi-même.
Dieu puissant ! Prends pitié de ce père qui m'aime.
Grand Dieu ! Sauvez mon père ; avec moins de regret
De ma destruction je subirai l'arrêt.
De ma destruction !… Quel mot épouvantable !
Quelle est donc cette loi terrible, inévitable,
Qui vouant au trépas les fragiles humains,
Sans cesse du Ténare élargit les chemins ?
Inexorable mort ! Quand tu viens me surprendre,
Ne pouvant t'échapper, ne puis-je te comprendre ?
De l'univers entier ton pouvoir est vainqueur ;
Ne puis-je à cette idée accoutumer mon cœur ?
Qu'es-tu ? Que sommes-nous ? L'âme peut-elle encore
Survivre à ces débris que la tombe dévore ?
Sortons-nous du néant ? Devons-nous y rentrer ?
Dans la prison du corps las de se concentrer,
L'esprit s'envole-t-il aux voûtes éternelles ?
Croirai-je que d'un Dieu les bontés paternelles,
Par pitié nous tirant d'un ténébreux séjour,
À nos yeux dessillés font luire un plus beau jour ?
Et de ce jour si pur l'heureuse mort suivie
Est-elle le réveil du songe de la vie ?
Je demande où je suis, d'où je viens, où je vais :
Mais à ces questions, qui répondra jamais ?
Dois-je du préjugé ne voir que les fantômes
Dans tout ce qu'on nous dit sur les sombres royaumes ?
Discoureur orgueilleux, qui prétends m'éclairer,
Dis-moi, que dois-je craindre, ou que dois-je espérer ?
Il ne me répond rien. Dans un morne silence,
Il agite à mes yeux sa sceptique balance.
Par son art ambigu, mes doutes excités
Assiègent ma raison de leurs perplexités.
Que dis-je ? Ma raison ! Sur les choses futures
Ai-je le tems d'asseoir de vaines conjectures ?
La mort, la mort me presse ; ô mort ! J'entends ta voix.
Adieu, mon père ! Adieu, pour la dernière fois. »
C'était ainsi qu'un jour, dans un âge encor tendre,
Au lit de mort, hélas ! Ma voix se fit entendre.
Hors d'haleine, épuisé, je me tus. J'essayai
De lever ma paupière ; et mon œil effrayé
Vit (ô ciel ! Quel spectacle et quels objets funèbres) !
Une lampe mourante au milieu des ténèbres ;
Un timide Esculape à mes côtés assis ;
Un prêtre agenouillé ; des spectateurs transis ;
L'amitié dans un coin, de douleur accablée ;
Mon frère au désespoir ; ma sœur échevelée,
Étendue à mes pieds, sans voix, sans mouvemens ;
Mon père déchirant ses tristes vêtemens ;
Enfin, autour de moi, la peur, la défaillance,
La prière, les cris, les larmes, le silence.
Couvert d'un drap lugubre, un squelette hideux
Le soulève et l'étend pour nous cacher tous deux.
De ses os décharnés il me presse, il m'embrasse,
Il m'entraîne. L'abîme est ouvert sous sa trace.
De ce gouffre béant le spectacle est affreux.
J'oppose au spectre horrible un effort douloureux ;
J'ose lui résister. Mais (ô merveille étrange !)
Tout prend un autre aspect. Soudain le spectre change.
Il tenait, d'une main, un tison renversé,
Et de l'autre, une faux dont j'étais menacé.
Des fleurs cachent la faux, le tison se rallume ;
D'une tombe profonde il semble qu'on m'exhume.
Alors, un bon génie, au front pur, à l'œil doux,
Me regarde en pitié, me parle sans courroux :
« Tu vois la mort, dit-il. Ton âme intimidée
S'en est fait, au hasard, une bien fausse idée.
Tu repousses le dieu qui te tendait les bras ;
Eh ! Bien, pour te punir, j'y consens : tu vivras.
Tu sauras à quel prix de douleurs et de larmes,
D'une frêle jeunesse on t'a vendu les charmes.
Tu peins ton avenir de riantes couleurs ;
Tes projets devant toi ne sèment que des fleurs.
Insensé ! Mais bientôt les hommes vont t 'instruire.
Tu bâtis un bonheur qu'un souffle va détruire.
Tu n'as pas calculé le nombre des médians.
À la ville, au Parnasse, au barreau, dans les champs,
Ils t'atteindront partout. Partout l'homme est en guerre.
Tu cherches le repos : il n'est pas sur la terre.
Sur la terre, d'avance, on trouve les enfers.
Tu connaîtras l'exil, le naufrage et les fers.
Tu porteras en vain jusqu'à l'idolâtrie
La première vertu, l'amour de la patrie.
De cette passion martyr infortuné,
Quel fruit espères-tu de ton zèle obstiné ?
Serviteurs du public ! Un caprice rapide
Aujourd'hui vous couronne, et demain vous lapide.
Sa justice tardive à la mort vous attend :
C'est à moi de fixer son suffrage inconstant.
La mort seule ne craint aucune tyrannie :
La mort seule, à jamais, brave la calomnie,
Désarme la vengeance, apaise la douleur,
Enchaîne l'injustice et finit le malheur.
Le sommeil rend l'esclave égal à l'homme libre ;
La mort rend éternel cet heureux équilibre.
La chaîne qui vous lie, elle vient la briser.
Elle vient pour toujours vous faire reposer.
Pour toi, ne recueillant, parmi la race humaine,
Qu'une pitié stérile, ou l'envie, ou la haine,
Puni de tes bienfaits, trahi par des ingrats,
Lassé de vivre enfin, tu me rappelleras :
Je serai sourde alors. D'une main forcenée
Tu voudrais vainement trancher ta destinée.
Tu ne peux de tes jours user le noir flambeau,
Ni violer sans moi l'asile du tombeau.
Tes amis, plus heureux, sans peine y vont descendre ;
Tu demeureras seul pour pleurer sur leur cendre.
Tu te plains aujourd'hui que j'arrive à grands pas ;
Tu te plaindras bien plus que je n'arrive pas,
Quand sur un lit fatal, cloué sans espérance,
Trouvant dans chaque instant des siècles de souffrance,
Ne pouvant à la fois ni vivre, ni mourir,
Tu ne verras que moi prête à te secourir.
Cependant, au-delà d'une vie inquiète,
Ta curiosité, que j'aurais satisfaite,
S'élancera sans fruit dans l'abîme des tems ;
Tu ne pourras sonder ces secrets tourmentans,
De l'immortalité problèmes redoutables,
Et de l'esprit humain écueils inévitables.
Par moi, ce grand mystère à l'homme est révélé ;
Des énigmes du Ciel, c'est moi qui tiens la clé.
Loin de fermer vos yeux, c'est la mort qui les ouvre.
Garde donc sur les tiens le bandeau qui les couvre.
De chimère en chimère et d'erreur en erreur,
Va te désabuser de ta fausse terreur :
Épuise les dégoûts attachés à ton être.
À tes dépens, mortel, apprends à me connaître.
Je t'amenais au port, tu n'y veux pas entrer.
Comme un dernier espoir tu pourras m'implorer ;
Mais je te laisserai boire jusqu'à la lie
Le poison qui remplit la coupe de la vie. »
La Mort dit, et me quitte. À ces mots menaçans,
Un frisson invincible avait glacé mes sens.
Cet effroi douloureux n'était pas un mensonge.
Je m'éveillai tremblant : le reste n'est qu'un songe,
Mais qui, dans mon cerveau profondément gravé,
M'a déjà trop prédit ce qui m'est arrivé.
L'existence, en effet, n'est qu'un pénible rêve :
Un pouvoir inconnu le commence et l'achève.
On veut le prolonger ; mais on ne songe pas
Que la plus longue vie aboutit au trépas.
Bien loin de murmurer de cette prévoyance,
Apprenons à mourir, car c'est notre science.
L'avenir incertain nous impose une loi,
C'est d'user du présent, d'en bien régler l'emploi.
Croyons dans chaque jour voir notre jour suprême :
L'heure qu'on n'attend plus, fait un plaisir extrême.
De cette vérité le sage convaincu,
Est celui qui peut dire : « Aujourd'hui, j'ai vécu ».
Je tiens d'Anacréon la leçon que je trace :
C'est le refrain constant d'Épicure et d'Horace.
D'Horace, on sait par cœur les passages divers ;
À Posthume surtout, qui ne connaît ces vers ?
« Mon ami ! Mon ami ! Nos rapides années
S'envolent ; rien ne peut changer nos destinées ;
Rien ne fléchit la mort. Il faut abandonner
Ta terre, et la maison que tu pris soin d'orner,
Et la jeune beauté dont tu fis ta compagne.
De ces plants cultivés qui parent ta campagne,
Hors l'odieux cyprès, nul autre arbre ne suit
Son maître passager dans l'éternelle nuit.
Tout renaît au printems, s'écrie Horace encore ;
De verdure et de fleurs la terre se décore ;
Les saisons, sur leurs pas, reviennent tour à tour :
Nous seuls aux sombres bords descendons sans retour.
On ne repasse point les rires du Cocyte. »
C'est ainsi qu'à jouir Horace nous excite ;
Et Salomon lui-même a dit au genre humain :
« Jouissez aujourd'hui, car vous mourrez demain. »
Nous aimons ce conseil ; mais au lieu de le suivre,
En craignant de mourir, nous oublions de vivre.
Du fardeau d'exister on nous entend gémir.
Et de n'exister plus la peur nous fait frémir.
Loin d'appeler la mort franchement à notre aide,
Nous ne pouvons souffrir nos maux, ni leur remède.
Ainsi l'homme est toujours prompt à se démentir :
Il languit sur la terre et n'en veut pas sortir.
Heureux qui, dépouillant une erreur fantastique,
De la mort, avec joie entonne le cantique !
C'est l'hymne de la paix et de la liberté,
Le chant consolateur de la nécessité.
Comme, sous son aveu, l'homme a vu la lumière,
L'homme, sans son aveu, voit finir sa carrière.
La plainte est inutile : il faut se résigner.
Si personne, à coup sûr, ne peut nous enseigner
Ce qui doit de nos ans suivre le court passage,
Dans le doute, prenons le parti le plus sage.
Quand le jour luit, veillons ; usons si bien du tems,
Que nous puissions le soir nous endormir content.
Puisque l'instant fatal nous menace sans cesse,
Hâtons-nous d'embrasser l'amitié, la sagesse ;
Surtout de la vertu connaissons tout le prix :
Quiconque se tient prêt, ne peut être surpris.
Mais au lieu de leçons, s'il nous faut des modèles
Pour braver de la mort les terreurs infidelles,
Suivons de nos guerriers l'exemple généreux :
L'existence n'est rien, la gloire est tout pour eux.
Ô source d'héroïsme admirable et féconde !
Ceux qui bravent la mort sont les maîtres du monde.
Mais nous, nous dont la vie, aux dépens de la leur,
Coule en ces doux loisirs que nous fit leur valeur,
Pourrions-nous oublier à quels périls s'exposent
Ceux sur qui nos destins tranquillement reposent ?
Pour sauver leur pays, voyez leur zèle ardent
À forcer le Danube, à franchir l'Iridan.
Voyez-les, tout à coup, délivrant l'Ausonie,
Dans son centre étonné pressant la Germanie,
Et surprenant l'Europe et l'Afrique à la fois,
Par la rapidité de leurs vastes exploits.
L'agile renommée à peine peut les suivre.
C'est pour eux qu'il s'agit de vaincre, et non de vivre.
Thèbes n'eut autrefois qu'un Epaminondas ;
La République en nombre autant que de soldats.
Chacun est un héros, plein de la noble envie
D'étendre sa mémoire au-delà de sa vie ;
Et son regard perçant dans la nuit du tombeau,
De l'immortalité voit luire le flambeau.
Parmi tous ces guerriers dans la fleur de leur âge,
Toi de qui la prudence égalait le courage,
Magnanime Desaix ! Que ce beau dévoûment
Jette un durable éclat sur ton fatal moment !
Tout couvert de lauriers, un seul regret te reste,
Un seul penser t'occupe : ô guerrier trop modeste !
De toi-même toi seul tu n'es pas satisfait ;
Pour la postérité tu crains d'avoir peu fait.
Desaix ! Que ta grande ombre aujourd'hui se console !
Chez nos derniers neveux ta dernière parole
Retentira sans cesse, et de ton souvenir
Sans cesse entretiendra les siècles à venir.
Le premier des héros doit se connaître en gloire ;
Et c'est lui qui t'inscrit au temple de mémoire.
Bonaparte s'honore, en sachant t'honorer.
Ta mort le fit gémir de ne pouvoir pleurer.
La victoire, à ce prix, put lui sembler trop chère.
Ah ! Lorsqu'au monde entier la paix est nécessaire,
Ceux qui n'étaient armés que pour la conquérir,
Dans ce noble dessein devaient-ils donc périr ?
Desaix ! La France en deuil te rend un juste hommage :
Aux fêtes du triomphe on porte ton image ;
Ta perte rend, hélas ! ce triomphe moins doux.
D'une si belle mort qui ne serait jaloux !
J'ai, pour la célébrer, devancé le Parnasse.
Mânes de mon héros, pardonnez mon audace !
Je n'ai point d'un poëte envié le succès,
J'ai payé seulement la dette d'un Français.