Émigration du plaisir (L')

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Dizains d'octosyllabes terminés par deux alexandrins

Musique

Paratexte

Texte

Air : Hymne des Marseillais

Effrayé des maux que la guerre
Sur la France allait attirer,
Le Plaisir cherchait une terre
Sur laquelle il pût émigrer.
La Prusse, l'Autriche, l'Espagne,
Présentent en vain leurs états :
Les Espagnols sont fiers et plats ;
On ne rit point en Allemagne.
Partons, dit-il, partons, fuyons de ce séjour ;
Marchons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

Il s'en va tout droit en Russie ;
Mais le climat, par ses rigueurs,
Rend d'abord sa suite engourdie,
Et lui-même y perd ses couleurs,
Catherine en vain lui proposa
De son palais le brillant toit :
Pense-t-on qu'à mourir de froid
Près d'elle le Plaisir s'expose ?
Partons, dit-il, partons, fuyons de ce séjour ;
Marchons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

Il dirige ses pas vers Rome :
Cette ville où régnaient les arts,
Ne lui montre qu'un petit homme
Sur le grand trône des Césars.
Il demande les vers d'Horace,
On lui donne des oremus.
Dans le sot pays des agnus,
Que veut-on que le Plaisir fasse ?
Partons, dit-il, partons, fuyons de ce séjour ;
Marchons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

Le Plaisir ne calcule guère,
Et fait en peu bien du chemin ;
Sans y songer, en Angleterre,
Il se trouve le lendemain.
Il débute en vrai patriote ;
On le méconnaît à ses traits :
Ce n'est que chez les bons Français
Qu'il peut se montrer sans-culotte.
Partons, dit-il, partons, fuyons de ce séjour ;
Marchons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

Hélas ! Comment rentrer en France ?
Je suis sans papier et sans or.
Jadis on m'a fait quelqu'avance :
On m'en ferait peut-être encor ;
Essayons, c'est une entreprise
Que le Plaisir seul peut tenter ;
Comment pourrait-on l'arrêter ?
On sait bien qu'il n'a pas de prise.
Rentrons, dit-il, rentrons, rentrons de ce séjour ;
Rentrons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

Dès qu'il paraît sur le rivage,
On court en foule pour le voir ;
Il hésite, il se décourage ;
Il pâlit de crainte et d'espoir.
Avant de mettre pied à terre,
Il aperçoit la Liberté :
Que peut craindre un enfant gâté
Qui tombe aux genoux de sa mère ?
Entrons, dit-il, entrons, entrons dans ce séjour,
Entrons, accompagné des Jeux et de l'Amour.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an III de la République, ou Choix des poésies fugitives de 1794, Paris, Louis, an III, p. 5-7.