Épître au malheur, ou Adèle et Édouard
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Paratexte
Imprimée en 1795, à la tête du Recueil de morceaux détachés
Cette épître a été écrite sous la tyrannie sanglante qui a déchiré la France ; il ne peut être trop tard pour la publier. De pareils événements ne seront point effacés par les siècles ; et nous est-il déjà permis de ne compter nos douleurs que parmi nos souvenirs !
Texte
Je ne puis, ô malheur repousser ton image ;
Par quel effort lutter contre ton ascendant,
Et d'un esprit captif reconquérir l'usage ?
Je ne vois que toi seul ; et j'accrois mon tourment,
Si je veux me soustraire à ta sombre puissance.
Non, à te contempler il est plus de douceurs,
Et celui qui ne peut oublier sa souffrance
Vit de cette pensée, et se nourrit de pleurs.
Est-ce dans les foyers de l'heureuse Helvétie
Que l'on doit consacrer ce culte douloureux ?
De la tranquille paix ô dernière patrie !
Qui souffre dans ton sein est donc bien malheureux.
Souvent les yeux fixés sur ce beau paysage,
Dont le lac avec pompe agrandit les tableaux,
Je contemplais ces monts qui, formant son rivage,
Peignent leur cime auguste au milieu de ses eaux :
Quoi ! disais-je, ce calme où se plaît la Nature
Ne peut-il pénétrer dans mon cœur agité ?
Et l'homme seul, en proie aux peines qu'il endure
De l'ordre général serait-il excepté ?
France, de tes destins le souvenir horrible
Dans tous les lieux pour nous entr'ouvre des tombeaux ;
Ton orage obscurcit l'azur d'un ciel paisible,
Le sang que tu répands teint le cristal des eaux.
Ces Alpes dont au loin la Suisse est hérissée,
Ces monts qui des enfers sépareraient les cieux,
Ne peuvent arrêter l'élan de la pensée,
Et la douleur partout est près du malheureux.
Ô malheur ! Les Français ont fondé ton empire ;
On luttait contre toi, tu règnes maintenant ;
L'espoir de t'échapper paraît un vain détire,
Et la raison n'est plus que le choix du tourment.
Oui, je veux t'effrayer de ta propre puissance,
Et de ses longs effets te tracer le tableau.
La mort est le plus doux des fléaux de la France ;
Les Français sans regret descendent au tombeau,
Préparés au trépas par l'horreur de la vie.
Mais ces derniers instants ne sont plus solennels,
Et du tribut des pleurs la douceur infinie
Là n'accompagne plus les malheureux mortels.
C'est aux cris redoublés des transports d'allégresse
Que de leur char funèbre on conduit chaque pas ;
On est près d'exiger qu'ils partagent l'ivresse
Qu'à ce peuple féroce inspire leur trépas.
L'amour au désespoir est réduit au silence,
Ou, pour donner des pleurs, il doit braver la mort.
Serait-ce par pitié, décemvirs de la France,
Qu'unissant à la fois dans un semblable sort
Et le père et le fils, et l'amant et l'amie,
Du cœur qui sait aimer vous devancez les vœux ?
À travers tant d'horreurs mon âme anéantie
Veut faire un choix cruel dans des objets affreux.
Barbares, non jamais, ni la mort, ni l'histoire,
Ne pourront dignement venger tous vos forfaits ;
L'excès de vos fureurs ne pourra plus se croire
Vos crimes des tableaux surpassent les effets.
Ah ! Que du moins ce cri d'une douleur mortelle
De ce règne de sang renouvelle l'horreur :
Puisse-t-il inspirer une haine éternelle,
La préserver du temps, de l'oubli du malheur !
Un jeune homme innocent[1], même des nouveaux crimes
Qu'une loi tyrannique exprime vaguement,
Pour sauver l'assassin, et non pas les victimes,
Près d'Adèle, Édouard vivait obscurément.
Tant qu'il fut une France, il l'avait bien servie ;
Mais quand sous les tyrans on la vit s'avilir,
Respectant même encor l'ombre de sa patrie,
Aux drapeaux étrangers il n'alla point s'unir.
Son épouse sensible, et que la crainte glace,
Eût voulu t'entraîner loin du pouvoir sanglant
Qui, semblable à la mort, à toute heure menace
La faiblesse et la force, et le père et l'enfant :
Mais il chérit les lieux témoins de sa constance,
Où l'hymen a remis son Adèle en ses bras ;
Il ne peut s'éloigner de cette triste France,
Il espère un héros dont il suivra les pas.
Souvent il répétait à la beauté qu'il aime :
« Que ce ciel et ma voix rassurent ta frayeur ;
Regarde la Nature, elle reste la même,
Et l'amour est encor plus constant dans mon cœur.
Ce fait est de la plus exacte vérité.
– Ah ! dit-elle, en pleurant, sous ce joug détestable
Qui te préservera du sort d'un criminel ?
L'air que nous respirons peut te rendre coupable ;
Vivre, penser, aimer, expose au fer mortel. »
Cependant, par degrés, le courage d'Adèle
Renaît, en écoutant l'objet de ses amours.
Tout à coup elle apprend qu'une atteinte cruelle
A menacé son père au déclin de ses jours
Elle part, son époux se condamne à l'absence ;
Par des soins importants ses jours étaient remplis.
Mais le père d'Adèle échappe à la souffrance,
Elle peut revenir : en traversant Paris,
Seule, elle se livrait à la douce pensée
De retrouver bientôt son époux, son ami.
Près d'un palais de sang, une foule empressée
Attire ses regards ; son cœur est attendri
« Sans doute, disait-elle, en ce moment horrible,
D'un mortel innocent on prononce la mort ;
Peut-être il est aimé, peut-être il est sensible ;
Plus je me trouve heureuse, et plus je plains son sort. »
À travers ce tumulte un nom se fait entendre ;
Il vient frapper ses sens, avant d'atteindre au cœur ;
Elle écoute longtemps sans pouvoir le comprendre ;
L'instinct, pour un moment repousse la douleur.
Mais de la vérité la lumière effroyable
Perce jusqu'à son âme ; elle s'avance enfin.
Des acclamations la voix impitoyable,
À grands cris, d'Édouard annonçait le destin :
Saisi, jugé, proscrit, et conduit au supplice,
Un instant menaçait et condamne ses jours.
Quand le temps nous prépare au plus grand sacrifice,
Le désespoir lui-même est calme en ses discours ;
Mais d'un coup imprévu la raison égarée,
Croit trouver des secours dans sa propre fureur.
Adèle est loin des pleurs ; à sa rage livrée,
Elle appelle, elle attend, elle veut un vengeur.
Sa voix n'a réveillé que l'espoir de la haine,
Et ses cris n'ont atteint que l'âme du méchant :
Devant le tribunal on la cite, on la mène,
Par un autre chemin son époux en descend.
Adèle avec transport suit la main qui l'entraîne.
Elle arrive ; on la place à ce fauteuil fatal
Que venait de quitter cet époux qu'elle adore ;
Elle voit ses bourreaux rangés en tribunal,
Leur prodigue l'insulte, et la recherche encore ;
Le geste et le regard, la parole et l'accent,
Rien ne peut satisfaire à son âme irritée ;
Sa faiblesse est alors son plus affreux tourment.
À ces grands mouvements dont elle est agitée,
Le calme qui succède étonne tous les yeux.
Les juges, sur sa plainte, à mort l'ont condamnée ;
Ils sont moins criminels, ils ont rempli ses vœux :
« Ah ! dit-elle, hâtez-vous ; dans notre destinée
Un instant est beaucoup, je pourrai le revoir ;
Il saura que la mort aussi nous est commune. »
Les juges, sans délai, satisfont son espoir ;
Ils pensaient d'Édouard accroître l'infortune.
Elle court, elle atteint le cortège fatal ;
Jamais char de triomphe, en un jour de victoire,
Ne fut tant désiré par un guerrier rival.
Édouard, jusqu'alors attentif à sa gloire,
Étonnait par son calme un peuple curieux,
Insensible au malheur comme aux traits du courage ;
Sur ce qui l'environne il promène ses yeux,
D'Adèle au même instant reconnaît le visage,
Et croit que la douleur l'entraîne dans ces lieux.
Il veut la repousser ; la garde l'environne,
Il apprend tout enfin par ce spectacle affreux.
Sa raison à l'instant, sa force l'abandonne ;
Son teint prend la couleur de la mort qui l'attend.
Elle veut lui parler, il ne peut plus l'entendre
« Ô mon cher Édouard, dit-elle en l'embrassant,
Écoute cette voix dont l'accent est si tendre
Est-ce donc leur arrêt qui me donne la mort ?
Crois-moi, s'ils m'avaient pu condamner à la vie,
C'est alors qu'il fallait t'effrayer de mon sort.
Cette chaîne sanglante à mon époux me lie :
C'est encor de l'hymen, c'est encor de l'amour.
Vois ce ciel, dont le calme invite à l'espérance ;
En nous laissant tous deux périr au même jour,
Il va m'unir à toi pour prix de ma constance ;
Jusques à tes vertus ma mort peut m'élever. »
Édouard est glacé ; sa main est insensible
Il commence des mots qu'il ne peut achever.
Adèle, c'en est fait ; de cet état horrible
La mort seule à présent peut sauver ton époux ;
Tu le retrouveras dans le séjour céleste.
Sa douleur, du trépas a devancé les coups.
Comment fixer, ô Ciel ! Cet instrument funeste
Où le fer contenu dans des ressorts nouveaux
Tombe sur la vertu de tout le poids du crime,
Où l'art, obéissant au signal des bourreaux,
Par un bras invisible égorge les victimes ?
D'Adèle et d'Édouard le sang pur a coulé ;
Il se rejoint encor dans ses flots qui bouillonnent.
De leur sort un moment le peuple était troublé ;
Bientôt des décemvirs les soldats l'environnent.
Leurs cris vont aux enfers, repoussés par le Ciel.
Ainsi l'on vit périr une famille auguste ;
Ainsi tant d'innocents, aux pieds de l'Éternel,
Ont porté les douleurs et les plaintes du juste.
Le jour de la pitié descendra-t-il sur nous !
Les Français, échappés aux tourments de la France,
Vont peut-être m'offrir un spectacle plus doux.
Quel lien en effet qu'une même souffrance !
Unis par la douleur, ils se tendront les bras.
Ah ! S'il était ainsi, tu perdrais ta puissance,
Indomptable malheur, et tu ne le veux pas :
Il vaut mieux diviser les amis et les frères.
Dévorant le passé, sans juger l'avenir,
Ils pensent soulager le poids de leurs misères
En découvrant au loin un sujet de haïr.
Égarés par la haine, ah ! Quelle triste ivresse !
Leur premier intérêt pour elle est oublié,
Et, sans cesse exhalant leur fureur vengeresse,
Eux-mêmes du malheur ont distrait la pitié.
D'autres, pleins de vertus, livrés à ta vengeance,
Par autant de douleurs comptent leurs sentiments,
Ne peuvent secourir la vieillesse et l'enfance,
Et les plus doux liens sont leurs plus grands tourments.
Ce n'est pas tout encor : les fureurs de l'envie
Peuvent poursuivre même au comble des malheurs :
Sur les débris du monde on voit la calomnie
Seule, rester debout, et régner sur les pleurs.
Vous avez ressenti ses atteintes cruelles,
Par ces lâches poisons vous êtes déchirés,
Vous, de la liberté les défenseurs fidèles,
Et de tous les excès ennemis déclarés.
Échappés à la France, une erreur implacable
Des plus purs sentiments s'apprête à vous punir ;
Aux yeux du préjugé, qui pensait est coupable,
Et qui raisonne encor sans doute veut trahir.
De ta postérité l'équitable balance,
Un jour, de la raison rétablira l'honneur ;
Le temps et la vertu font toujours alliance
C'est beaucoup pour la gloire, et bien peu pour le cœur.
De tout ce qu'on aimait la vie est séparée ;
Sans cesser d'être, on craint de ne se voir jamais ;
Vers un monde nouveau, notre âme est attirée,
L'Amérique ou la mort nous promettent la paix.
De la Nature enfin le cours invariable
À travers tant de maux ne s'est point arrêté :
La mort, comme autrefois, se montre impitoyable,
Et l'hymen le plus saint n'en est pas respecté.
L'amour peut être ingrat, ou l'amitié légère ;
Et sous le poids affreux des communes douleurs,
Nourrissant en secret une peine étrangère,
Seule, à d'autres chagrins on donne encor des pleurs.
Dieu clément, du malheur daigne borner l'empire ;
Quand l'Océan grossi répand au loin ses eaux,
Dans son lit, à ta voix, bientôt il se retire ;
Fais rentrer le malheur au fond de ses tombeaux.
Préserve l'univers englouti par la France,
Viens rendre son éclat à ton flambeau divin ;
Il est de l'opprimé la dernière espérance.
Par le torrent des pleurs s'il s'éteignait enfin,
Si jamais la vertu, dans sa douleur profonde,
Un jour avait cessé de croire à ta bonté,
Une nuit éternelle aurait couvert le monde,
Le signal de sa fin eût partout éclaté.
Et vous qui respirez sous un ciel tutélaire ;
Vous, d'un autre pays, d'un autre sens que nous,
Pour aimer votre sort, voyez notre misère ;
Ne le comparez point à des rêves plus doux.
Des révolutions les volcans sont l'image :
Le savant qui dépeint leur affreuse beauté,
Dit qu'aux jours de terreur causés par leur ravage
La terre avec le temps doit sa fécondité.
Mais des contemporains l'espérance est perdue ;
Mais le sol ébranlé menace leurs enfants.
On veut dans l'avenir égarer votre vue.
Fixez de la douleur les tableaux éloquents.
Par la pitié notre âme au présent est unie,
Des intérêts des temps Dieu seul peut transiger.
Malheur à qui voudrait agiter sa patrie !
Les Français n'avaient pas leur exemple à juger.
- ^ Ce fait est de la plus exacte vérité.
Sources
GENAND Stéphanie, « Détacher l'œil fasciné : Staël poète de la Terreur dans l'Épître au malheur », La Révolution française [En ligne], 7 | 2014. (URL : http://lrf.revues.org/1209)