Épître à Bonaparte
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Paratexte
O decus, atque aevi gloria magna tui !
Ovid.
Texte
Loin de moi ces auteurs dont les lâches écrits
Se disputent la honte et briguent des mépris,
Que l'on voit prodiguer de perfides caresses,
Mendier des amis à force de bassesses ;
Qui nourrissent l'orgueil d'un obscur parvenu,
Et font connoître un homme à lui-même inconnu.
Ah ! Ne me confonds point dans cette foule obscure,
Bonaparte ; ma plume est sincère, elle est pure ;
Mon cœur n'est point souillé des crimes des mortels,
Et mon premier encens fume sur tes autels.
Ne pense pas au moins que, bassement injuste,
Je foule les débris d'une maison auguste,
Que je brise à tes pieds la couronne des rois,
Et que j'arme contre eux nos soldats et nos lois ;
Que j'aille profaner, nouvel Héliodore,
Les temples du Dieu seul que l'univers adore,
Ensanglanter ma plume, et poursuivre à tes yeux
De ses ministres saints les restes malheureux.
Ta voix arrêteroit une muse égarée :
Pour l'âme d'un héros l'infortune est sacrée.
Tu ne me verras point, esclave adulateur,
Caresser ton pouvoir, ou flatter ta valeur ;
Dans un héros porté sur le char de la gloire
Je cherche une vertu plutôt qu'une victoire.
En essuyant les pleurs que tu verras couler,
Des malheurs de ton rang tu peux te consoler :
L'infortune a besoin qu'on la plaigne et qu'on l'aime.
Le premier des mortels doit suffire à lui-même ;
Les grands n'ont point d'amis : en seroit-il pour eux,
Puisqu'il n'en reste pas aux mortels malheureux !
Affreuse vérité que tait la flatterie.
Venge-toi des ingrats en sauvant ta patrie.
Que veulent, réponds-moi, ces adroits séducteurs ?
T'arracher tes projets pour te donner les leurs ;
Ils conspirent ta chute. En ce péril extrême
Défends la liberté, défends-la de toi-même.
Par l'histoire éclairé, vois d'un œil plus instruit
Le temps qui te précède et le temps qui te suit.
Observé par le sage, admiré du vulgaire,
Dans le mal qu'on a fait vois le bien qu'on peut faire.
Le mérite gémit loin des honneurs, des rangs ;
La vertu malheureuse est le crime des grands.
Tes nombreux ennemis méditent tes disgrâces,
Les serpents de l'envie ont sillonné tes traces,
Et, sans cesse irrités au seul bruit de ton nom,
Sur toi, sur tes lauriers, ils versent leur poison.
Jouant avec l'éclair au séjour du tonnerre,
L'aigle voit-il l'insecte exilé sur la terre ?
Un nuage obscurcit le soleil dans son cours,
Arrête-t-il le char où sont portés les jours ?
Méprise les clameurs d'une horde anarchique ;
Assieds sur un rocher l'autorité publique ;
Confonds tes ennemis, et fais gémir leurs cœurs
Pressés entre le crime et les remords vengeurs.
La France, déchirée et presque dans l'abyme,
Voit depuis trop long-temps ses lois aux pieds du crime.
La bassesse, l'honneur ; le forfait, la vertu,
Dans un dédale obscur tout étoit confondu.
Des grands événements ô leçons mémorables !
Ainsi l'Antiquité, dans ses heureuses fables,
Nous peint la nuit, le jour, l'air, la terre, et les flots,
Entassés, sans chaleur, dans le sein du chaos.
Reverrons-nous encor la licence effrénée
Réduire au désespoir la vertu consternée ?
Lasserons-nous encor, dans nos destins affreux,
La hache des bourreaux et le courroux des dieux ?
Et, de nos vils tyrans sujets plus vils encore,
Reprendrons-nous un joug que l'univers abhorre ?
Enchaînés sous ton bras, ces tigres irrités
De leurs rugissements remplissent nos cités.
Déjà dans ta carrière on sème des obstacles ;
Les mânes de Couthon rendent d'affreux oracles ;
Et, d'un front tout sanglant, pleins d'un espoir nouveau,
Robespierre et Saint-Just entr'ouvrent leur tombeau.
Quand, amante du pôle, une aiguille incertaine
Eut dirigé ton vol sur la liquide plaine,
Quand des chefs ignorants, d'une commune voix,
Pour dévorer en paix le fruit de tes exploits,
Jaloux de tes lauriers et tyrans de ta gloire,
Eurent sous d'autres cieux exilé la victoire,
Bonaparte, tu sais, quels ont été nos maux,
Et combien le Français regretta son héros.
À ton retour, l'envie, à la douleur en proie,
Vit tous les yeux baignés des larmes de la joie.
Nous gémissions encor sous un sanglant pouvoir,
L'État dans sa ruine entraînoit notre espoir.
Mais où vont se briser les regards du vulgaire
Le génie ouvre encore une vaste carrière :
Par tes travaux hardis, au bruit de tes exploits,
On voit renaître enfin la patrie et les lois.
Un jour consolateur vient éclairer la France.
Pour défendre l'État, pour sauver l'innocence,
Dans une seule main les destins ont remis
Et le glaive de Mars et celui de Thémis.
Sur la foule des ans les ans se précipitent :
Avides de bonheur, déjà nos cœurs s'irritent ;
Sans chercher, sans briguer l'impuissante faveur
D'un peuple que jamais ne fatigue l'erreur,
Prodigue-lui ta vie : il t'aimera peut-être ;
Mais s'il est ton égal, demain il est ton maître.
Rappelle dans son sein l'exacte probité,
Et sur-tout de ses mœurs l'antique pureté ;
Éteins tous, ces partis où la fureur le jette.
Je t'entends prononcer, « Quel indiscret poëte
Vient glacer mes esprits de sa froide leçon ? »
Valeureux fils de Mars, je le suis d'Apollon.
Il est des vérités que je dois à la France :
Rome avec ses faux dieux vit tomber sa puissance.
À la religion ton bras doit son appui :
Je la crois cependant invincible sans lui ;
À travers les États, les temps, et les ruines
Les siècles ont jeté ses profondes racines ;
Elle est encor promise aux peuples à venir,
Et née avec le monde avec lui doit finir.
Mais, placé sur le faîte, on doit de grands exemples.
Rends au peuple ses mœurs, à l'Éternel ses temples.
Le Ciel tonne, il est vrai ; cependant des mortels,
Par des bienfaits sans nombre il obtient des autels :
Et Bonaparte ainsi consolera la terre ;
La main qui l'allumoit éteindra le tonnerre.
Nos yeux ont vu briller, en lui seul confondus,
Et ce guerrier fameux vainqueur de Darius,
Et ce législateur qui jadis dans la Grèce
Plia les passions au joug de la sagesse.
Il offre, en nous donnant d'heureux jours tant promis,
L'olive pacifique à nos fiers ennemis.
Des héros les plus grands jeune et vaillant émule,
La Grèce à t'opposer n'a plus qu'un faux Hercule :
S'ils refusent la paix aux malheureux humains,
Ton bras doit l'arracher de leurs sanglantes mains.
Marque-nous les écueils dans ta course féconde ;
Commandant au destin, fais le destin du monde.
Les enfants de la guerre, éveillés à ta voix,
Sauront combattre et vaincre une seconde fois.
Volez, jeunes héros ; près du myrte timide
Les lauriers croissent-ils dans les jardins d'Armide ?
Bonaparte triomphe, et tous nos ennemis
Sont déjà dispersés, ou vaincus, ou soumis.
Je le vois ; il revient couronner notre attente,
Nous présenter la paix d'une main triomphante,
Rendre le laboureur aux stériles sillons ;
Le trésor de l'État germe avec les moissons.
Que l'active industrie éveille l'indolence,
Le commerce à flots d'or versera l'abondance.
Trop long-temps enchaînés sous les tentes de Mars,
La paix ramènera les sciences, les arts…
Par elle nous verrons, j'en crois la destinée,
De son courroux éteint Albion étonnée
S'attendrir avec nous des maux de l'univers.
Pour nos heureux vaisseaux tous ses ports sont ouverts ;
Au temple de Janus Bellone est renfermée ;
Dans nos murs tout renaît ; et la toile animée,
A déjà respiré sous un brûlant pinceau ;
Le marbre a palpité sous le feu du ciseau :
Parmi nous revivra l'antique poésie,
Qui du néant stérile a fait jaillir la vie,
Qui trempa ton épée aux flammes de Lemnos.
Le héros doit aimer l'art qui peint les héros,
L'art divin qui d'Hector ressuscita la gloire,
Qui du fils de Pelée agrandit la mémoire.
Le temps, ami d'Homère, ébranlant l'univers,
A dévoré sa tombe et respecte ses vers.
Détache de ton front, pour embellir ma vie,
Un seul de tes lauriers ; et ma muse enhardie,
En portant tes exploits aux yeux de l'avenir
Sur un ton plus sublime ira l'entretenir.