Épître d'un émigré à sa maîtresse, sur ses aventures pendant son émigration
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Paratexte
Texte
Ton cœur après dix ans d'absence
Me garde sa fidélité !
Des biens que j'ai laissés en France
C'est le seul qui me soit resté.
Doux trésor ! Il me dédommage
Des richesses que je n'ai plus,
L'amour d'une maîtresse sage
Rend plus heureux que des écus.
Dans le tems de mon opulence
Je savais bien les dépenser,
Je possède une autre science ;
Et c'est celle de m'en passer.
Écoute : il faut que je te dise
Comment j'ai pu te conserver
L'ami qu'à ta foi, chère Élise,
La faim menaça d'enlever.
Quoique vicomte, la misère
Me traita comme un roturier ;
Pauvre dans la riche Angleterre,
Je vis, pour me tirer d'affaire,
Qu'un nom servait moins qu'un métier.
Mais quel métier pouvais-je faire ?
J'avais d'un chimiste amateur
Suivi le cours élémentaire,
Et crus pouvoir sans déshonneur
Être garçon apothicaire.
Quelques-uns de mes compagnons
De Mars suivirent la bannière,
Moi, si je fis aussi la guerre
C'était aux indigestions,
Et chez un peuple de gloutons
J'avais, parbleu ! beaucoup à faire.
Mais à voir les choses de près
Obligé par ma myopie,
Je ne pus pour certains objets
Surmonter mon antipathie.
Enfin n'y pouvant plus tenir,
Je quittai ma triste boutique ;
Et ne sachant que devenir
J'errais dans la place publique,
Lorsqu'à mes regards vint s'offrir
En pantalon, en soubreveste,
Un de mes amis jeune et leste
Qui faisait des tours à ravir.
Quand il eut finit ses prouesses,
Je l'aborde. – Quoi ? Te voilà !
Que fais-tu ? – Rien. – Comment cela ?
Je luis fais part de mes détresses.
– Il faut, mon cher, sortir de là,
Je puis te donner une place,
J'ai de quoi t'employer. – Toi ! – Moi,
Tu ne peux vivre sans emploi ;
Eh bien ! Je te fais mon paillasse ;
Y consens-tu ? – Je suis à toi.
Le lendemain dans une foire,
Nous nous escrimons tous les deux,
Mon patron se couvrit de gloire,
Et mon début fut plus heureux
Que je n'avais osé le croire.
Lorsqu'après chaque saut brillant
Il disait : À ton tour, paillasse !
Je répétais grotesquement
Ce qu'il avait fait avec grâce.
Aux bravos donnés à notre art
Par des spectateurs en délire,
Nous avions chacun notre part,
Il étonnait, je faisais rire.
Que penses-tu de ce métier ?
Il est moins noble que ma race,
Car enfin le meilleur paillasse
N'est qu'un parodiste grossier.
Mais sur ce point en Angleterre,
En France, et dans le monde entier,
Ton amant a plus d'un confrère.
Le bourgeois qui des gens de Cour
Prend la morgue et l'impertinence ;
Le vieillard qui parle d'amour ;
Le poltron jouant la vaillance ;
Le barbouilleur de feuilletons
Singeant Fréron et Desfontaine,
Et l'orateur énergumène
Qui croit, en enflant ses poumons,
Discourir comme Démosthène ;
Et l'intrigant qui sans crédit,
Promet de l'argent et des places ;
L'ignorant qui fait l'érudit,
Le sot tranchant du bel esprit ;
Tous ces gens-là sont des paillasses.
Mais de doubler un voltigeur
J'éprouve à la fin quelque peine,
L'ambition saisit mon cœur,
Je prétends être seul en scène ;
Et je me fais escamoteur.
Malheur à qui veut sans audace
Exercer cet adroit talent ;
En fait de tours de passe-passe
Il ne faut opérer qu'en grand.
Plus d'un maître en escamotage
Dédaignant les humbles succès,
A tiré de ses gobelets
Biens, femme, palais, équipage ;
Moi, resté pauvre comme Job
Dans le cours de mes pasquinades,
Je n'ai de bâton de Jacob
Tiré jamais que des muscades.
J'ai laissé là mon sot métier,
Le trafic m'offrait une chance.
Mais sans fonds pour en essayer,
Que trouver à ma convenance ?
Enfin à force de chercher
Je me fixe de préférence
Sur les pierres à détacher.
Je m'applaudis de ce commerce
Par où j'aurais dû commencer,
Maintenant encor je l'exerce,
Et ne veut point y renoncer.
Sur lui seul mon espoir se fonde
Pour vivre et pour me relever,
Car il n'est personne en ce monde
Qui n'ait quelque tache à laver.
Si tous ceux à qui ma recette
Serait d'un utile secours,
De mes pierres faisaient emplette,
Ma chère Élise, en peu de jours
Ma fortune encor serait faite.