Épître d'un grand-père à son petit-fils, né dans le cours de la Révolution

Année de composition

s.d.

Genre poétique

Description

Alexandrins

Texte

Heureux fruit de l'hymen, cultivé par l'amour,
Ton berceau devrait être environné de roses,
Sous un tranquille ciel nouvellement écloses ;
Mais, hélas ! sous quel signe as-tu reçu le jour ?
Quoi ! Tes premiers regards, au bruit confus des armes,
Ont vu couler le sang, ont vu verser des larmes ;
Tu pouvais t'endormir dans les bras de la paix ;
Ton repos fut troublé par les cris des victimes
Que la rage immolait aux ministres des crimes ;
Et ton enfance germe au milieu des forfaits.
Telle une tendre fleur, sur ses faibles racines,
Perce, croît et s'élève à travers les épines.
Mais de la nuit des temps sondant la profondeur,
Ton aïeul apperçoit l'aurore du bonheur.

Sommeille, cher enfant, au sein de l'innocence ;
Sois l'heureux Alcion, dont le nid sur les flots
À l'aquilon fougueux commande le repos.
L'esclavage rampant et l'aveugle licence
Bientôt sur leurs débris reverront l'équité,
De ses cruels affronts venger l'humanité.
Des obscurs préjugés la raison triomphante
Fera briller sur nous la lumière éclatante
De ce flambeau sacré que le ciel dans ses mains
A remis pour guider les fragiles humains.
L'auguste vérité, fille de la Nature,
Arrachera le masque à la noire imposture,
Dont les coupables bras teints du sang des mortels,
Aiguisent les poignards à l'abri des autels.
De la sainte amitié, charme de tous les âges,
Besoin pressant de l'âme, aliment des bons cœurs,
Plaisir de tous les temps et passion des sages,
Le Français plus heureux goûtera les douceurs.

Ô fils chéri ! Ce fruit, qui pendant ton enfance
Se mûrit au foyer de la douce espérance,
Te semblera bien doux ; tes innocentes mains
Pourront le recueillir dans des temps plus sereins ;
Ton œil ne verra plus, pour cacher sa bassesse,
Un vampire insolent, issu d'un vil laquais,
Avec le sang du peuple acheter sa noblesse ;
Un tartufe méchant, dans ses fougueux accès,
Prêcher l'assassinat, au nom d'un dieu de paix ;
Au temple de Thémis, la sordide avarice
Prononçant ses arrêts et vendant la justice ;
Tu n'iras point ternir les fleurs de ton printemps
Dans un poudreux collège, où de graves pédans,
Hideux épouvantails, au front de la jeunesse,
À la place des ris imprimaient la tristesse,
Et de leurs préjugés, de leurs folles erreurs,
Lui vendaient les leçons aux dépens de ses mœurs.
Tu ne rougiras plus, dans l'enceinte sacrée,
D'appercevoir un fat, assis près de l'autel,
Partager un encens qui n'était dû qu'au Ciel,
Et sur les murs du temple afficher sa livrée ;
Sous la crasse du froc, un moine enflé d'orgueil,
Se décorant du nom de baron ou de comte,
Assembler ses vassaux autour de son fauteuil,
Recevoir leur hommage et n'en pas avoir honte.

De la Raison, mon fils, l'amour-propre est l'écueil.
Le temps vient d'effacer ce ridicule extrême.
Apprends donc, cher enfant, de ton aïeul qui t'aime,
Que l'homme le plus digne est le plus vertueux,
Et qu'avec ce seul titre il se passe d'aïeux ;
Que ce titre est sublime ! Ah ! Pour ton âme pure
Il aura plus d'attraits que tous les titres vains
Achetés par l'orgueil, vendus par l'imposture,
Burinés à grands frais sur de vieux parchemins.
Le tien est dans ton cœur gravé par la Nature,
C'est elle qui forma Caton et Regulus,
Le sage Phocion et le juste Aristide ;
Dans leur âme elle mit le germe des vertus ;
Vers la félicité, pour lui servir de guide,
Aux rivages du Tibre elle dit à Titus :
Sans cesse rends heureux tout ce qui t'environne ;
Le bonheur réfléchit sur celui qui le donne ;
Il écoute sa voix, et son nom respecté
Ira de bouche en bouche à la postérité.
Libre dans ta pensée et vrai dans tes discours,
Montre-toi tout entier, et fuis les vains détours
De ce monstre intrigant qu'on nomme politique,
Et dont Machiavel traça la marche oblique ;
Sur-tout sois honnête homme, et respecte à la fois
Et le trésor des mœurs et le dépôt des lois ;
Les lois, frein nécessaire, agréable esclavage,
Qui des propriétés nous assurant l'usage,
Contre l'oppression prête un heureux secours
Les mœurs, dons étrangers à des âmes serviles,
Trésor que la Nature a placé loin des cours.
Ah ! Sans elles les lois sont à l'homme inutiles ;
C'est un bon grain semé sur des sables stériles.
Des différens États les mœurs sont l'ornement.
Les lois, même les lois n'en sont qu'un supplément.

Mais j'entrevois ce temps où l'ardente jeunesse
D'un attrait inconnu ressent la douce ivresse ;
De ses jeux innocens, objets de ses désirs,
Son cœur désabusé veut de nouveaux plaisirs.
L'aspect d'un clair ruisseau, l'émail de la prairie,
D'une sombre forêt la verdure chérie,
Dans son feuillage épais le concert des oiseaux,
Des bergères formant, sous un antique hêtre,
Au son de la musette, une danse champêtre,
La pourpre de Bacchus, couronnant les coteaux ;
Ces objets à son âme, encor simple et novice,
Suffisaient ; mais un feu dans ses veines se glisse ;
Il l'agite, il l'embrase, et ce feu chaque jour
S'accroît. Quel est-il donc ce beau feu ? C'est l'amour,
Par qui tout s'embellit et s'anime et s’épure ;
Il est l'agent secret de toute la Nature.
On dit de tous les dieux qu'il est le plus puissant ;
Eh bien, mon fils, ce dieu… Ce dieu n'est qu'un enfant ;
Il faut tout dire, hélas ! le fripon a des ailes ;
Il court de fleurs en fleurs, choisit les plus nouvelles.
Tel est le papillon ; tel on peint le zéphir.
Mais on peut le fixer par les nœuds de l'estime ;
Il s'attache aux talens, et l'esprit le ranime,
Et ce volage dieu, que l'ennui fait languir,
Par l'attrait du bonheur, entraîné sur leurs traces,
Ne se laisse enchaîner que par la main des grâces.

Des passions, s'écrie un froid déclamateur,
Défiez-vous ; d'abord ces syrènes perfides,
Dérobant sous les fleurs leurs pièges homicides,
S'emparent de nos sens et séduisent le cœur ;
Bientôt elles y font, cruelles euménides,
Naître le désespoir, la rage, la fureur.
Arrête, vil pédant, tu n'es qu'un imposteur ;
Veux-tu donc des mortels, par tes harangues plates,
Les modelant sur toi, faire autant d'authomates[sic],
Et briser ce ressort qui, des plus grands héros,
Dans les champs de l'honneur dirigea les travaux ?
Dieu fit tout pour le mieux ; sans la colère même
Un père pourrait-il corriger ce qu'il aime ?
Le pilote prudent, sur les flots mutinés,
Se sert de tous les vents contre lui déchaînés ;
Au feu des passions, disciple d'Uranie,
Newton sut allumer le flambeau du génie ;
Sans leurs crayons, Virgile aurait-il peint Didon ?
Sur des tons différens, du Tasse et de Milton
Leurs mains seules montaient l'harmonieuse lyre,
Conduisaient les pinceaux des Guides, des Poussins,
Et dessinaient les plans de Mérope et d'Alzire ;
On doit même compter, parmi leurs attributs,
Les généreux efforts de toutes les vertus.
Ah ! Sans les passions, les amans de la gloire
Ne seraient point inscrits au temple de mémoire ;
Et de l'âme et du cœur elles sont les ressorts ;
Mais la Raison, mon fils, doit régler leurs transports ;
D'un cœur né vicieux elle fit un Socrate ;
Tel on vit autrefois le belliqueux Sarmate,
Par le secours du frein, faire, habile écuyer
D'un animal fougueux un docile coursier ;
Telle, par ses accords, la touchante harmonie
Excite d'Alexandre ou calme le génie.

À tes yeux, de Clio les fidèles pinceaux,
Des âges et des temps offriront les tableaux.
Là, le mortel atteint d'une crainte frivole,
Du dieu qu'il a sculpté court encenser l'idole ;
L'un le couvre d'acier, et dans son noir transport
Fait seoir à ses côtés la terreur et la mort ;
Un autre arme son bras des flèches du tonnerre ;
Au jeu de son sourcil il fait trembler la terre ;
Le stupide Africain le voit dans le caillou
Dont ses grossières mains forment son manitou ;
Tandis qu'aux bords du Nil on le plante, on l'arrose,
Le légume adoré reçoit l'apothéose ;
L'Indien du grand Lama, fléchissant le genou,
Adore l'excrément et le porte à son cou.

L'homme dans tous les tems, par un cruel outrage,
De la divinité défigura l'image ;
Et pour mieux à son gré tyranniser son cœur,
Le bonze fourbe, avare, accrédita l'erreur.

Quel est cet être enfin que tout mortel implore,
Qu'il cherche à deviner, qu'il peint et qu'il ignore ?
Il existe, mon fils ; mais à tes faibles yeux
Si ces globes de feu qui roulent dans les cieux,
Si tous les élémens, l'univers, si toi-même,
Ne prouvent point assez sa puissance suprême,
Interroge ton cœur, foyer du sentiment,
Rien ne peut démentir son langage éloquent ;
Il te dira, mon fils, que sa main bienfaisante
De ta félicité posa le fondement ;
Que la vertu sans lui, fière, vaine, impuissante,
Pour l'homme ne serait qu'un futile ornement ;
Qu'il plaça le remord dans le fond de notre âme,
Témoin trop clairvoyant qui sans cesse réclama
Contre ces attentats destructeurs de la paix ;
Au perfide Cromwell reproche ses forfaits ;
Du rival de Pompée empoisonne la gloire,
Et tourmente Gustave au sein de la victoire.

Par les subtils détours d'un vain raisonnement
Vouloir l'approfondir serait une sottise.
Laissons ce vain travail aux docteurs de l'Église ;
L'espace, les saisons, l'ordre, le mouvement,
La matière, nos sens, le temps, le sentiment,
Oui, la Nature entière a décelé son être ;
Mais c'est par ses bienfaits que tu dois le connaître.

Lorsque dans un jardin, au lever de l'aurore,
Les trésors de Pomone et les parfums de Flore,
L'or, l'azur, le carmin, en tous lieux répandus,
Excitent tes désirs, frappent tes sens émus :
Voudrais-tu donc savoir si l'ouvrier habile,
Maître de ce terrain qu'il sut rendre fertile,
A la peau d'un satyre ou le teint d'Adonis ?
Qu'il soit grand ou petit, peu t'importe, jouis ;
Savoure les doux sucs de la pèche vermeille ;
Cueille les fruits sucrés du vivace poirier ;
Moissonne les raisins suspendus à la treille ;
Ne t'inquiète pas du savant jardinier ;
C'est par l'œuvre, mon fils, qu'on connaît l'ouvrier.
Tout bien nous vient de Dieu ; le mal est notre ouvrage :
Tandis que sous nos pas, l'avarice, l'orgueil,
Creusent un précipice ou cachent un écueil,
Le bonheur ignoré vit à côté du sage ;
Son front n'est point couvert de superbes lauriers ;
L'olive de la paix ombrage ses foyers ;
De la vertu, mon fils, tel est l'heureux partage.

Dans ce doux entretien, ton aïeul aujourd'hui
Voudrait à ta jeunesse offrir un sûr appui :
Écoute donc ; des maux échappés à Pandore,
Le plus cruel de tous, mon enfant, c'est l'ennui ;
Son poison froid et lent sourdement nous dévore ;
L'homme, quoique vivant, meurt sans cesse avec lui ;
Et toujours accablé de sa lourde existence,
Tout lui déplaît ; il bâille et fait bâiller autrui.
Mais tu peux éviter sa maligne influence,
Si les muses, les arts, le savoir, les talens,
Des fleurs qui sous leurs doigts naissent en abondance
S'empressent à l'envi de parer ton printemps.
Acquiers, mon cher enfant, par la douce habitude,
Et le goût du travail et l'amour de l'étude ;
Sans danger parcourant et la terre et les mers,
Sur la carte suis Cook au bout de l'univers ;
De l'immortel Buffon que la main toujours sûre
À tes yeux enchantés dévoile la Nature ;
De Tacite, à grands traits, que le docte pinceau
Te présente des temps le fidèle tableau ;
Sois sensible, mon fils, aux accords de la lyre,
Et qu'aux cris d'Idamé ton âme se déchire ;
Recueille, en t'amusant, les fleurs d'Anacréon ;
D'Horace à Tivoli visite la maison ;
Disciple d'Isaac, conduit par son génie,
Dérobe quelquefois le compas d'Uranie ;
Mais pour te délasser de tes nobles travaux,
Des Lebrun, des Mignard, ranime les pinceaux ;
Fixant des traits chéris sur l'ivoire polie,
Redonne à tes parens une seconde vie ;
Et de l'art des Grétry empruntant le secours,
Par des sons attrayans charme leurs derniers jours.

Dans ta course incertain, ne vas pas comme Icare
Suivre les feux brillans d'un astre qui t'égare ;
De l'auteur d'Héloïse admire les écrits ;
Mon enfant, lis cent fois et relis son Émile ;
Écoute ses leçons et deviens son pupile.
Mais quand, animant tout sous ses pinceaux hardis,
De la société détracteur implacable,
Il peint les Hottentots accoudés sur sa table,
Et veut, en digérant des cailles à Paris,
Qu'on aille dans les bois, errant à l'aventure
Aux ours, aux sangliers, disputer leur pâture,
Ou parmi les Hurons, de sang toujours rougis,
Menant, sans lois, sans mœurs, une vie incertaine,
Pour être plus humains, vivre de chair humaine :
Écarte de ton cœur ce système affligeant,
De bon sens dépourvu, d'esprit étincelant ;
Au vrai, malgré l'esprit, la raison nous amène.
Vaudrait-il donc mieux être un cafre dégoûtant,
Rongeant de son voisin le crâne encor sanglant,
Qu'un bon cultivateur qui, par sa bienfaisance,
Répand autour de lui la vie et l'abondance ?
Que ce même frondeur, dans sa marche inconstant,
Qui cultive les arts, tout en les déprimant ?
Rejette ces erreurs qu'enfanta sa manie ;
Ose blâmer Rousseau, respecte son génie.
Ah ! Ressemble à l'abeille ; au milieu des poisons
Elle choisit les sucs qui forment ses rayons.

Cela ne suffit pas ; le bonheur n'est durable
Qu'autant qu'on sait unir l'utile à l'agréable ;
Tes yeux, quand ils pourront distinguer les objets,
Chez toi ne verront point un groupe de valets
Jouant au domino, bâillant à la fenêtre,
Oisifs, et copiant les vices de leur maître ;
Mais de bons ouvriers actifs, laborieux,
Qui changent les toisons en tissus précieux.
Celui qui le premier fit glisser la navette,
Sur son mobile essieu suspendit la charette,
Fertilisa les champs et nourrit les mortels,
Chez nos premiers aïeux mérita des autels.
On redoute le dieu qui lance le tonnerre ;
Mais on aime celui qui féconde la terre.
Je déteste ce fou qui troubla l'univers,
Et j'honore Riquet qui joignit les deux mers.

Sous les yeux attentifs d'une sensible mère
Croîs, mon enfant; remplis les vœux d'un tendre père ;
Par tes parens chéri, caressé tour à tour,
Reçois de chacun d'eux cent baisers chaque jour ;
Réponds à leurs propos par le plus doux sourire ;
Sur ces cœurs que l'hymen et l'amour ont unis
Qu'un heureux naturel assure ton empire,
Et du plaisir d'aimer connais déjà le prix.

Quand l'âge de l'enfance effacera les charmes,
Tu liras cet écrit par ton aïeul tracé,
Et tu diras alors, en versant quelques larmes :
Pourquoi de mon berceau fut-il si loin placé ?
Ah ! Comme dans ses bras j'aurais été pressé !
Dès mon aurore il prit intérêt à mon être ;
Son cœur me chérissait avant de me connaître.

 
 

Sources



MUTEL DE BOUCHEVILLE Jacques-François, Poésies diverses, Paris, Guilleminet libraire, 1807, tome 1, p. 238-249.