Épître d'un prisonnier délivré de la Bastille
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Texte
Des pleurs que j'ai versé la source est donc tarie !
Après vingt ans de mort on me rend à la vie.
Ton ami sort enfin de ce séjour d'oubli
Où la haine des Cours l'avait enseveli.
Tu t'étonnes déjà comment mon impuissance
A su d'un pareil joug lever le poids immense.
Connais, connais au moins par quel coup du destin
De mes longues douleurs j'ai pu toucher la fin.
Accueilli près des grands, confident de leurs brigues
J'appris à détester leurs coupables intrigues :
Un propos indiscret, en leurs cœurs me perdit.
Un mot était bien peu… Quel tourment le punit !
J'allai, loin des humains, dévorant ma souffrance
Traîner dans un cachot ma pénible existence.
L'horreur remplit mon âme et saisit tous mes sens :
Ma rage s'exhalait en des vœux impuissants ;
Heureux si le trépas eût fini ma carrière !
Je meurtrissais mon sein et mordais la poussière ;
Mais le malheur s'attache à ceux qu'il poursuivit,
Et la mort que l'on cherche est celle qui nous fuit.
Étendu sur la terre, égaré, l'œil humide,
Mon front ne laissait voir qu'un désespoir stupide.
Tour à tour je passais de douleurs en douleurs,
Des larmes à la rage, et de la rage aux pleurs.
J'essayai vainement, en forçant la nature,
D'exténuer mon corps, privé de nourriture
La fatigue et la faim, au défaut de secours,
Auraient dû terminer ma misère et mes jours.
Éloignant de mes yeux l'aspect de tout breuvage,
À ce supplice lent j'occupais mon courage ;
À moi-même inhumain, ma triste fermeté
Repoussait l'aliment qui m'était présenté.
Bientôt, hélas ! Cédant au mal qui nous déchire,
La nature sur nous prend un cruel empire :
Je reçus de nouveau la force de souffrir,
Et sans fruit, chaque jour, je me laissais mourir.
Ah ! Pourquoi, rappelant ma tristesse passée,
D'un effrayant tableau te noircir la pensée ;
Sans répandre des pleurs sur le destin d'autrui,
L'homme en a déjà trop à répandre sur lui.
J'apprends que dès longtemps, au sein de ta province,
Tu vis dans le repos, loin de la Cour du prince ;
Qu'abjurant à jamais un trop frivole honneur,
La perte d'un ami nuit seule à ton bonheur.
Eh bien ! Un dieu le rend au vœu de ta tendresse ;
Mon âme, dans ton sein, portera son ivresse,
Mes tourments serviront de leçon à tes fils ;
Tu verras ces cheveux parmi les fers blanchis ;
Tu presseras ce cœur flétri par la souffrance,
Dont la seule amitié rassure la confiance.
Le monstre qui sur nous veille au fond de la tour,
Déjà d'un jour nouveau m'annonçait le retour.
L'heure où l'on pénétrait ma retraite profonde
M'indiquait l'astre heureux qui régnait sur le monde ;
Autrement, poursuivis par un destin jaloux,
Et les jours et les nuits se confondaient pour nous.
Soudain autour de moi les voûtes retentissent,
D'un effroyable choc les souterrains gémissent,
Mon cachot ébranlé répond à ce fracas :
Je m'élance à l'endroit d'où partaient ces éclats :
Le front glacé, l'œil fixe et l'haleine captive,
Je prête à ce bruit sourd une oreille attentive,
Et distingue au milieu des cris des combattants
L'horrible explosion de deux bronzes grondants ;
J'entends déjà la voix des gardes avancées ;
Les clameurs des soldats, les portes enfoncées ;
Surpris d'un changement qu'il ne peut concevoir,
Mon cœur palpite alors de plaisir et d'espoir ;
Sans me laisser languir en cette incertitude,
Vers mon asile un dieu conduit la multitude :
On court, on nous arrache à l'horreur des prisons,
Et nos portes d'airain gémissent sur leurs gonds.
Le jour, dont si longtemps on priva ma paupière,
Éblouit mes regards peu faits à sa lumière.
Je tombe, et perds d'abord l'usage de mes sens…
Ah ! Bientôt revenu de ces saisissements,
Je nageais dans la joie ; et mon âme enivrée
Du poids qui l'oppressait fut alors délivrée.
La terre paraissait s'échapper sous mes pas ;
L'air que je respirais ne me suffisait pas.
La foule autour de moi se presse et s'interroge,
À leur tendre pitié je fais un juste éloge ;
Et me voyant ainsi, de bras en bras porté,
Je demande à quel fort je dois ma liberté.
« Ami, réponds l'un d'eux, une injuste puissance
Du poids de l'esclavage a fait gémir la France.
Les complots de la Cour et la voix des méchants
D'un roi né vertueux égaraient les penchants ;
Déjà dans les grandeurs ces âmes corrompues,
Par le frein du devoir n'étaient plus retenues ;
Enivrés de l'encens qu'en venait leur offrir,
Ils se croyaient des dieux sous qui tout doit fléchir.
Le forfait établit leurs droits illégitimes ;
Ils comptaient les humains comme autant de victimes,
Et sans mettre de borne à leur autorité,
L'oppression alors remplaçait l'équité.
Du monarque une fois la vérité s'approche,
Instruit de tant de maux, son cœur se les reproche.
Résolu d'appeler, pour amener la paix,
Du fond de ses états ses plus sages sujets,
Du royaume en sa Cour il convoque l'élite
Et dissipe les bruits que ce désordre excite.
Mais la brigue en courroux distillant ses poisons,
Cherche à semer la haine et les divisions.
Par ses noires fureurs cette auguste assemblée
Dans ses dignes emplois est aussitôt troublée.
Du prince que l'on trompe on fascine les yeux ;
On lui peint ses sujets comme séditieux :
De leur maître sur eux attirant la disgrâce,
Leur zèle est nommé crime, et leur courage audace ;
Par des ordres affreux au monarque surpris,
De nombreux bataillons s'avancent vers Paris.
Et l'Allemand sorti du fond de ses montagnes,
De tentes et de fer hérisse nos campagnes.
Un seul homme restait, dont la sévérité
À l'intrigue opposait l'exacte intégrité.
Son nom dans tous les cœurs porta la confiance,
Dans Paris alarmé rétablit l'abondance,
Et son crédit trompant de fatals pronostics,
Maintint un ordre sûr en nos trésors publics.
Les efforts du mensonge et les cris de l'envie
Arrêtaient ses travaux et déchiraient sa vie ;
Déjà même la Cour obtenait son exil…
Le peuple épouvanté, prévoyant son péril,
Accourt, se porte en foule au palais de son maître,
Et de sa perte ému, veut le voir reparaître.
La crainte en un moment s'empare des esprits,
Chacun tremble et l'on rend le ministre a ses cris.
Que dis-je ? La cabale a lui nuire empressée,
Frappe d'un nouveau coup sa constance lassée.
Il part, et va chercher un asile écarté,
Où le mérite en paix soit moins persécuté.
À peine dans nos murs la nouvelle est semée,
Que notre âme inquiète au repos est fermée.
On entend dans Paris un murmure confus,
Les spectacles déserts, les bals interrompus,
Des vains amusements la troupe fugitive
De la Seine effrayée abandonnent la rive,
Terpsicore brisant son luth harmonieux,
S'enfuit avec Thalie hors de ces murs affreux
Du ministre banni considérant l'image,
Le peuple de ses pleurs lui présente hommage.
Des dangers dont ses cris sont un avant-coureur,
Une cloche lugubre apprend toute l'horreur.
Le citoyen troublé, désertant son asile,
Aux maux de sa patrie offre un secours utile :
Brûlant d'un même zèle, artisans, ouvriers,
À d'utiles travaux forment leurs ateliers ;
Et mêlant leurs clameurs à ces larmes publiques,
De nos temples sacrés inondent les portiques.
L'ombre à qui faisait place un jour si malheureux
Couvrit leur désespoir d'un voile nébuleux.
La lune dans son cours, sombre par intervalle,
Éclairait à regret une nuit si fatale.
Tout respirait l'effroi ; le silence des vents
Laissait entendre au loin de sourds frémissements
Plusieurs armés de fer et de torches funèbres
Promenaient leur fureur à travers les ténèbres :
Et de ces grands revers maudissant les auteurs,
Juraient d'en accabler les vils instigateurs,
Ces troupes, par Biron autrefois gouvernées,
Vers un peuple opprimé noblement entraînées,
Au prix de tout leur sang défenseurs de nos jours,
Au plus juste parti prodiguant leurs secours,
Et par l'heureux effet d'un dévouement sublime,
Sont sourds aux noirs arrêts qui leur dictaient le crime.
Le cri de l'héroïsme et de la liberté,
Réveille en tous les cœurs une mâle fierté.
Une armée innombrable, en trois jours établie,
D'un camp qui la menace affronte la furie.
Ce tas d'efféminés, sybarites obscurs,
Qu'au sein de la mollesse ont vu naître nos murs ;
Pour défendre avec nous la nation captive,
S'arrachent aux langueurs d'une existence oisive.
Mille instruments divers, sous nos mains reforgés,
Dans le sang ennemi sont prêts d'être plongés.
Haches, glaives, poignards, tout sert d'arme au courage,
Le père, en frémissant, à ses fils les partage ;
De nos toits découverts les débris enlevés,
Sont, contre la surprise, avec soins réservés,
Déjà l'auguste asile ouvert à l'invalide
Livre ses arsenaux à ce peuple intrépide ;
Ses canons destructeurs roulent vers ce château
Qui de tant d'innocents fut l'unique tombeau ;
Et par le citoyen la Bastille conquise,
De nos vils oppresseurs rompt l'infâme entreprise. »
À peine achevait-il cet effrayant tableau,
Que mon œil est frappé d'un spectacle nouveau :
Du traître de Launay la tête ensanglantée
Par un peuple en courroux en triomphe est portée,
Des lambeaux déchirés d'os et de chair meurtris
Sont aux pieds des vainqueurs, foulés avec mépris ;
Flessel, dont l'âme atroce et de nos biens avide,
Livrait la ville entière au fer de l'homicide ;
Flessel, qui de la Cour agent servile et bas,
Préparait sourdement l'abîme sous nos pas ;
Flessel, dis-je, à mes yeux subit l'affreux supplice
Que lui sut mériter sa barbare avarice.
Tous ces grands conjurés, à ce bruit dispersés ;
Voient leurs noirs complots détruits et renversés.
Louis, de leurs projets, pénètre enfin la trame ;
Un Dieu conservateur vient éclairer son âme.
En ses bontés pour eux cruellement puni,
Il rappelle en sa Cour le ministre banni ;
Nos députés à peine annoncent sa présence,
Qu'il a rivé en nos murs sans crainte et sans défense.
De tant d'hommes armés le formidable aspect
N'effraye point un roi sûr de notre respect :
La noble confiance écrite en son visage
Des Français attendris lui mérite l'hommage :
En chaque citoyen il rencontre un soldat
Prêt à mourir pour lui, comme à servir l'État.
Bailly, dont tant de fois l'éloquence rapide
A porté le flambeau dans une nuit perfide,
Organe des vertus et ministre de paix,
Du monarque équitable annonça les bienfaits :
Déjà de son repos Paris n'est plus en doute,
Le peuple avec transport s'empresse sur sa route
Et l'affreux despotisme à jamais impuissant,
Loin d'un climat si beau s'enfuit en rugissant.
Le jour même où Louis vint calmer les alarmes
J'ai vu tomber ce fort arrosé de mes larmes ;
J'ai foulé sous mes pas les murs où tant de fois.