Épître à l'Institut national sur la nécessité d'encourager les artistes

Auteur(s)

Année de composition

1798

Genre poétique

Description

Mots-clés

Paratexte

Texte

N'est-il pas tems enfin que de l'ingrat oubli
Où depuis plus d'un lustre il souffre enseveli
L'Artiste languissant se relève et respire ;
Que de la liberté le bienfesant empire
Ressuscite le goût et l'amour des beaux-arts ?
Vainement le Français, sous les drapeaux de Mars,
Fort des succès nombreux de sa rare vaillance,
Dans les champs de la mort impétueux s'élance ;
C'est en vain qu'aux combats il guide avec honneur
Le char toujours sanglant du fier triomphateur,
Si loin des camps encore il n'obtient la victoire.
Il est plus d'un sentier qui conduit à la gloire.
Que, des arts de Pallas également épris,
Partout en même tems il remporte le prix ;
Qu'il franchisse à la fois l'une et l'autre barrière ;
Des armes et des arts honorons la carrière.

Aux artistes Minerve inspira sa fierté :
Ces enfans du Génie et de la Liberté,
Amis de la Nature, et comme elle sauvages,
Ne peuvent adopter de serviles usages :
Ils brûlent d'exercer leurs talons créateurs,
D'éterniser les faits de nos héros vainqueurs ;
Mais s'il faut d'un ministre implorer la puissance,
On ne les verra point grossir son audience ;
Sous ce joug importun ils ne sauraient fléchir.
Eh bien ! C'est donc à vous de les en affranchir.
L'intérêt de leur gloire auprès de vous m'appelle ;
J'ose ici me livrer aux transports de mon zèle ;
Ou plutôt, réprimant ce zèle dangereux,
Je cherche à ma faiblesse un appui généreux.
Oui, j'irai le premier, plein d'une noble audace,
En faveur des beaux-arts soulever le Parnasse ;
J'irai solliciter, honorable intrigant,
L'auteur harmonieux, doux, fécond, élégant,
Qui deux fois aux Français chanta les Géorgiques,
Delille, inscrit déjà dans le rang des classiques.
Bientôt Lebrun, ému d'un pindarique accès,
Saura chanter les arts ainsi que nos succès ;
J'entraînerai Chénier, dont la muse énergique
Pour eux va s'enflammer d'un feu patriotique ;
Malgré ses soins divers, j'ose compter sur lui ;
Nourri de tous les arts ; il leur doit son appui.
À l'accueil de Ducis je puis encor prétendre ;
La première, sa voix saura se faire entendre ;
Et Neufchâteau, rival de ces chantres divers,
Exaucera mes vœux au bruit de leurs concerts.

Gloire, salut aux arts ! C'est leur puissant génie
Qui dans un vaste État excite l'industrie.
Voyez de toutes parts l'Artiste consulté,
Semer partout l'aisance et la prospérité.
Dans nos grands ateliers, arsenaux du Commerce,
Voyez comme à sa voix tout s'anime et s'exerce :
Il réprouve sans feinte un goût bizarre ou faux,
Il ajoute aux beautés, corrige les défauts ;
L'étranger, l'or en main, vante notre élégance,
Et des pinceaux de l'art découle l'abondance.

Pour prix de ces talens, donnez-leur des travaux :
Vous vous enrichirez de chefs-d'œuvre nouveaux ;
Toutefois de leurs soins assurez le salaire ;
Faites qu'en leur travail ils puissent se complaire,
Afin que leur sujet, à loisir médité,
Soit encor par le tems sur la toile arrêté.
Ainsi l'onde s'épure alors qu'elle est tranquille.

Ouvrons à leurs succès un champ vaste et fertile.
Vous donc, de qui l'organe au vrai seul consacré,
Peut ramener le goût trop long-tems égaré,
Dites, sans balancer, qu'aux fastes de l'Histoire,
Des siècles les plus beaux les beaux-arts font la gloire
Que sous le vain amas de leurs propres lauriers,
Cent peuples conquérans ont péri tout entiers,
Qui brilleraient encor, dignes de nos hommages,
Soutenus par les arts sur l'océan des âges.
Enseignez à jouir aux nouveaux favoris
Que l'aveugle fortune a flattés d'un souris ;
Ils ne connaissent point le prix de la richesse.
Exempts de ces dégoûts qu'enfante la mollesse,
En savourant des arts les fruits délicieux,
Ils se croiraient admis à la table des dieux ;
Et dans le même asile où leur âme flétrie
Du sein de l'égoïsme insulte à la patrie,
Ils verraient leurs flots d'or, souvent grossis de pleurs,
S'épurer dans leur cours et rouler sous les fleurs.
Qu'ils cessent d'affecter une ignorance vaine ;
Les beaux-arts sont pour tous ; on en jouit sans peine :
Tel qui n'était d'abord que simple possesseur,
Sut bientôt s'élever au rang de connaisseur.
Par une attention sévère et continue
L'œil s'exerce, le goût par degrés s'insinue ;
II s'épure, s'accroît par la comparaison ;
Des formes, des effets, sait se rendre raison ;
Devient juge, et discerne enfin avec justesse,
Des beautés qu'il admire, un défaut qui le blesse.
Tel cet observateur d'un regard curieux
S'exerce à contempler le mouvement des cieux ;
Et, plus hardi bientôt, il interroge, il sonde
Les secrets éternels de l'artisan du monde.

Je le dis à regret, si mes vœux sont déçus,
Les arts vont triompher chez des peuples vaincus.
Nous les verrons en pleurs s'exiler de la France,
Las du poids accablant de son indifférence,
Tandis que nos voisins, prompts à les accueillir,
De leur concours heureux sauront s'enorgueillir,
Et, fiers de cultiver les fruits de leur génie,
Iront leur prodiguer l'encens qu'on leur dénie.
L'Artiste, dont l'honneur est l'unique aliment,
Le poursuit en tous lieux, le cherche aveuglément.
Telle on voit, sur la mer vainement agitée,
Se tourner vers le Nord une aiguille aimantée ;
Tel encore, à travers mille et mille détours,
Par sa pente entraîné le ruisseau suit son cours.

Ne différez donc plus ; hâtez-vous, le tems presse.
Qu'à mes justes souhaits l'Institut s'intéresse.
Nous possédons encor de ces fiers nourrissons,
Qui du dieu de Délos ont reçu des leçons ;
Lui-même il alluma le feu qui les dévore,
Et leurs germes captifs s'agitent pour éclore.
Mais an délai perfide, un obstacle envieux,
Vont peut-être , étouffant ces germes précieux ,
Porter à leurs talens une atteinte mortelle ;
On verra tout à coup s'éteindre Praxitèle,
S'éclipser avec lui Raphaël, le Poussin,
Que le Louvre orgueilleux élevait dans son sein.
Je sais qu'aux grands exploits la France accoutumée
De vainqueurs à son gré peut produire une armée ;
Mais ce siècle fameux et fécond en héros
Qui, sous les lauriers même ennemis du repos,
Nous ont fait oublier les batailles d'Arbelles,
D'Alexandres prodigue, est avare d'Apelles.

S'il en existe encor, pourquoi les affliger ?
Ah ! Plutôt ne songeons qu'à les encourager !
Athlètes généreux qu'un long repos énerva,
Ranimez vos esprits à la voix de Minerve ;
Émus par sa présence, au milieu des hasards,
Vers Arcole et Lodi peignez un nouveau Mars.
Fameux dans les combats, et grand dans la victoire,
Il peut tous vous couvrir des rayons de sa gloire.
Bientôt de toutes parts mille rians tableaux
Vont, signalant la paix, illustrer vos pinceaux :
Libres, vous choisirez ; quand le sujet inspire,
Soudain la toile parle et le marbre respire.
Ainsi, l'aigle languit dans sa captivité ;
Mais rendez-lui les airs, il plane avec fierté ;
Sur le flambeau du jour il arrête sa vue,
Et couvert de ses feux il se perd dans la nue.