Épître à M. du M., gouverneur de M. de B**, en lui envoyant ma lettre sur « Anacharsis »

Auteur(s)

Année de composition

1789

Genre poétique

Description

Paratexte

Avril 1789

Texte

Ô vous, qui nous formez, par vos soins vigilants,
Non pas un héros sanguinaire,
Un de ces illustres brigands
Que fatigue la paix, qui respirent la guerre ;
Mais un homme de bien, un ami des talents,
Un fils très digne enfin de son vertueux père ;
En lui lisant Anacharsis,
En lui faisant goûter ces tableaux rajeunis,
Où vivent tour-à-tour Homère et Démosthène,
Ami, développez ce que j'effleure à peine.
Que ses jeunes regards ne soient point éblouis
De l'éclat décevant de la moderne Athènes ;
Qu'il contemple effrayé l'abîme où nous entraîne
Le luxe des désirs et celui des Écrits,
Quand la Licence souveraine,
Chassant la Liberté dans sa fougue hautaine,
Règne, la torche en main, sur ses autels détruits.
Qu'il voie, en lisant cette Histoire,
Où tout est déguisé sous des pinceaux flatteurs,
Que le siècle du goût n'est pas celui des mœurs,
Et que le bonheur suit le règne de la gloire.
Oh ! Si jamais ta patrie et son roi,
Pour couronner les vertus de son père,
Placent entre ses mains la garde héréditaire
Du sceptre de Thémis et du sceau de la loi,
Qu'il sache, revêtu de ce sublime emploi,
Que des publiques mœurs il est dépositaire…
Mais les mœurs ne sont plus ; les lois sont sans pouvoir ;
De l'Égoïsme affreux le système homicide,
Un luxe sans pudeur, un intérêt sordide,
Ont rendu l'homme sourd à la voix du devoir.
Principes, mœurs, vertus, quand tout tombe et s'abîme,
Qu'inventer pour servir de contrepoids au crime ?
Comment régénérer un Peuple corrompu ?
Comment rendre à l'honneur son ressort détendu ?
Amour du bien public, amour de la justice,
Sous les pas des Français fermez le précipice !
Embrasez tous les cœurs, croissez, étendez-vous,
Et des dieux irrités apaisez le courroux !
Ils vont luire ces jours prospères,
Ces jours si longtemps attendus,
Où les talents et les vertus,
Pour le bonheur de tous, uniront leurs lumières.
Oui, je vois tous les ans noblement soutenus,
Dirigés vers le beau prudemment contenus,
Préférant (dégoûtés des succès éphémères)
Les palmes de Minerve aux roses de Vénus.
Je vois s'anéantir ces gothiques chimères,
Ces privilèges, ces abus
Qui rendent ennemis des humains qui sont frères.
Nos citoyens heureux, à leurs travaux rendus,
Respecteront les grands et ne la craindront plus[1].
La Liberté, non point ce démon fanatique,
Qui, sans règle et sans frein, trouble la République,
Mais cette Liberté qui donne le pouvoir
De faire en tous les temps ce que l'on doit vouloir,
De la félicité cette source énergique,
Sur nos Peuples soumis, changés en citoyens,
Avec égalité répandra tous ses biens.
Deux mortels bienfaisants auront sauvé la France :
Par eux la voix du Peuple en poids égal balance
Les suffrages unis des deux ordres rivaux.
Tout sera partagé, les honneurs, les impôts.
Le laboureur content, dans ses rustiques fêtes,
Jouira du doux sort que lui promit Henri ;
Et sans distinction de noble, ou d'affranchi,
La loi, l'égalité veilleront sur nos têtes.
Ainsi puisse des dieux l'équitable bonté,
Du bonheur le plus pur récompenser leur zèle !
Sur ces astres sauveurs, la France qui chancelle,
Attache son regard par l'espoir agité…
Mais hélas ! C'en est fait de notre liberté,
Sans la concorde fraternelle…
L'Europe, l'Univers vous regardent, Français !
Songez que ce moment ne reviendra jamais.

 

  1. ^ Vers de Voltaire
 
 

Sources

Almanach des Muses de 1790, ou Choix des poésies fugitives de 1789, Paris, Delalain, 1790, p. 27-29.