Épître à Mme ..., partie de France pour l'Italie, le 6 octobre 1789

Auteur(s)

Année de composition

1789

Genre poétique

Description

Octosyllabes

Musique

Paratexte

Texte

À travers l'aspect formidable
De mille fusils citoyens,
Au bruit du tambour redoutable
De nos Césars parisiens,
Lorsque partout dans ta patrie
On n'entend plus que l'harmonie
Et du canon et du tocsin,
Et que Paris voit dans son sein
Des bacchantes en pleine orgie,
Chargeant de fers un souverain
Trop faible, hélas ! Et trop humain,
À regret lui laisser la vie :
Héroïne mal aguerrie,
Tu vas courir les grands chemins,
Et chercher des jours plus sereins
Sous le beau ciel de l'Italie.
Combien avant que ce séjour,
Femme aimable, t'ait recueillie,
Mon cœur, qui jamais ne t'oublie,
Frémira pour toi chaque jour !

De nos gardes nationales
Tu vas d'abord fixer les yeux ;
Puis les magistrats soupçonneux
De nos hordes municipales
T'interrogent à qui mieux mieux.
Ils ne comprendront qu'avec peine
Que, pour agrandir son talent,
Un artiste aille innocemment
Visiter la plage lointaine
Où sur ses pas à tout moment,
S'élève le débris savant
De la splendeur grecque et romaine.
Ne rêvant jamais qu'attentat,
Ils penseront que ce voyage
Où la gloire seule t'engage
Cache un complot contre l'État,
Et que fuyant nos Érostrate,
Tu vas te joindre, sans pudeur,
À ces maudits aristocrates
Qui nous ont fait, dans leur fureur,
Si peu de mal et tant de peur.
Vingt fois avant de voir le Tibre,
Voilà donc l'artiste arrêté,
Et réclamant sa liberté
Dans le royaume le plus libre :
Heureuse encore, assurément,
Si tout le peuple répétant
Le bon mot du Paris moderne,
Ne délibère très gaiement
Qu'en attendant le jugement
Il faut te mettre à la lanterne !
Mais aussi pour fuir, quel moment !

Eh quoi ! Le spectacle magique
D'une monarchie, en trois mois
Étouffant ses antiques lois
Sous le pouvoir démocratique ;
L'étalage métaphysique
Du rang de l'homme et de ses droits ;
L'assemblage, sans doute unique
De mille orateurs à la fois
Parlant, criant, allant aux voix
Pour sauver la chose publique,
Et l'Empire mis aux abois
Par l'éloquence épidémique
De tous ces Démosthène rois ;
De nos petits Sénats bourgeois
Les séances cacophoniques ;
Pour prix de leurs honteux exploits,
De vils soldats chargés de croix
Et de rubans patriotiques ;
De vingt châteaux incendiés
Le coup d'œil vraiment pittoresque ;
L'attitude chevaleresque
De nos grenadiers de trois pieds ;
Un roi qui ne sort que par grâce,
Qu'on garde à vue en son jardin,
Heureux de pouvoir le matin
Faire deux tours sur sa terrasse ;
Nos aimables divisions,
Notre misère et nos largesses ;
Nos sincères adhésions
Et nos fraternelles adresses ;
Nos disputes sur le veto,
Nos cafés, nos clubs, nos nouvelles,
Nos mensonges in-octavo,
Et nos journaux et nos libelles
À six deniers le numéro ;
Notre vaisselle à la monnoie,
Le trésor royal sans argent,
Et la France s'extasiant,
Et tout Paris ivre de joie ;
Voilà-ce que tu veux quitter !
C'est ce qu'à peine on pourra croire,
Et, pour jouir de notre gloire
Parmi nous tu devais rester.

Mais tandis que sur mon pupitre,
Ridant mon front, broyant du noir,
Au vent glacé de mon manoir,
Je te griffonne cette épître,
J'apprends qu'un heureux voiturin,
T'emportant loin de la frontière,
Touche au terme de sa carrière,
Et va dételer à Turin.
À la fin mon âme respire ;
Les dangers étaient pour nous deux,
Il n'en est plus, ma crainte expire,
Et le plaisir mouille mes yeux
De ces pleurs si délicieux
Que l'art voudrait en vain décrire.

Que ne puis-je au moins partager
Les fatigues de ton voyage,
Être témoin du juste hommage
Que rend sans doute l'étranger
À la Rosalba de notre âge,
Et sur l'italique rivage
Sentir, paisible passager,
Le prix du calme après l'orage !
Oublier ces affreux moments
Et de discorde et d'anarchie,
Ces spectacles, ces jeux sanglants
Inventés par la barbarie,
Où sur une lance avilie
J'ai vu des crânes dégoûtants
Charmer les yeux étincelants
D'une populace en furie !…
À ces mots, le tranchant acier
Taille en vain ma plume rebelle,
Entre mes doigts elle chancelle,
Et je crois sentir le papier
Sous ma main s'échapper comme elle.

C'en est donc fait ils ne sont plus
Ces jours si chers à la mémoire,
Ces siècles heureux que l'Histoire
Ne comptait que par nos vertus !
La nation la plus aimable
De jour en jour s'abâtardit,
Et l'on frissonne au seul récit
Des crimes dont elle est coupable.
Plus de grâce, d'urbanité,
D'enjouement, de galanterie.
Une subite frénésie,
Une aveugle férocité,
Ont remplacé la courtoisie,
L'estimable simplicité,
La franchise et la loyauté
De l'ancienne chevalerie.
Une ligue de novateurs,
Des légions de discoureurs,
Des pétitions téméraires,
Des motions bien sanguinaires,
Les droits les plus saints méconnus,
Les états, les rangs confondus,
Tous les hommes égaux par force,
Et les femmes et les maris,
Sur un point un instant unis,
Se pâmant d'aise au mot divorce ;
Des principes à contre-sens,
Des serments jusque dans les rues,
Des Lycurgue tombés des nues,
Des enragés, des enrageants,
Des Te Deum et des revues,
C'est à présent, chaque matin,
Grâce à nos chroniques exquises,
De nos malheurs, de nos sottises,
Ce qui forme le bulletin.

Non que, frondeur impitoyable
Du travail des nouveaux venus,
Et partisan des vieux abus,
Je m'obstine à trouver louable
Le mal qui n'existera plus.
Sans doute l'œil de la prudence,
Le compas de la prévoyance
Devaient remettre à leur niveau
Et la recette et la dépense ;
Sans doute un système nouveau
En rétablissant la balance,
Comblait le déficit immense
Qui semblait être le tombeau
Où descendait bientôt la France ;
Sans doute à l'injuste opulence
II fallait par humanité
Arracher le droit détesté
D'opprimer la faible indigence ;
De leur pouvoir illimité
Il fallait rendre responsables
Les agents de l'autorité ;
Ravir à d'orgueilleux coupables
Les honneurs de l'impunité ;
Réserver pour notre défense
Et ces tours et ces ponts-levis,
Geôliers affreux de l'innocence
Souvent livrée à la vengeance
De la maîtresse d'un commis ;
Il fallait voir anéantis
Des privilèges homicides ;
Il fallait enfin des subsides
Plus également répartis ;
Mais hélas ! D'une race entière
Fallait-il aggraver les maux,
Et la plonger dans le chaos
En lui promettant la lumière ?
Ah ! J'en appelle à la raison,
Est-il à propos, est-il sage,
Pour réparer un seul étage,
D'abattre toute la maison ?
Image trop juste, peut-être,
De ce fou qui, dans son taudis,
Faisait briser porte et fenêtre
Pour détourner un vent coulis.

Sans la chaîne douce et légère
Qui me liait à la beauté,
Aux talents, à l'aménité,
Et qu'en époux heureux de plaire
Je porte avec docilité,
Qu'avec plaisir j'aurais quitté
Cette ville aujourd'hui si fière
D'un sauvageon de liberté
Que des bords d'un autre hémisphère
Apporta le souffle empesté
D'un ouragan incendiaire !
Qu'avec plaisir j'aurais laissé
Ces discussions orageuses
Où toujours on se voit placé
Près du démocrate insensé
Ou du royaliste en pleureuses ;
Ces clubs soi-disant fraternels,
D'assassinats toujours avides,
Sapant les trônes, les autels,
Infectant au loin les mortels
De leurs maximes régicides ;
Cette cohorte de rimeurs,
Bâtards de Pindare et d'Alcée,
Qui, dans une ode compassée,
Du temps présent sots louangeurs,
Couvrent de leurs vers détracteurs
L'idole aujourd'hui renversée
Qu'hier, en la chargeant de fleurs,
Leur main avare eût encensée ;
De la cour ces plats déserteurs,
Au Manège grands travailleurs,
Qui vont lançant leurs anathèmes
Contre les grâces, les faveurs,
Les dignités et les honneurs
Qu'on les a vu piller eux-mêmes ;
Ces vestales de quarante ans
Qui du sérail de nos sultans
Esclaves à peine envolées,
Déjà se mettent sur les rangs
Pour faire, le procès aux grands
Qui tant de fois les ont meublées ;
Ces vils pasteurs d'un vil troupeau,
Renégats du christianisme,
Qui, dans leur fier patriotisme,
Prêts à créer un dieu nouveau,
Semblent n'avoir que dans Rousseau
Étudié leur catéchisme ;
Ces baromètres ambulants,
Au moindre vent tournant la tête,
Qui, pour mieux nous marquer le temps,
Dans ces derniers évènements,
Restent fixés à la tempête ;
Ces infatigables échos
De projets fous de noirs complots,
Ces insupportables caillettes ;
Cette volière d'étourneaux
Voyant, comme autant d'Épictète,
Nos Barnave, nos Mirabeau ;
Ces dindons bardés d'épaulettes,
Ces petits coqs nationaux
En gros bonnets, en grands chapeaux
Masqués de plumes et d'aigrettes !
Oui, plus heureux, je jouirais
De ces temples, de ces palais,
De la pompe majestueuse
Qu'étale encore à tes regards
Cette capitale fameuse
Et de l'univers et des arts.
Respirant l'air que tu respires,
Je verrais le reste imposant
De ce colosse vieillissant,
Jadis l'écueil de tant d'empires,
Fier de survivre à leur néant.
Là, dans mes douces rêveries,
Horace ou Tibulle à la main,
À travers des routes fleuries,
Au hasard suivant mon chemin,
J'irais dans les vertes allées
Que bordent le myrte amoureux
Et le cyprès silencieux,
Pour y dresser des mausolées
À ces poètes demi-dieux.
Mais c'est toi qui serais mon guide
Quand je voudrais, d'un pied timide,
Visiter tous ces monuments
Audacieux rivaux du temps,
Et ces immenses galeries
Par tant de chefs-d'œuvre embellies,
Où Raphaël et le Guerchin
Le Guide et le Dominicain,
Animant leurs toiles savantes
Ont laissé pour leurs descendants
Des modèles désespérants
Et des leçons toujours vivantes.
Parfois, quand le dieu du repos
Exauçant enfin ma prière,
Avec la nuit sur ma paupière
Laisse descendre ses pavots,
Dans l'erreur du plus doux mensonge,
Mollement bercé par un songe,
Près de toi je me sens porté ;
D'une aimable réalité
Je goûte alors toute l'ivresse,
Je te parle, ma main te presse ;
Mais, à mon réveil trop hâté,
Quel tourment pour moi, quelle peine
Quand je ne vois plus que la Seine
Et son rivage ensanglanté !

Partez, du moins, volez près d'elle,
Tristes enfants de mon loisir,
Qu'une muse à mes vœux fidèle
N'a créés que pour voir périr.
D'une presse licencieuse
Vous n'aurez pas les vains honneurs ;
Vous n'entendrez pas des lecteurs
La foule avide et curieuse
Ou vous reprocher vos noirceurs,
Ou vanter votre grâce heureuse ;
Mais d'un ami qui vous lira,
De celle qui vous recevra
Si vous obtenez le suffrage,
Soyez contents de votre sort
Partez donc, que votre voyage
Ne soit marqué d'aucun naufrage,
Qu'un bon vent vous conduise au port ;
Et d'une rechercheL'Assemblée nationale et la Commune de Paris avaient formé l'une et l'autre un comité de recherches chargé de découvrir et arrêter tous ceux qui, par leurs discours, leurs écrits ou leurs actions tenteraient d'empêcher le cours de la Révolution importune
Si vous évitez la rumeur,
Rendez grâces à la fortune
Qui vous sauve de la fureur
Du tribunal inquisiteur
Du Manège et de la Commune.

 
 

Sources



VIGÉE Étienne, Poésies diverses, Paris, Delaunay, 1813, p. 154-169.