Épître à mon sans-culotte

Auteur(s)

Année de composition

1800

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Nous voilà donc, Brutus, dans mon petit manoir,
Face à face, toujours condamnés à nous voir.
De nos titres, ici, que fait la différence ?
Vous, garde, moi gardé ; tous les deux quand j'y pense,
Nous n'en sommes pas moins sous les mêmes verrous,
Et peut-être un peu las, vous de moi, moi de vous.

Trois mois sont écoulés, depuis que dans ma chambre,
Un homme dégoûtant des meurtres de septembre,
Avec quatre estafiers vint, au nom de la loi,
M'ordonner les arrêts, sans me dire pourquoi,
Et laissa sur ma table, avec son noir paraphe,
Un verbal fourmillant de fautes d'orthographe ;
Il vous fit mon geôlier ; et, pour vous recevoir,
J'arrangeai de mon mieux ce lit où chaque soir
Vous dormez d'un seul œil, tandis que l'autre veille,
Et que votre suspect tranquillement sommeille.

Prompt à me tutoyer, le lendemain, mon cher,
Vous fîtes l'insolent, et moi, je fis le fier ;
Libre dans ma prison, dédaignant de me plaindre,
Et ne vous faisant pas le plaisir de vous craindre,
Sans vous dire un seul mot, je passai quatre jours.
Le besoin de parler apprivoisa mon ours,
Et depuis le trouvant moins rogue et plus traitable,
Je t'ai fait bonne mine, et t'ai fait mettre à table.

Mon dîner, je le sais, est un dîner frugal ;
Mais c'est ta faute aussi, pourquoi choisir si mal ?
Et, parmi tant de gens qu'aujourd'hui l'on décrète,
De quoi t'avises-tu de garder un poète ?
Un corset, chaque jour est le prix de tes soins.
Tel qui meurt pour l'État, en reçoit beaucoup moins :
C'est juste ; le guerrier n'expose que sa vie,
Et l'argent, l'argent seul peut payer l'infamie.

Cependant, jusqu'ici content de ta douceur,
Je ne t'ai point lassé de ma mauvaise humeur.
Puisque je suis suspect, il faut bien qu'on me garde :
Autant vaut toi qu'un autre ; et quand je te regarde,
Je crois que tu serais fâché de bonne foi
Que l'on vint par ma mort supprimer ton emploi.

J'ai, sans la mériter, éprouvé l'infortune.
Tu n'en es pas la cause, ainsi plus de rancune ;
Et puisque te voilà, sur mon grabat assis,
Enfumant de tabac mon modeste logis,
Il me prend fantaisie aujourd'hui de t'écrire,
À toi qui parles mal, et qui ne sais pas lire.
Tu ne t'en doutes pas : n'importe, de nous d'eux
Voyons lequel sait être et libre et plus heureux.

« Comment ! t'écrirais-tu si tu pouvais m'entendre ;
Au sort d'un sans-culotte osez-vous bien prétendre,
Vous suspect, royaliste, accusé, prisonnier,
Qui de vos jours peut-être avez vu le dernier ? »
– Doucement, cher Brutus ; ce torrent d'épithètes
Sent un peu l'orateur formé par les gazettes.
Je puis mourir, dis-tu ? Ne le savais-je pas ?
Et qu'est-ce donc enfin que ce sanglant trépas ?
Une porte de plus pour sortir de la vie :
Voilà tout. Eh ! dis-moi, la fièvre, la phtisie,
L'amour, le point d'honneur, les plaisirs, le canon,
Et la tuile qui pend au toit d'une maison,
Tous ces coups imprévus que le hasard amène
Ne menacent-ils pas et ma vie et la tienne ?
Quand tu sables mon vin, je vois de loin le jour,
Où la goutte viendra t'enchaîner à son tour.
Je vois tes reins chargés d'une craie épaissie,
Le funeste caillou déchirant ta vessie,
Et l'affreux lithotome, encor plus dangereux,
Te portant par la brèche un secours douloureux.
Voyons tes yeux : le sang en grossit chaque veine ;
Sur son pivot trop court, ta tête tourne à peine :
C'est une apoplexie, hélas ! que je prévois ;
Étouffé, foudroyé, tu mourras avec moi.

Mais qu'importe ? Demain me fut-elle ravie,
C'est l'emploi qu'on en fait qui prolonge la vie.
Hâtons-nous, me dirais-je, et jouissons encor :
Ne cessons pas de vivre avant que d'être mort.
Il est dans les dangers et dans la solitude,
Deux grands consolateurs ; le courage et l'étude.
L'une adoucit le poids et l'ennui de mes fers,
L'autre pourra sauver ces jours qui te sont chers.
Si je puis, d'un instant, prévoir l'arrêt funeste,
De ma bourse, en fuyant, je t'offrirai le reste :
Alors, mon cher Brutus, faites le scrupuleux,
Et des débris d'un siège armant un bras nerveux,
J'assomme l'alguazil pour sauver la victime.
J'en aurai du regret, mais je le puis sans crime ;
Épargnez-m'en la peine, et si vous m'y forcez,
Songez qu'avant les miens vos jours sont menacés :
Tous deux, en attendant, jouissons de la vie.

Qui de nous deux est libre ? Est-ce toi, je te prie ?
Toi qui, dès le matin, contraint de t'éveiller,
Te lèves en bâillant, pour me voir travailler !
Toi qui, le long du jour, sifflant des ariettes,
Ou d'un Homère grec feuilletant les vignettes,
Achètes tristement par sept heures d'ennui,
Le brouet qu'à ma muse on apporte à midi ;
Et qui, le soir venu, plus vigilant encore
Pour guetter une rime, attends souvent l'aurore !
Non, non, tu n'es point libre ; et c'est moi qui le suis.
Je ne puis pas sortir ; mais ce serait bien pis
Si j'étais aux arrêts condamné par la goutte ;
J'ai la douleur de moins, et c'est beaucoup sans doute.
Mon esprit libre encor parcourt tout l'univers,
Interroge, à mon gré, tous les êtres divers,
Remonte vers le temps, dans l'avenir s'élance,
Ou sur soi-même enfin se replie en silence.

Et ces filles du Ciel dont je subis la loi ?
Ce démon bienfaisant, le vois-tu près de moi ?
Ma muse, la vois-tu qui m'éveille et m'embrase ?
C'est elle qui me plonge en une heureuse extase ;
Et me fait oublier si, dans votre univers,
Il est pour les talents une mort et des fers.
Par vous, nymphes du Pinde, ô chastes Piérides,
Mes instants embellis s'écoulent plus rapides ;
Vous me rendez plus chers ces jours qu'on a proscrits.
Rassemblant près de moi vos heureux favoris,
De ces hôtes charmants vous peuplez ma retraite.
L'enfer devient moins sombre aux accords du poète :
Ils chantent ; et par eux mon génie excité
S'élance et croit saisir son immortalité.

Mais que fais-je ? Où m'emporte un burlesque délire ?
J'ai déclamé ces vers que ma muse m'inspire ;
Et mon garde, à mes cris, s'éveille plein d'effroi.
Pardon, mon cher Brutus, je dormais comme toi.

Tu vois ; près de Rousseau, d'Horace, de Voltaire,
On n'est point malheureux, on n'est point solitaire.
Regarde autour de moi tous ces amis rangés :
Ce sage raffermit mes esprits affligés ;
Ce chantre des plaisirs près de moi les rappelle,
Des leçons du Portique interprète fidèle,
Horace en vers concis, fait parler la raison ;
Il prêche, j'en conviens, la modération ;
Les sages de nos jours ont proscrit ces maximes,
C'est pour les décrier que je les mets en rimes :
Je cause avec ces morts ; je t'oublie, et Brutus,
Dans mon réduit muet, n'est qu'un meuble de plus ;
Sur ma tête innocente, en vain gronde l'orage :
Il n'est de liberté, de paix, que pour le sage.
Mes livres, un cœur pur, un front toujours serein,
Voilà ma seule égide en ce siècle d'airain.

Une seconde fois à leur bûcher impie
Les sots voudraient livrer les travaux du génie ;
Ces farouches Omars placent la liberté
Sur un autel de fer qu'ils ont ensanglanté.
Pour eux cette déesse est un monstre livide
Prodigue de trésors, et de carnage avide,
Doutant des vertus même, et, comme les tyrans,
Dans ses soupçons jaloux dévorant ses enfants,
Elle a brisé le sceptre et règne par les armes.
Sa lâche cruauté nous défend jusqu'aux larmes,
Poursuit sous les lauriers les enfants d'Apollon,
Et par un culte impie outrage la raison.

Ah ! L'on ne reconnaît, à ce portrait barbare,
Qu'un génie échappé des antres du Tartare.
Non, non, ce n'est point là cette fille des cieux
Qu'on apprend à chérir quand on la connaît mieux.
La liberté, des arts auguste protectrice,
Pour faire des heureux, règne par la justice.
Formidable aux puissants, indulgente aux petits,
Elle reste immobile entre tous les partis,
Et respecte, sans craindre une plume insensée,
Dans l'homme courageux le droit de la pensée ;
Elle chérit la paix, protège la vertu,
Sur tout ambitieux tient le fer suspendu,
Brise ces dieux mortels qui veulent des victimes,
Et n'absout point les rois en surpassant lents crimes.

Voilà ma déité, celle de l'âge d'or :
Je la chantais déjà ; tu l'ignorais encor.
Athènes, Sparte, Rome, et dix siècles de gloire,
Des noms de ses vengeurs ont rempli ma mémoire.
Jeune, je tressaillais à ces noms si fameux,
Et d'être né trop tard je me plaignais aux dieux.
Au milieu des Romains j'ai passé mon enfance :
Je bégayais leur langue et chantais leur vaillance.
En comptant sur ses doigts, ma Minerve sans art
Choisissait dans Boudot l'épithète au hasard ;
Et mariant trois fois le spondée au dactyle,
Surchargeait d'un vain mot les centons de Virgile.
Pour célébrer Caton, Régulus, Décius,
J'amplifiais encor le pompeux Livius ;
Et pendant tout un an l'orateur consulaire,
Dans son livre encadré d'un verbeux commentaire,
M'enseigna ce grand art d'entraîner les esprits
Qu'exercent tant de gens qui ne l'ont point appris.

Toi qui parles au club avec tant d'assurance,
Mon Brutus, connais-tu les lois de l'éloquence,
Et l'exorde, et la preuve, et la péroraison ?
Connais-tu seulement ce qu'a fait ton patron ?
– Oui, sans doute, on t'a dit qu'il fut un régicide.
– Fort bien ; mais ton ami, ton collègue Aristide,
Crois-tu qu'il imitât ce philosophe grec,
Qui, par sa propre voix, se déclara suspect ?

Oracle ténébreux que tu crois sur parole,
Dans un antre sanglant ton maître tient école.
Exempt de préjugés, il ne croit point aux dieux :
La tourbe des humains n'est rien devant ses yeux.
L'intérêt de ce monde est la règle première :
La mort détruit la forme et non pas la matière ;
L'âme n'est qu'un vain souffle éteint avec le corps.
Que par le meurtre un champ soit engraissé de morts,
Le limon qui pensait, en chou se modifie ;
Et l'un vaut l'autre, aux yeux de la philosophie.
À ce degré sublime une fois parvenu,
On nie également le vice et la vertu ;
Et tu peux deviner si ton sage moderne
Se tue à rendre heureux les hommes qu'il gouverne.
Quand sur ce vil atome il fait quelques essais,
C'est pour réaliser des rêves qu'il a faits.

Mais toi, pauvre Brutus, qu'un père misérable
Destina dès l'enfance à chausser ton semblable,
De quoi t'avises-tu d'écouter ce rêveur,
Dont l'affreuse morale a corrompu ton cœur ?
Tu raisonnes déjà sur Dieu comme ton maître,
Et sans un bon décret, tu l'allais méconnaître.

Ah ! Crois-moi, s'il le faut, chérissons des erreurs
Qui font notre espérance et nous rendent meilleurs ;
Laisse au sophiste ingrat le triste privilège,
De blasphémer en vain le Dieu qui nous protège,
De sécher dans tes yeux les pleurs de la pitié,
Et voir couler le sang sans en être effrayé.
Quel plaisir goûtes-tu depuis que ta folie,
Complice des méchants à leur crime t'allie ?
Importuné des pleurs que tu ne peux tarir,
Tu frémis des complots que tu crois découvrir ;
Et tu cours, comme un sot, ruinant ta boutique,
Au lieu de la chausser, dénoncer ta pratique.
Ta maîtresse te fuit, et tes amis affreux
Étendront jusqu'à toi leurs soupçons dangereux.

Et moi, proscrit, et moi, Brutus, je puis encore
Compter de vrais amis que leur courage honore.
Ici, dans ma prison l'amitié veut voler :
Pour moi, chez nos tyrans, ses pleurs osent couler ;
Elle assiège, le jour, leurs horribles demeures,
Et la nuit, sur leur seuil, la voit compter ses heures.
Ah ! Tu ne connais pas ce bien délicieux,
Ce bonheur d'être aimé quand on est malheureux.
Je te plains ; je rends grâce à mon destin contraire.
Ai-je pu trop payer une épreuve si chère ?

Dans ton petit orgueil tu peux être flatté
D'être dans ta commune un homme redouté,
De te croire l'appui, le flambeau de l'empire,
Et de juger des lois que tu ne sais pas lire.
Dans la main des méchants, instrument dangereux,
Si ton zèle t'égare, il t'absout à mes yeux.

Mais bien loin de briguer l'honneur d'un rang insigne,
Refuse les emplois dont un autre est plus digne.
Sois désintéressé, sensible, et te souviens
Que le vrai patriote est un homme de bien.

Indulgents pour autrui, pour nous soyons sévères ;
Et pour les affranchir n'enfermons point nos frères.
Puisque nous les faisons, laissons régner les lois.
Apprenons nos devoirs aussi bien que nos droits.
Faisons, en la servant, aimer la république ;
Et puissions-nous enfin, ceints du laurier civique,
Enrichir à jamais de notre liberté,
Et les fils de nos fils, et leur postérité.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an IX de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1800, Paris, Louis, an IX, p. 239-247.