Épître à un jeune cultivateur nouvellement élu député
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Nouveau Cincinnatus, à la glèbe enlevé,
Au poste des honneurs, pour toi trop élevé,
La voix libre du peuple en ce moment t'appelle.
Tu vas quitter, Cléon, ton épouse fidèle,
Et ta jeune famille, et ce vieux serviteur
Qui, seul de tes troupeaux assidu conducteur,
Content de gouverner les brebis qu'il fait paître,
Partage avec son chien sa puissance champêtre.
Quel exemple ! Plus sage et plus heureux que toi,
Renfermé dans les soins de son modeste emploi,
Sans songer au bonheur, le vieux Lamon le goûte.
Insensible à l'éclat, il n'aura pas, sans doute,
L'honneur de voir son nom, dans nos journaux fêté,
Voler de feuille en feuille à l'immortalité :
Son destin, moins brillant, en sera plus tranquille.
– Est-ce un tort, diras-tu, de vouloir être utile ?
Quand le peuple assemblé, m'honorant de son choix,
Me porte à la tribune où l'on défend ses droits,
Dois-je, amant comme vous des douces rêveries,
Oublier l'univers, couché sur mes prairies ?
Vous aimez la paresse, eh bien ! Suivez vos goûts ;
Mais permettez, du moins, qu'on travaille pour vous.
– J'entends : nos lois, sans toi, resteront incomplètes,
N'auront pas de valeur si tu ne les as faites ;
Et, quoique dans nos camps Mars soit toujours armé,
L'État serait perdu, si l'on ne t'eût nommé.
Il m'en souvient, c'est toi qui, jadis dans nos fêtes,
Des Phillis du canton célébrais les défaites ;
Et, rustique Chaulieu, dans des vers inégaux,
Soupirais, en plein air, d'amoureux madrigaux ;
Des divertissements composais les programmes ;
Aiguisais maint couplet où, faute d'épigrammes,
Comme quelques auteurs, tu cherchais le secours
Des jeux de mots savants, des profonds calembours.
C'était toi… Mais je vois sur ton front qui s'altère
D'un dépit concentré le trouble involontaire.
Du sarcasme, entre nous, laissons le ton moqueur,
Et des jeux de l'esprit n'affligeons pas le cœur.
Je rends justice au tien, que je crois bien connaître.
Ce que tu fus, ami, tu sauras toujours l'être.
Toujours digne de toi, dans ton état nouveau
Tu m'offriras encor le Cléon du hameau.
Je ne te verrai pas, dans de viles enchères,
Mercenaire tyran, trafiquer de tes frères ;
Immoler, sans pudeur, la justice à Plutus ;
Et, pour t'enrichir d'or, t'appauvrir de vertus.
Jamais, déshonorant cette terre affranchie,
Tu n'y rappelleras la sanglante anarchie,
Ce monstre qui naguère entouré d'échafauds,
Commandait à la mort et fatiguait sa faux ;
Qui, partageant la France en bourreaux, en victimes,
Transformait nos cités en de vastes abîmes,
Où l'ami des vertus, le favori des arts,
Les timides enfants et les faibles vieillards,
Expiant leurs talents, leurs trésors, leur naissance,
Tombaient tous, convaincus de la même innocence.
Mais, Cléon, suffit-il, pour mériter un rang,
De n'être ni fripon, ni bourreau, ni tyran ?
C'est un de ces devoirs qu'on remplit pour soi-même.
Connais d'autres secrets. L'homme est partout le même,
Impatient du joug que l'on veut lui donner.
Il faut donc vers le bien malgré lui l'entraîner ;
Sans offenser ses droits, maîtriser ses caprices,
Et faire à ses vertus servir même ses vices.
Est-ce auprès des bergers, au bruit de leurs chansons,
Que tu pris de cet art les augustes leçons ?
Je suppose en tes mains l'autorité suprême :
Comment résoudras-tu ce vaste et beau problème
De l'homme à l'homme égal, libre et de fers chargé ;
De l'homme protégeant pour être protégé ;
Pour commander soumis, donnant puisqu'il possède ;
Et n'usant de ses droits que parce qu'il les cède ?
Sauras-tu rendre ainsi, par un traité commun,
Chacun l'appui de tous, tous l'appui de chacun ;
Au sein même du trouble appelant l'harmonie,
Faire d'enfants rivaux une famille unie ;
Et lorsque l'intérêt vient de les détacher,
Au nom de l'intérêt encor les rapprocher ;
Régler jusqu'au pouvoir où je te vois prétendre ;
Ne pas trop le serrer, ne pas trop le détendre ?
Vois-tu ces fils légers que l'art n'a point tissus,
Humbles débris du chanvre et de sa tige issus ?
Pareils, dans leur faiblesse, à ces pièges fragiles
Que la vive Arachné tend sous ses doigts agiles ;
Frêles comme la feuille errante dans nos champs
Ils voltigent comme elle, insultés par les vents ;
Mais, d'un nœud fraternel, si l'art qui les rassemble
En câbles dans nos ports les arrondit ensemble,
Bientôt tu les verras, jusqu'aux cieux élancés,
Lever les rocs pesants dans les airs balancés,
Soutenir, promener sur les mers blanchissantes
Le poids des mâts tremblants, des voiles frémissantes,
Et, robustes jouets de l'orage et des eaux,
D'un hémisphère à l'autre emporter nos vaisseaux.
L'art qui sait de ces fils diriger l'aisance,
Des grands législateurs t'explique la science.
Mais, sans avoir sondé ces mystères profonds,
Observateur frivole, homme d'esprit sans fonds,
Tu crois briller déjà des plus vives lumières,
Quand ton œil s'ouvre à peine à leurs clartés premières !
Suffit-il d'être auteur, Cléon, pour être lu ?
Pour siéger dignement suffit-il d'être élu ?
Tu veux servir l'État ? Suis mon conseil ; renferme
Ton zèle, ton savoir et tes plans dans ta ferme…
– Tu me réponds : Voltaire, et Raynal, et Rousseau
Auraient pu, mieux que moi, porter ce grand fardeau ;
Mais au fond de mes bois, dévorant leurs ouvrages,
N'ai-je pas médité ces immortelles pages
Où leur plume, réglant le sort de l'univers,
Rassemble de nos droits les éléments divers ;
Où, sous leur main savante, est posée et décrite
La borne qu'aux mortels la raison a prescrite ?
Guidé par ce flambeau que d'eux j'aurai reçu,
Je veux réaliser le bien qu'ils ont conçu ;
Et du bonheur public… Ce plan vous fait sourire !
Y trouvez-vous encor quelque chose à redire ?
– Ton projet est louable ; et, pour l'exécuter,
S'il ne faut, en effet, Cléon, que le tenter,
Bien coupable ou bien fou qui voudrait t'en distraire !
Cléon a médité Raynal, Rousseau, Voltaire !
Cela me paraît fort !… À peu près feuilletés,
Ces auteurs immortels, par toi tant médités,
T'ont laissé, je le crois, la mémoire remplie
Des doux baisers d'Agnès et de ceux de Julie.
Mais, passons : ils t'ont fait publiciste achevé.
Je cherchais un Solon ; le voilà tout trouvé.
Que sert de réfléchir, puisqu'au défaut des nôtres,
Brillent, pour nous guider, les lumières des autres ?
Avec de la mémoire, on peut se dispenser
Du travail de produire, et du soin de penser :
Et sans se fatiguer à conquérir la gloire,
S'en faire une d'emprunt avec de la mémoire.
Cependant, n'en déplaise à tous les morts fameux,
Tu pourrais te tromper, même en prêchant comme eux.
Dans l'art du médecin, dans l'art du politique
Le précepte est fort bon, mais moins que la pratique :
Et j'entends, par ce mot, cet utile savoir
Que tu n'as pas, Cléon, que tu ne peux avoir…
La science des cœurs, instruction profonde
Qu'on n'obtient pas aux champs, qu'on acquiert dans le monde
Quand, riche des trésors de nos grands écrivains,
Tu me réciterais leurs chefs-d'œuvre divins,
Je combattrais encor l'espoir où tu te livres :
Convaincu que le monde instruit mieux que les livres.
Écoute ce docteur : il est sûr de guérir
Tous ceux que dans ses mains chaque jour voit périr.
Du reste, fort savant, tout gonflé d'aphorismes,
Analysant la fièvre et ses caractérismes ;
Dissertant, dans son livre, où tout est défini,
Sur la digestion, mieux que Spallanzani.
Esculape infaillible, au fond de sa retraite,
Il connaît tout, sait tout… C'est dommage qu'il traite.
Cet homme est ton portrait… Soit dit, sans t'affliger,
Je préfère à cet homme, à toi, ton vieux berger,
Qui n'apprit jamais rien, et sait à peine lire.
Je lui donne ma voix, et suis prêt à l'élire.
Le bon berger, du moins, patriote tout bas,
Écoutera toujours et ne parlera pas.
Fidèle à ce droit sens qui toujours le conseille,
Si quelque bon décret vient flatter son oreille,
De sa modeste place il saura l'approuver,
Sans user ses poumons, par assis et lever.
Peu jaloux de l'honneur d'une docte remarque,
Il n'ira pas chercher, dans la Grèce, Plutarque,
Thucydide, Hérodote, Aristote, Platon.
Pour citer un auteur, il faut savoir son nom.
Aussi, ne craignez pas que sa docte importance,
Attachant nos destins au sort d'une sentence,
Sur ces Grecs que souvent l'on voit estropier,
Rejette ses erreurs pour les sanctifier.
S'il se trompe, jamais sa rustique malice
N'ira troubler un mort pour s'en faire un complice ;
Par lui, des demi-dieux, dans leur gloire endormis,
Jamais les noms sacrés ne seront compromis.
Si, du moins, si le temps eût de ses mains prudentes
Éteint chez toi le feu des passions ardentes,
Je pourrais espérer : c'est dans cette saison
Où l'homme a recueilli les fruits de sa raison,
Que, pilote averti par de nombreux naufrages,
Il devine les vents précurseurs des orages ;
Connaît tous les écueils, et peut, de leur danger,
Garantir l'imprudent et jeune passager
Qui, sur la foi d'une onde et brillante et limpide,
Fait courir sur les flots son aviron rapide.
Ne crains pas que, séduit par de trompeurs attraits,
Cet Ulysse nouveau, respirant à longs traits
L'harmonieux poison qu'exhalent les sirènes,
De ses sens égarés laisse échapper les rênes.
De ces monstres charmants qu'il juge enfin du port,
Le souris est un piège, et le chant est la mort.
Ah ! Lorsqu'à ses dépens l'homme devenu sage,
Sur la brillante erreur qu'on nomme le jeune âge,
Tourne, avec un soupir, son regard consterné,
De ses illusions le rêve est terminé.
Des mensonges flatteurs tout le charme s'efface ;
Pour ses yeux exercés il n'est plus de surface.
Ces cœurs gonflés d'orgueil, et de vices remplis,
S'enveloppent en vain dans leurs mille replis ;
Par le sage bientôt leur retraite est forcée :
Dans ces tombeaux vivants il poursuit la pensée.
Le méchant, de ses traits, veut en vain le percer :
Il a su les prévoir, il sait les repousser.
Qui veut gouverner l'homme , avant doit le connaître,
Le juger tel qu'il est, et non tel qu'il doit être.
Dans tes champs où le pâtre, ami de ses rivaux,
Suit l'uniformité de ses simples travaux ;
Où, libre de désirs, étranger à l'envie,
D'un cours toujours égal il laisse aller sa vie ;
Tu pourras, à des cœurs jaloux de leur devoir,
Faire aimer de tes lois le modeste pouvoir :
Mais, d'après tes bergers ne juge pas les hommes.
Laisse là tes coteaux ; et descends où nous sommes.
Vois comme en un instant, Cléon, tout a changé !
De mille passions, quel tableau mélangé !
Ce sont nouvelles mœurs, nouvelles habitudes :
C'est un autre univers qui veut d'autres études.
Dans les champs rien n'est faux, ici tout est masqué ;
Dans les champs tout est simple, ici tout compliqué :
Chez toi tout est réel, et chez nous tout est songe ;
Notre existence même est presque un long mensonge.
Ainsi que dans Platon, dans tes portraits flatté,
L'homme ne s'offre à toi que du plus beau côté :
Tu penses, caressant d'aimables impostures,
Que tu pourras, en lois, convertir tes lectures ?
Abjure ton erreur : persuade-toi bien
Qu'ici, surtout, le mieux est l'ennemi du bien.
Il faut qu'ici Platon se ploie à nos usages :
Fais des lois pour des fous que tu veux rendre sages.
Ne va pas chercher l'homme en des rêves charmants :
C'est l'homme de l'histoire, et non pas des romans,
Que tu dois gouverner. Comment charger de chaînes
Tout ce cortège impur de passions humaines :
L'égoïsme, insensible et sourd aux maux d'autrui,
Qui n'a d'oreilles, d'yeux, d'entrailles que pour lui ;
La douce hypocrisie, innocemment perfide
Glissant sous vingt baisers son poignard homicide
Le farouche intérêt, armé d'un cœur d'airain ;
La prodigalité, que suit toujours la faim ;
L'ambition, de gloire et de meurtres avide ;
L'envie, au teint malade, à l'œil creux et livide,
Effroyable squelette, aux vivants attaché,
Versant sur eux le fiel dont il est desséché ;
L'avarice, aux cent yeux, hideuse sentinelle,
Gardant de vains trésors qui ne sont pas pour elle ;
La luxure hardie, aux regards effrontés ;
La mollesse indolente, aux regards hébétés,
Qui, sur la plume assise et d'ambre parfumée,
Respire en paix la fleur qu'elle n'eût pas semée ;
Et, pourvu que nul soin ne trouble ses loisirs,
Consent que l'univers travaille à ses plaisirs ;
L'orgueil, père des arts, d'abord père des crimes ;
Le luxe, au sein des ris, s'entourant de victimes ;
Et l'impure débauche ; et la fureur sans frein ;
Et la licence impie, une torche à la main,
Bacchante échevelée, avec des cris sauvages,
Le pied sur un cadavre, appelant les ravages ?…
Les siècles sont toujours avares de vertus :
Où l'on voit un Socrate, on voit cent Anitus ;
Interroge l'histoire : As-tu, dans ses annales,
Lu, du crime effréné, les sombres saturnales ?
Lève le voile, ami. D'un monde ensanglanté.
Contemple, si tu peux, l'affreuse nudité.
Vois-tu, dans ce lointain tout semé de décombres,
Errer confusément ces innocentes ombres ?
Que d'enfants, de vieillards, massacrés ou meurtris !
Près de ces corps sanglants, au sein de ces débris,
Vois, vois ici, Cléon, ces femmes éplorées ;
Vois ces vierges, plus loin, par le feu dévorées !…
Tu frémis !… Mon crayon s'est à peine essayé.
Oh ! Si je présentais à ton œil effrayé
Ces tombeaux habités, tous ces vivants abîmes
Que l'homme, affreux despote, a peuplés de victimes ;
Du fanatisme ardent les bûchers révérés ;
Ces Teutatès sanglants et leurs crimes sacrés ;
Ces chaînes, ces verrous, ces bourreaux, ces tortures !
Et si, pour achever ces terribles peintures,
Du sang des nations composant mes couleurs,
Je traçais leurs forfaits, leurs fautes, leurs malheurs,
Que dirais-tu, Cléon ?… Eh bien ! Ces maux, ces crimes,
Ces flots de sang versé, ces bourreaux, ces victimes,
Ces pieux assassins, fléaux de l'univers ;
Ces générations d'hommes vils ou pervers ;
Voilà les fruits impurs qu'au sein de l'ignorance,
Mère du fanatisme et de l'intolérance,
Ont fait naître, en tout temps, la folle ambition,
L'entêtement aveugle et la présomption,
L'orgueilleux faux-savoir, toujours plein de lui-même,
Tyran plus dangereux que l'ignorance même !
Et tous ces vains esprits, si prompts à s'exalter,
À qui Bayle, jamais, n'eût appris à douter…
Voilà… Mais tu te rends… Sur ton visage empreinte
Je lis de la vertu la généreuse crainte !
Déjà je te vois fuir à l'aspect désastreux
De ces anges si doux… qui s'égorgent entre eux !
Déjà, dans ta frayeur, en fuyant tu t'écries :
« Ah ! Rendez-moi mes champs, mes vergers, mes prairies !
C'est là que, tout le jour, d'heureux environné,
J'essaierai de mes lois le code fortuné ;
Soumettant, sans contrainte, à ce code facile,
De mes cultivateurs la nation docile.
Que sans moi, j'y consens, de plus habiles mains,
Pour les rendre meilleurs, imposant aux humains
D'un invisible joug la chaîne héréditaire,
Leur ouvrent des vertus le sentier salutaire ;
J'admirerai, de loin, ce courageux effort :
Mais, pour moi, dans ma ferme, ainsi que dans un fort,
Je cours m'emprisonner, content de mon partage ;
Législateur paisible en mon simple ermitage ;
Du modeste Candide admirant le destin,
Et vivant, comme lui, des fruits de mon jardin. »