Français aux bords du Scioto (Le)

Auteur(s)

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes croisées

Paratexte

Épître à un émigrant pour Kentuky

Texte

Eh bien ! Vous allez donc au bout de l'Univers,
Peupler du Scioto les rivages déserts,
Et vous vous embarquez, emportant l'espérance
De rendre à ces climats ce qu'a perdu la France,
Les lettres de cachet, les censeurs dits royaux,
La dîme, la gabelle et les droits féodaux,
Les cours de parlement, les couvents, les chapitres,
Surtout les pensions, le blason et les titres ?
Ce projet très sensé vous occupe et vous rit ;
Mais avant de partir, écoutez un récit
Assez intéressant, surtout très véritable,
Et qui pourra, je crois, vous être profitable.

Dans nos beaux jours de gloire et de prospérité,
Quand ces mots dangereux, patrie et liberté
Chez nous autres Français n'étaient guère en usage,
Quand la crainte rendait maint écrivain fort sage,
Enfin dans ce bon temps où tout allait si bien,
Un jeune raisonneur, qui ne doutait de rien,
S'avisa de penser et se permit d'écrire
Qu'il serait à propos que le peuple sût lire ;
Que l'ordre qui jetait un bourgeois en prison
Ne prouvait pas toujours qu'un ministre eût raison ;
Et que la tolérance et la philosophie
Triompheraient un jour du fanatisme impie.

Sa brochure devait bouleverser l'État.
Mais on prévint le mal ; nous avions pour prélat
L'ami de Loyola, l'intrépide Christophe,
Qui n'était, comme on sait, rien moins que philosophe ;
Phelipeaux trafiquait des lettres de cachet,
Et maître Omet Joly concluait au parquet.

Dans un beau mandement, bien dur, bien fanatique,
L'ouvrage déclaré détestable, hérétique,
Par arrêt de la cour fut ensuite brûlé.
L'auteur qu'on ménagea ne fut qu'embastillé.

La retraite eut guéri sa tête mal timbrée ;
Il s'échappa, courut de contrée en contrée :
Enfin le malheureux, après mille accidents,
Aux bords du Scioto fixa ses pas errants.

Bientôt il rassembla des familles sauvages,
Éparses dans les bois qui couvraient ces rivages.
Ces farouches humains, instruits par ses leçons,
Défrichèrent des champs, bâtirent des maisons,
Et de feu Robinson évoquant le génie,
Il vit d'hommes nouveaux, naître une colonie.

Ce n'était pas assez ; il voulut, comme on dit,
Leur former à la fois et le cœur et l'esprit :
Mais que leur apprit-il ? Vingt absurdes chimères ;
Que les hommes étaient tous égaux et tous frères ;
Que les distinctions, dont chacun est jaloux,
Devaient n'avoir pour but que l'intérêt de tous ;
Que l'homme étant né libre, avilissait son être,
Lorsque dans un autre homme il pouvait voir un maître ;
Qu'il fallait consulter sur les lois, sur les mœurs,
La loi de la nature, écrite en tous les cœurs ;
Et que bien au-dessus de la valeur guerrière,
Être utile aux humains est la vertu première.

Les pauvres Indiens, attendris, hébétés,
Écoutaient, admiraient ces puérilités,
Croyaient posséder même assez de connaissances
Et ne soupçonnaient pas les plus belles sciences,
La chicane, le droit et civil et canon,
Et la théologie, et l'esprit du blason.

Sainville, au milieu d'eux, vivait libre et tranquille ;
Il voyait à sa voix sa peuplade docile
Lui rendre chaque jour grâces de son bonheur,
Et du nom de Français faire un titre d'honneur.

Mais qui peut étouffer l'amour de la patrie ?
Des regrets s'élevaient dans son âme attendrie ;
Errant sur le rivage, et les pleurs dans les yeux :
« Je suis donc pour toujours exilé dans ces lieux ?
Ô France, heureux climat, si cher à mon enfance !
De rentrer dans ton sein j'ai perdu l'espérance ;
J'ai servi ma patrie ! Ils m'en ont éloigné !
Je ne pense jamais, sans en être indigné,
Aux gothiques erreurs, aux coutumes bizarres,
À tout l'absurde amas de préjugés barbares,
Sous lequel les François végétaient asservis :
Ils riaient de leurs maux, et s'en croyaient guéris.
Oh ! S'ils osaient un jour sortir de l'esclavage ?
De vouloir être heureux, s'ils avoient le courage ?
S'ils ne gardaient de joug que celui de la loi ?
France le monde alors serait jaloux de toi.
Mes prières jamais ne seront exaucées ! »

Un jour qu'il se plongeait dans ses tristes pensées,
Des cris tumultueux, poussés de toutes parts,
Vers le fleuve soudain appellent ses regards.
Il voit un bâtiment qui vogue, qui s'avance :
On gagne le rivage, on débarque, on s'élance :
Sainville accourt : Ô ciel ! Ô surprise ! Ô bonheur !
Quoi ! Ce sont des Français ? Quel Dieu consolateur,
Quel miracle inouï dans ces lieux vous envoie ?
Mes frères ! Mes amis ! Que faut-il que je croie ?
Je suis Français aussi, je suis né dans Paris ;
Qu'y fait-on ? Répondez ; j'aime encor mon pays.

Hé bien ! Si vous l'aimez, dit un homme à tonsure,
Portant d'une croix d'or la brillante parure,
Pleurez sur ce pays ; car il est profane.
On n'y croit plus en Dieu ; tout Français est damné.
Pour faire son salut il faut nourrir des moines,
Enrichir des abbés, engraisser des chanoines ;
Tous ces pieux mortels doivent, de droit divin,
Bien dormir, ne rien faire, et boire de bon vin.
Les François ont détruit un régime si sage ;
À la religion ils ont fait cet outrage ;
Le peuple va lui-même élire ses pasteurs ;
On ne connaîtra plus les gros décimateurs :
Mon évêché valait cent mille francs de rente,
Ils ont en la noirceur de le réduire à trente,
Sans abbaye encore ! Ils nous ont tout ôté.
J'ai, contre les décrets, intrigué, protesté,
Et dans un mandement conforme à l'évangile,
Excité les Français à la guerre civile,
Le tout par charité, par un zèle chrétien,
Pour l'intérêt du ciel, et non pas pour le mien.

Un jeune homme criait : Je plains fort peu les prêtres ;
Mais m'avoir fait la loi de valoir mes ancêtres !
Jadis à coups de lance ils se sont bien battus ;
Puisque je suis leur fils, j'ai toutes leurs vertus ;
Je suis plus noble qu'eux ; ainsi je les efface.
Comment a-t-on osé me soutenir en face,
Lorsque mon bisaïeul a bien servi l'État,
Que je puis n'être, moi, rien qu'un sot et qu'un fat ?

Oh ! Disait un commis, ma douleur est mortelle ;
Croiriez-vous bien qu'ils ont supprimé la gabelle ?
Tous se plaignaient ensemble, et tous poussaient des cris.
De leurs regrets confus Sainville ému, surpris,
S'informait, répondait, allait de l'un à l'autre :
– Ah ! Vous n'étiez pas là ; quel bonheur est le vôtre !
Non, vous n'avez pas vu la révolution ;
Se soulever, s'armer toute la nation :
De prendre la Bastille ils ont eu la folie.
– Ciel ! Comment ? La Bastille est prise ? – Et démolie.
– Je ne puis revenir de mon étonnement ;
Mais où renferme-t-on les auteurs à présent ?
– On n'en renferme aucun, c'est une chose horrible ;
La liberté, toujours aux talents si nuisible,
Fait des progrès affreux qu'on ne peut réprimer ;
On a droit de tout dire et de tout imprimer ;
On examine tout ; on s'éclaire ; on raisonne ;
On osera bientôt censurer la Sorbonne.
Les lois vont distinguer et borner les pouvoirs,
Montrer aux citoyens leurs droits et leurs devoirs ;
La France ne veut plus s'agrandir par la guerre,
Et déclare la paix au reste de la terre :
Le royaume est détruit, abîmé, renversé ;
Et nous fuyons sans peine un pays insensé,
Où nous perdons faveurs, pensions, bénéfices,
Où l'on vient d'établir des juges sans épices !
Les voilà, ces décrets qui nous ont indignés !
La nation les veut ; le roi les a signés.
Lisez-les ; partagez nos fureurs, nos alarmes.

Sainville lut ; ses yeux se mouillèrent de larmes
Ô ciel ! S'écria-t-il, ô Dieu que je bénis !
Je pourrai donc encor revoir mon cher pays !
Et vous l'avez quitté, malheureux que vous êtes !
Que venez-vous chercher, dans ces tristes retraites ?
Des forêts, des déserts, des champs non-cultivés,
Et des travaux trop durs pour vos bras énervés !
Où retrouverez-vous votre heureuse patrie,
Et les trésors qu'elle offre à l'active industrie ?
Eh ! Que lui manquait-il qu'un bon gouvernement ?
La raison qui préside à ce grand changement,
Des nations un jour la rendra le modèle ;
Qui peut l'abandonner, n'était pas digne d'elle.
Puisque la liberté renaît dans ses remparts,
J'y vole ; adieu, Messieurs ! Vous arrivez, je pars.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1791, ou Choix des poésies fugitives de 1790, Paris, Delalain, 1791, p. 224-230.