Amour, la Raison et la Vérité, suite de la Glace cassée (L')

Auteur(s)

Année de composition

ap. 1795

Genre poétique

Description

Huitains d'octosyllabes en rimes croisées

Paratexte

Texte

Air : Je voudrais voir à chaque instant

Quand chacun des législateurs,
Faisant une horrible grimace,
Eut fait rire les spectateurs
Qui venaient se voir à la glace ;
Alors on vit l'Égalité,
Tant célèbre et tant avilie,
Reprendre quelque autorité
Dans le temple de la patrie.

Laïs, Lucrèce avec Ninon,
Dans la foule sont confondues ;
Tarquin, Marius et Caton
Sont ensemble tombés des nues.
Quand de leur folle ambition
La glace a brûlé le prestige ;
Tous, éclairés par la Raison,
Viennent s'embrasser, sans prodige.

Mais tout ce cahos merveilleux
Ressemble à ces momens funèbres,
Où l'onde, la terre et les cieux
Nageaient encor dans les ténèbres :
Chacun, en cherchant la Raison,
Se trouvait avec la Folie ;
Un jeune aveugle de bon ton,
Leur rend la lumière et la vie.

Ce bienfait signalait l'Amour :
Pour rendre hommage à sa puissance,
Chacun, sans attendre son tour,
Le baisa par reconnaissance ;
Le lutin, en se déballant,
Veillait à son miroir magique,
Qui glisse, et se brise en tombant
Sur le chef de la République.

L'Amour, en feignant de pleurer,
Se cachait pour rire sous cape ;
Ils croyaient, dit-il, me voler,
Mais c'est bien moi qui les attrape :
Depuis qu'ils ont tout renversé,
Faut qu'un aveugle les conduise ;
Chacun, dans ce miroir cassé,
Va reconnaître sa sottise.

Tous s'empressent de se baisser
Pour prendre un morceau de la glace ;
Plus ils en veulent ramasser,
Plus ils en trouvent sur la place :
Cette multiplication
Était ma foi bien inventée,
Car on a besoin de raison
Bien ailleurs que dans l'assemblée.

Croyant contrôler son voisin,
Sans que le voisin le contrôle,
Chaque auditeur, dupe et malin,
À son voisin donne son rôle ;
Car dans chaque éclat du miroir,
Ramassé par un bon apôtre,
La Raison ne lui laisse voir
Que les petits défauts d'un autre.

Ma foi, dit un bon député,
(Dans le nombre il s'en trouve encore)
Convenons de la vérité
Devant cette race pécore !
Vous les avez guillotinés,
Voulant les dépêcher plus vite,
Et nous les avons affamés ;
Ainsi, mes amis, quitte à quitte.

C'est vrai : dit le peuple ébahi,
Mais puisqu'ils ont tant de franchise,
Nous pouvons convenir aussi
D'avoir fait plus d'une sottise.
Pour nous faire entendre raison,
Nos conducteurs ont fort à faire,
Quand ils nous mettent un bâillon,
C'est sans doute un mal nécessaire.

On entendit un grand fracas…
Les cinq membres du Directoire,
Disent, en entrant aux débats :
Que de bruit dans cet auditoire !
Vous ferait-on mauvais parti ?
Nous venions vers vous d'une haleine.
Puisque la Raison siège ici,
Nous ne perdrons pas notre peine.

Alors les trois divinités,
Faisant profonde révérence,
Leur répondent : Vous méritez
Que vers vous nous prenions l'avance ;
Comme nous venons du Levant
Pour visiter la République,
Nous ne voyageons qu'en tremblant,
N'ayant point de carte civique.

Depuis la Révolution,
Nous avons déserté la France ;
Nous promettez-vous le pardon,
Après une si longue absence ?
Nous nous proposons de rester
Au milieu de cette assemblée,
Si vous daignez nous accorder
Une simple carte d'entrée.

Notre palais est fait pour vous :
Leur répondit le Directoire,
Et vous présiderez chez nous
Comme au sein de cet auditoire.
L'Amour, avec civilité,
Donne alors, par reconnaissance,
Du miroir de la vérité,
Aux cinq directeurs de la France.

Voulant connaître leurs secrets,
Près d'eux maint critique s'approche ;
Mais, pour tromper les indiscrets,
Ils mettent le miroir en poche.
Et, par un prodige nouveau,
Les morceaux de glace cassée
N'offrent qu'un immense tableau
Des torts de toute l'assemblée.

Nul ne pouvant plus se fâcher,
À quoi fallait-il se résoudre ?
Comme on ne pouvait se cacher,
On se pardonna pour s'absoudre.
Chacun embrassant la Raison
Bénit l'innocent stratagème,
Et dit : en révolution,
Attrapez-nous toujours de même !