Club des amis des privilégiés (Le)

Auteur(s)

Année de composition

1791

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Le président :

Vénérables prélats, illustres chevaliers,
Nobles dames, abbés, intègres conseillers,
Vous tous qui m'écoutez, je ne viens pas vous peindre
Nos maux présents et ceux que nous avons à craindre :
Vous les connaissez tous. Deux ans déjà passés,
Les esclaves se sont contre nous courroucés ;
Nous avons vu la France, autrefois si soumise,
Ébranler à la fois et le trône et l'Église,
Astreindre à des devoirs ses prêtres et son roi.
Que n'avons-nous pas fait pour ramener la foi ?
Rappelez-vous, messieurs, nos chefs vers les frontières
Appelant à grand cris les forces étrangères,
Les protestations de tous les parlements,
Des vrais et seuls prélats les pieux mandements,
Leurs sermons fraternels, leurs lettres pastorales,
Leur conduite à la cour, et leurs saintes cabales ;
Le Ciel a fait toujours échouer nos projets :
Mais, sans me rebuter de nos mauvais succès,
En vous voyant ici, je sens l'espoir renaître :
Le jour de la vengeance est arrivé peut-être.
De ce club entre nous gardons bien le secret ;
Nos ennemis bientôt en sentiront l'effet,
Sans voir d'où part le coup qui les frappe et les blesse.
Employons tour-à-tour et la force et l'adresse :
Ne précipitons rien, ramenons par degrés
Les biens que nous pleurons. Les esprits égarés
Reconnaîtront bientôt que, grâce à nos ancêtres,
Nous sommes ici-bas faits pour être leurs maîtres.
Oui, mes amis, bientôt, et j'aime à m'en flatter,
On verra de nouveau les grands se disputer
L'honneur d'être à la cour les favoris des princes ;
Les intendants iront régner dans les provinces ;
Les parlements, qui vont incessamment rentrer,
Seront assez prudents pour tout enregistrer ;
Les prélats de retour, dans chaque diocèse,
Pourront bénir, prêcher, ordonner à leur aise,
Et pour récompenser notre soumission,
Le Saint-Père levant son interdiction,
Remettra les Français au nombre des fidèles,
Et nous assurera les palmes éternelles.

Un conseiller :

Comme l'a très bien dit monsieur le président,
Procédons par degrés. Le mal le plus urgent
Est sans doute, messieurs, le défaut de justice.
Il est donc à propos d'abord qu'on rétablisse
Les tribunaux, surtout les cours de parlement.
Les procès, dira-t-on, finissent cependant ;
Tandis qu'on assoupit les uns dès leur naissance,
D'autres sont assez bien jugés à l'audience.
Sans la forme, messieurs, qu'importe l'équité ?
Ces jugements sont tous frappés de nullité.

Un abbé :

Mais la religion est d'une autre importance :
Le mal presse ; songez qu'en bonne conscience,
On se doit aujourd'hui priver des sacrements ;
Baptême, mariage, ordres, enterrements,
Tout est nul de la part de ces prêtres coupables,
Mangeant les revenus des pasteurs véritables,
Ils sont pieux, ils ont du zèle, des vertus,
Dit-on : le beau mérite ! En sont-ils moins intrus ?
De la religion que l'amour nous enflamme ;
Oubliez vos procès, et songez à votre âme.
Rendez-nous nos couvents, nos riches prieurés,
Nos évêchés surtout, et puis vous songerez
Ensuite à prononcer des jugements en forme.

Un marquis :

Mais tout cela, messieurs, demande un temps énorme ;
En attendant qu'on ait église et tribunaux,
Si l'on rétablissait quelques droits féodaux ?

Le conseiller :

Ah ! Monsieur le marquis, c'étaient des injustices ;
Nous serons obligés à quelques sacrifices ;
Et, puisqu'avec le peuple il faudra composer,
Pour obtenir le reste, il y faut renoncer :
Moi, j'en fais de bon cœur la cession entière.

Le marquis :

Parbleu, je le crois bien ; vous n'aviez point de terre.
Allez, petit robin, la féodalité
Des grands seigneurs terriens est la propriété ;
Cette propriété qui vient de nos ancêtres,
Valait mieux que la vôtre et que celle des prêtres.

L'abbé et d'autres prêtres s'écriant :

Ah !

Le président :

Si vous disputez, disputez donc plus bas.

L'abbé :

Nous contester nos droits ! Mais vous n'y pensez pas !
Quelle propriété plus sainte et mieux acquise
Que celle de nos biens ! Biens qui, grâce à l'Église
Plus spécialement au Ciel appartenaient,
Et que de père en fils, les prêtres possédèrent.

Le marquis :

À rétablir nos droits le parlement s'oppose,
Et sur le même ton, le clergé prend la chose !
Et moi, je vous soutiens que l'on a fait fort bien
De supprimer des corps qui n'étaient bons à rien
Établis seulement pour juger nos affaires,
Qu'ils ne pouvaient juger qu'avec leurs secrétaires ;
Que les moines d'ailleurs étaient tous fainéants,
Les prélats débauchés, les docteurs ignorants,
Nous scandalisant tous de leurs mœurs dissolues,
Aux dépens des curés à portions congrues.

L'abbé :

Et moi, je vous soutiens que l'on a fort bien fait
De supprimer votre ordre. Est-il juste, en effet,
Que grâce au hasard d'un illustre naissance,
Un lâche ou bien un sot soit maréchal de France ?
Et nous faut-il enfin laisser battre aujourd'hui
Parce que son aïeul qui valait mieux que lui,
Contre nos ennemis eut jadis la victoire ?

Le conseiller :

Oui, vous avez raison ; et monsieur peut bien croire
Qu'il ne plaidera plus près d'aucun tribunal,
Pour la perception d'aucun droit féodal.

Le président :

Il faut donc rétablir…

L'abbé :

Le clergé.

Le marquis :

La noblesse.

Le conseiller :

Les parlements.

Un noble :

Nos pas, messieurs, le droit d'aînesse.

Un commis :

La gabelle.

Le président :

Un moment, messieurs ! Accordons-nous.

L'abbé :

Vous étiez des fripons.

Le conseiller :

Et vous donc, qu'étiez-vous ?

Le marquis aux nobles qui l'entourent :

Mes amis, secondez l'ardeur qui me transporte ;
Quand la raison se tait, que la force l'emporte ;
Ne délibérons plus, et sur ces gaillards-là,
Tombons à coup de sabre.

Un homme raisonnable qui se trouve là on ne sait comment :

Holà, messieurs, holà !
Calmez-vous. Si le peuple est quelquefois extrême,
Convenez qu'à présent vous agissez de même.
Je sais qu'on ne doit point insulter aux vaincus ;
Mais vous prouvez très bien que vous viviez d'abus :
Soyez en paix, avant de nous faire la guerre.
Voulez-vous écouter un avis salutaire ?
Tenez, restez en là ; conformez vous au temps,
Et cessez d'apprêter à rire à vos dépens.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1792, ou Choix des poésies fugitives de 1791, Paris, Delalain, 1792, p. 73-78.