Dialogue entre un jeune garde national et son ami

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Texte

Que vois-je, cher Auguste, et quel contraste énorme ?
Toi qui prêchais la paix, tu portes l'uniforme !
– Ce n'est point un contraste, ami : plus que jamais,
Je déteste la guerre et j'adore la paix ;
C'est pour la maintenir que je suis sous les armes.
Oui, c'est pour dissiper, pour calmer les alarmes,
Pour conserver vos jours, pour défendre vos biens,
Pour imposer surtout aux mauvais citoyens,
Qui nourriraient encor la cruelle espérance
De voir l'affreuse guerre ensanglanter la France.
Voilà, mon bon ami, pourquoi je suis soldat.
– Toi, guerrier ? Toi, mon cher, doux, faible, délicat !…
– Eh ! Quand on a du cœur, qu'importe la faiblesse ?
Je suis doux : cependant malheur à qui me blesse !
Oui, Monsieur, sans avoir dans une garnison
Consumé tristement ma plus belle saison,
Je saurai, s'il le faut, me battre comme un autre.
Des révolutions je ne suis point l'apôtre ;
Mais j'ai fait mon serment ; je suis homme d’honneur.
Une main sur mon sabre, et l'autre sur mon cœur,
Je mets derrière moi nos enfants et nos pères,
Et dis à mes soldats : marchons. – Contre ses frères,
Auguste tournerait ses armes ? – Ah ! Grand-Dieu !
Cruelle alternative !… Elle n'aura pas lieu.
C'est un autre avenir que le sort nous destine :
Va, va, nous n'aurons point une guerre intestine.
Qui voudrait se porter à ce coupable excès ?
L’homme est né bon, sensible, et surtout le Français :
Et le Français n'a point changé de caractère,
J'en réponds ! Un moment l’humeur l'aigrit, l’altère ;
Mais on voit, tôt ou tard, percer le naturel.
Il est vif, emporté, mais il n'est pas cruel ;
L’honneur a quelquefois égaré son courage.
Sensible, je l'avoue, à l'ombre d'un outrage,
Il blesse, il peut tuer ; mais il n'égorge pas.
– Et comptez-vous pour rien nos troubles, nos débats ?
Eh quoi ! Cette discorde affreuse, épouvantable,
N'est-ce point une guerre, hélas ! Trop véritable ?
Ce n'est pas une paix du moins : l'aimable paix
Est du sein de la France exilée à jamais.
Frédéric ! Dans quels temps et quels lieux nous sommes !
Il n'est donc plus de joie et d'amour chez les hommes ?
Les plaisirs, et les ris, et les jeux sont bannis ;
Les amis sont brouillés, les voisins désunis ;
Que dis-je ? Les parents… Oui, le frère à son frère
Ne pardonnera pas un sentiment contraire.
C'est en vain que d'ailleurs on est doux, modéré ;
L'intolérant vous fronde et vous déclare outré.
Les entretiens étaient autrefois agréables,
Tour-à-tour sérieux, badins, toujours aimables ;
Maintenant il n'est plus qu'un sujet d'entretien :
On dispute sans cesse, et l'on n'arrête rien ;
Les femmes même… Ô Ciel ! Elles qui semblaient nées
Pour répandre des fleurs sur toutes nos journées,
Pour calmer nos esprits, pour adoucir nos mœurs,
Les femmes ont aussi changé de ton, d’humeurs.
Pour elles désormais c'est peu d'être charmantes :
Les voilà, comme nous, politiques, savantes ;
Frondant tout, s'emportant… Je le dirai tout bas :
Tant de chaleur, l'aigreur surtout, n'embellit pas.
Le fiel même empoisonne, hélas ! Leurs douces âmes :
Je cherche, et nulle part ne retrouve les femmes.
– Moi, j'en retrouve, et j'aime à te désabuser.
Les autres même, on peut encor les excuser.
Au silence il serait trop dur de les contraindre ;
Il est si naturel de parler, de se plaindre !
Quelques-unes d'ailleurs ont sujet. – Hé bien, soit !
On se fait plus de mal encor qu'on n'en reçoit ;
Nous mêmes nous portons les plus rudes atteintes ;
Car enfin, en dépit de nos amères plaintes,
Nous pouvions dire encor : rassurons-nous, mon cœur.
Il est deux rares biens, compagnons du malheur ;
C'est l'amitié fidèle et l'aimable espérance,
L’espérance surtout, doux besoin pour la France.
Ces deux biens nous restaient, et nous nous en privons ;
Nous tâchons de nous nuire autant que nous pouvons.
– Ce que tu dis, Auguste, il faut que j'en convienne,
Part d'une âme sensible et va jusqu'à la mienne.
Je gémis, comme toi, de nos divisions ;
Comme toi, je voudrais que nous nous aimassions,
Que nous vécussions tous dans une paix profonde !
Car rien n'est plus aisé, plus naturel au monde.
Mais tu grossis le mal. Tout pourrait aller mieux,
J'en conviens ; mais peut-être, ai-je de meilleurs yeux.
Je tressaille de joie, échappé du naufrage.
Si quelques passagers ont péri dans l'orage,
Je voudrais racheter leur sang au prix du mien ;
Car enfin je suis homme autant que citoyen :
Mais quoi ! Des matelots j'ai l’heureux caractère ;
Et tout est oublié dès que j'ai vu la terre.
Oui, dans mes souvenirs l'instinct me fait choisir
Les choses seulement qui m'ont fait du plaisir ;
Je ne me souviens pas du reste de l’histoire.
– Voilà ce qui s'appelle une heureuse mémoire !
– Il est vrai ; mais crois-moi, cette mémoire-là,
Quand on veut bien l'avoir, mon cher Auguste, on l'a :
D'un orage aisément le souvenir s'efface.
– L'orage dure encore ; en attendant qu'il passe,
Renfermons-nous : eh ! Oui, dans notre heureux séjour,
Cultivons l'amitié, les Muses et l'amour :
D'un alentour charmant savourons les caresses ;
Élevons nos neveux, et nos sœurs, et nos nièces.
Qu'ils aiment la vertu ; de leur sort je réponds :
Ils seront trop heureux, trop riches, s'ils sont bons.
Menant tous une vie innocente et paisible…
– Paisible ! Eh ! Peut-on l'être avec un cœur sensible ?
Fut-on heureux chez soi, peut-on ne pas songer
Qu'il est des malheureux ? – On va les soulager.
– Puis-je aider l'indigent, étant pauvre moi-même ?
– On peut le visiter, lui répéter qu'on l'aime,
Faire luire à ses yeux l'espoir consolateur.
Le pauvre bénit plus, j'en juge par mon cœur,
Les bons soins qu'on lui rend, que l'argent qu'on lui donne.
– À cet espoir flatteur, allons, je m'abandonne,
Mais rassurez du moins ma tremblante amitié.
Votre Auguste serait trop digne de pitié.
Ah ! Que je puisse enfin compter sur quelque chose.
– De tette inquiétude, eh ! Quelle est donc la cause ?
– Frédéric, jurons-nous de nous aimer toujours,
De ne jamais… – Plaît-il ! Quel étrange discours !
Exiger un serment ? – Oui, Monsieur, je l'exige :
Il y va de ma vie ; oui, jurons-nous, vous dis-je,
Que si l'un de nous deux changeait d'opinion,
Il n'aimerait pas moins son ancien compagnon.
– Je veux bien le jurer ; mais quoi, tu me soupçonnes ?…
Que tu me connais mal ! Il est quatre personnes
Que j'ai fait vœu d'aimer à la vie, à la mort.
– Et qui sont-elles donc ? – Ma maîtresse d'abord.
– Soit. – Ma sœur, mon ami, mon roi. – Mais la patrie ?
– Cela ne va-t-il pas sans dire, je te prie ?
Est-on donc honnête homme et fidèle à demi ?
On est bon citoyen, quand on est bon ami.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1791, ou Choix des poésies fugitives de 1790, Paris, Delalain, 1791, p. 31-35.