Épître à Bonaparte

Auteur(s)

Année de composition

1799-1800 (an VIII)

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Texte

Que d'autres, des succès que t'offrit la victoire,
Exaltent la grandeur, et, proclamant ta gloire,
Du Pinde sur ton front attachent les lauriers ;
Moi, qui sus t'admirer dans les travaux guerriers,
Je veux, en te tenant un différent langage,
Te montrer tes devoirs, et les brillans destins
Dont la raison un jour doit faire ton partage,
Si tu la suis encor dans de nouveaux chemins.
Tu le sais, le héros voit par la flatterie
Ses lauriers desséchés et sa gloire flétrie ;
Tu sais que l'écrivain, fidèle à son devoir,
En respectant les droits, les hommes, le pouvoir,
Doit élever sa voix aux vertus consacrée,
Et faire triompher la vérité sacrée.
Des nations l'organe, il rappelle leurs droits,
Sans cesse les défend, bénit les sages lois ;
Dans son vol, des humains il voit la race entière ;
Son guide est la Raison, le monde sa carrière.
Ô toi sur qui la Terre ouvre en ce jour les yeux,
Fixe-toi sur ces vers, ils renferment ses vœux !

L'État, dont en ce jour tu tiens en main les rênes,
Est un corps épuisé par les nombreux assauts,
Qu'en bravant les partis et les rois ses rivaux,
Il soutient dès le jour qu'il sut rompre ses chaînes.
Il faut le ranimer, en versant dans ses veines,
Par des remèdes doux, la santé, la vigueur.
Du feu qui l'enflamma, la féconde étincelle,
Se rallumant, en lui portera la chaleur,
Et lui rendra bientôt sa force naturelle.
Ainsi que le coursier, plein d'une noble ardeur,
À sa gloire fidèle, au combat indomptable,
Qui, par l'effet cruel d'un sort inévitable,
Perdit dans ses assauts, sa fougue et sa beauté,
Et qui, libre du joug, dans de gras pâturages
Tout à coup reprenant sa force et sa fierté,
S'élance de nouveau, fait trembler les rivages,
Et parcourt la carrière avec rapidité ;
De même, en reprenant sa première existence,
L'État, maître du sort, vaincra son impuissance,
Étonnera le monde, en sera l'ornement.

Le premier magistrat, rempli du dévouement
Qu'exige le succès de cette œuvre propice,
Doit, appelant à lui la Raison, la Justice,
Écarter tout désir frivole, ambitieux,
Prendre l'âme du sage, et d'Argus tous les yeux.
Il faut qu'ils soient ouverts sans cesse sur le crime,
Caché sous le manteau de nos vils ennemis,
Et dans l'âme de ceux qui, trompant notre estime,
Souillent les droits sacrés qu'elle leur a commis :
Il faut de tous les fronts, d'une main forte et sûre,
Oser ôter le masque, en bravant tout murmure ;
Il faut avec éclat relever la vertu,
Et montrer son pouvoir trop longtemps méconnu ;
Du vice il faut tarir les sources malfaisantes.
Le chef suprême doit en ses mains triomphantes,
Prendre enfin le flambeau de l'Émulation ;
Il enflamme les cœurs, vers la grandeur les guide :
Par l'exemple elle crée une gloire solide,
Que ne peut enfanter la vaine Ambition…
Quittant une prudente et longue inaction,
Les vrais amis du bien, les citoyens utiles,
Applaudiront alors à ces travaux fertiles,
Et soudain s'uniront au digne magistrat
Qui, d'un bras vigoureux, relèvera l'État :
On verra s'établir la plus belle harmonie ;
Au faîte on portera le sort de la patrie ;
C'est alors, seulement, qu'à l'abri de ses lois,
En voyant son repos et sa gloire affermie,
Elle pourra vanter sa victoire et ses droits.

L'espoir de ce bonheur, non, n'est point un prestige :
Bonaparte, tu peux enfanter ce prodige ;
Ton vol est libre, au but il peut être porté.
Montre à cet univers ce triomphe sublime,
Qui doit faire pâlir, et l'orgueil et le crime,
Illustrer ton pays, servir l'humanité.

Autour de toi, d'abord, observe la morale ;
Et cherche à découvrir qu'elle est la main fatale
Qui borne ses succès, enchaîne ses efforts.
Affranchis-la du joug qui dès longtemps l'accable,
Qu'elle seule des cœurs tienne enfin les ressorts.
Du sort des nations soutien inébranlable,
Elle combat le vice, elle rompt ses liens ;
Elle montre aux humains les véritables biens ;
De la Raison portant devant la lumière,
Elle offre à leurs regards l'écueil dans la carrière :
Son égide puissant couvre la Liberté.
À sa voix, en tous lieux, s'élève l'Héroïsme ;
Devant elle s'enfuit le coupable Égoïsme,
Qui voudrait étouffer la faible Humanité ;
Qui détache les cœurs du sort de la patrie,
Qui, pour tous, y répand l'insensibilité,
Et qui veut, par la main de la froide Apathie,
De la Société détruire l'harmonie.

Par elle, en l'attachant à tes divers travaux,
Transforme les Français en des hommes nouveaux ;
Du luxe qui nous mine affaiblis l'influence,
Et du vil intérêt maîtrise la puissance.

Un volcan redoutable existe au fond des cœurs :
Le fanatisme ardent, de ses feux destructeurs,
L'allume en tous les tems pour embraser la Terre.
Il menace, surtout, la sage nation,
Qui résiste à l'orgueil, qui fuit l'ambition,
Et ne voit point en lui le maître du tonnerre.
De sa rage cruelle observe les effets,
Et songe qu'il médite encor d'affreux projets.
Le danger doit toujours armer la vigilance :
Sur la mer orageuse un pilote prudent,
Au milieu des écueils, trop rempli d'assurance,
Ne s'endort point, séduit par un calme apparent,
Car tout à coup sur lui peut fondre la tempête.
Qu'une puissante digue et le borne et l'arrête :
Maintiens la liberté des cultes différens ;
Pour tous montre des vœux justes et tolérans ;
Mais crains qu'une faveur, fut-elle inefficace,
Ne réveille du monstre, et l'espoir et l'audace :
Isole au milieu d'eux le pouvoir et l'État,
Et tu triompheras, sans assaut, ni combat.
Des ennemis secrets ainsi tu peux détruire
La trop longue existence et le funeste empire.

Maintenant, dans l'État observe les abus,
Et qu'ils soient, tour à tour, dévoilés, combattus.
Vois quel est des guerriers le sort et l'influence :
Rappelle, à cet aspect, que toujours la puissance
A limité leurs droits par un principe heureux :
Rome ne le fit point, aussi son imprudence
Vit de ses grands succès naître un destin affreux.
Répands abondamment les biens de la patrie
Sur ceux qui, lui livrant, et leur sang et leur vie,
Ont formé son salut, ont illustré son sort :
Qu'ils jouissent du prix acquis par de tels titres ;
Mais apprends-leur, sachant maîtriser leur transport,
Qu'ils sont fils de l'État, et non point ses arbitres.
Répète-leur souvent qu'ils sont soumis aux lois ;
Que la sagesse doit couronner leurs exploits ;
Montre-leur sur leurs fronts, parés pour la victoire,
La palme de l'estime ; ils ont tout dans la gloire…
Rappelle aux divers chefs, dans tes conseils prudens,
Ce qu'on les vit, hélas ! oublier trop longtemps,
Que les trésors ravis aux nations vaincues
Ne sont point destinés pour prix de leurs travaux ;
Qu'opprimer nos amis c'est profaner nos vues ;
Qu'ils détruisent leur gloire et leurs droits les plus beaux,
Et trouvent nos mépris dans la haine étrangère…
En traçant leurs devoirs, dis-leur que le soldat
Participe comme eux au succès du combat,
Qu'il a droit à leurs soins : un bon chef est un père.

Sur d'autres intérêts attache tes regards :
Jusqu'aux bouts de l'empire, à tes agens épars,
Que ta puissante voix sans cesse fasse entendre
Celle des lois que tous ont juré de défendre :
Qu'ils sachent que ce vœu ne sera satisfait,
Que lorsqu'ils verront seul le commun intérêt.
Réprime en eux un faste orgueilleux et frivole ;
Pour les suivre en leur route il sera ta boussole ;
Le faste fit toujours naître la soif de l'or,
Et presque toujours l'or s'achète par le crime :
Des la vertu dans l'âme il brise le ressort,
Les droits lui sont vendus ; le peuple est sa victime.
De l'État, à leurs yeux, présente le trésor
À l'arche des Hébreux en tous les points semblable :
On en peut y toucher sans devenir coupable,
Sans borner ses destins, sans outrager l'honneur :
Là, l'obole sans prix devient inestimable.
De l'État dépouillé dépeins le long malheur ;
Expose les besoins qu'éprouve la patrie ;
Annonce enfin à tous, qu'en vain la perfidie
Enveloppe son front d'un voile ténébreux ;
Que la vérité lève un jour ce voile affreux ;
Qu'elle découvrira leur audace et leurs crimes,
Armera la vengeance, et les rendra victimes,
Soit de l'opinion, soit du courroux des lois.
Crée ainsi leurs vertus, fais respecter tes choix.

Mais le dehors appelle aussi ta surveillance,
Et c'est ici qu'il faut montrer le plus grand art :
Dans la nuit de l'intrigue, il faut que ton regard
De loin suive la tourbe, arrête l'imprudence.
Tu dois de tes agens, dans les divers États,
Éclairer la conduite, éveiller l'énergie ;
D'eux dépend très souvent le sort de la patrie,
Ils peuvent prévenir la haine et les débats.
Il faut que ces agens portent des âmes pures,
Que la main des vertus couvre d'un triple airain :
Il faut qu'en respectant partout le souverain,
Ils affrontent l'orgueil, ils bravent les injures ;
Il faut qu'ils restent sourds à tout discours flatteur,
Et qu'en fermant leurs mains au bienfait séducteur,
Ils ne l'achètent point par les droits de la France :
Il faut que leur active et sage prévoyance
Les écarte du piège où l'on conduit leurs pas ;
Il faut qu'en prévenant les lâches attentats,
Sur les projets du crime ils portent la lumière.
Tu sais si tous ainsi remplirent leur carrière,
Si notre hommage enfin par tous fut mérité !
Je ne puis te cacher, affreuse vérité !
Je vois de grands dangers, courus par ma patrie,
Nés de leur trahison, ou de leur apathie :
S'ils eussent su montrer sous un vrai jour nos droits,
Des peuples les périls, de nos rivaux l'audace,
Nos paisibles desseins et nos nombreux exploits,
Ils auraient maîtrisé l'ambition des rois,
Et la prudence alors en eux eût pris sa place.

Ces immenses devoirs, ces soins et ces efforts,
Ne t'offrent point le terme ; ils ne peuvent suffire
Pour fixer la splendeur et le sort de l'empire.
D'un système nouveau créant tous les ressorts,
Avec les nations établis nos rapports ;
Toutes doivent fixer tes yeux dans la carrière,
Dans ton plan doit entrer enfin la terre entière.
C'est de cette union, de ces rapports divers,
Qu'émanera l'accord, de nos destins l'égide ;
Le Soleil n'agit point seul dans l'immense vide,
Les astres avec lui font mouvoir l'univers.
L'isolement toujours servit le despotisme :
Vois le corps politique en ce moment détruit ;
Les droits sont oubliés, la passion conduit,
Et le malheur commun naît de cet égoïsme.

Embrasse cet ensemble en tes vastes travaux :
Pour assurer leur but, et le rendre efficace,
Repousse les avis de nos lâches rivaux,
Qui voudront arrêter cette sublime audace :
Méprise leurs clameurs, défend les nations ;
Surtout, ne livre point aux avides puissances
Celles qui, partageant nos exploits, nos souffrances,
Attendent un appui, fruit de leurs actions ;
L'héroïsme d'un peuple en la reconnaissance
Trouve son plus beau trait, comme l'humanité
De sa vertu la voit former la pure essence :
Sers la France, en sauvant leurs droits, leur liberté.
Ramène ainsi le calme à l'Europe éperdue.

Voilà de tes devoirs l'effroyable étendue ;
Voilà ces nobles soins et ces hardis travaux,
Qui doivent, t'élevant aux destins les plus hauts,
Verser en toi de gloire une source féconde,
Et te donner l'amour et l'estime du monde :
Marche à ce but heureux, de ce sort sois jaloux,
Et cherche ton bonheur dans le bonheur de tous.

 
 

Sources

BNF, 8 Ye 4709.