Épître d'un prisonnier

Auteur(s)

Année de composition

1795

Genre poétique

Description

Musique

Paratexte

Texte

Vous dont les jours sereins du bonheur sont l'histoire,
Vous qui seriez heureux, si vous vouliez le croire !
Vous avez évité ce spectacle d'horreur,
Qui glaçait l'âme, et déchirait le cœur :
Mais vous voulez, ami, qu'on vous rappelle
De nos tourments le tableau trop fidèle,
Et cette longue mort que l'on nous préparait.
Frémissez ; j'y consens, jugez ce qu'on souffrait.
Je ne parlerai point de l'enceinte fatale,
Où, d'une dure loi la rigueur infernale,
Avait jeté tant d'êtres innocents :
Que font des guichetiers, des verrous et des grilles,
Quand un jour, un instant voit périr des familles,
Sans qu'un seul homme échappe, et que leurs corps sanglants
Sont les derniers témoins qu'ils furent existants ?
Je ne veux présenter à votre âme sensible ,
Que le vrai, dépouillé d'images, de couleur :
Dans ces simples détails, il n'est que trop horrible ;
Un seul de nos dangers inspire la terreur.
À peine notre perte eût-elle été jurée,
Qu'il fallut nous trouver des crimes apparents :
La justice est encor forcément révérée
Dans les profonds replis de l'âme des tyrans.
Ceux de nous dont l'active et constante prudence,
De tout soupçon avait sauvé leur innocence,
Ne goûtaient pas non plus cette tranquillité
Qui fait voir l'avenir avec sécurité.

De nos bourreaux l'exécrable industrie
Inventa, contre nous, ce que la barbarie
A produit de plus vil en ses sombres fureurs.
Un comité secret de dénonciateurs,
Jusqu'au fond des prisons, préparait nos supplices ;
Unir le crime à tous les vices,
Suffisait pour s'y voir admis.
À ces hommes de sang notre sort fut soumis.
Murmures innocents, craintes, jusqu'aux pensées,
Tout était épié pour nous faire périr,
Et les proscriptions, avec ordre classées,
Mesuraient les instants qui restaient à souffrir.
J'ai vu plus d'une fois et la sœur et le frère,
L'époux près de sa femme, un fils près de son père,
Goûter le seul plaisir connu dans les cachots,
La douceur de pleurer, qui soulage les maux :
Je les ai vus, cherchant de faibles espérances,
Dérober au malheur ces tristes jouissances :
Je partageais de loin tous leurs empressements ;
Je croyais me mêler à leurs embrassements :
Souffrir ensemble attache, et dans la même peine,
Nul n'est indifférent, s'il porte notre chaîne.
Tout à coup, ces brigands attachés à nos pas,
Ces hideux précurseurs du plus honteux trépas,
Paraissaient à l'instant, ils glaçaient jusqu'aux larmes ;
L'une prête à couler retombait sur le cœur ;
Celle qui s'échappait, fixe par la terreur,
Se gravait sur les traits et sur les plus doux charmes.
La Nature, un instant, avait repris ses droits :
Elle était étouffée ; et, trop sourds à sa voix,
Père, fils, frère, sœur, époux, femme tremblante,
Sans croire se revoir, tous fuyaient d’épouvante,
Et dispersés, dans l'ombre on se précipitait,
Sans un dernier regard que même on redoutait.

J'ai toujours repoussé l'idée humiliante
Que l'homme pouvait naître atroce et scélérat :
Mais tous ces délateurs par calcul, par état,
Prouvent de ce malheur la vérité constante.
L'un d'eux, un soir, dormait dans la prison :
J'approche avec horreur de ce monstre sauvage ;
On remarquait sur son visage,
Même au sein du sommeil, cette altération
Qui rappelle, à la fois, le crime de la veille,
Celui qu'il méditait, l'autre à l'instant commis,
Dont le calcul horrible affaissait ses esprits.
Quand l'honnête homme dort, avec lui tout sommeille,
Qualités ou défauts : mais l'être vicieux
N'a qu'un demi repos ; c'est un arrêt des cieux.
Ce tourment de la nuit, en fermant sa paupière,
Peint les remords du jour qu'apporte la lumière.
En vain son corps est dans l'accablement,
Les vices, près de lui, restent en mouvement.

Écartons ce tableau d'images affligeantes !
Il en est de plus consolantes.
Ah ! Du moins, si le Ciel a permis nos malheurs,
De sublimes vertus entouraient tant d'horreurs !
Que de traits attachants de grandeur, de tendresse,
De dévouement profond, de touchante noblesse !
Si nos maux ont causé tant d'indignation,
Quelle source d'estime et d'admiration !

Oubliera-t-on jamais cette parfaite amie,
Qui, contre elle n'ayant ni délit ni soupçon,
Force les murs de la prison,
Demande, obtient des fers, et méprisant sa vie,
Dans les plus forts dangers de nos proscriptions,
Au milieu des bourreaux et des délations,
Vient soigner un ami, si tendre, si fidèle,
Mourant, non de ses maux, mais d'être éloigné d'elle ?
Modèle de courage et de grand dévouement,
D'éternelles douleurs en ce fatal moment,
Ô toi, jeune Sombreuil, toi qui n'eus point d'égale
En héroïsme, amour, piété filiale,
Parais !… Ton deuil et tes pleurs impuissants
Peindront mieux que mes vers nos féroces tyrans.
L'âme des assassins par toi fut attendrie :
On les vit un instant suspendre leur furie ;
On vit le bronze s'amollir ;
Mêlant du sang aux pleurs qu'ils voulaient retenir,
Ils te rendaient un père !… Et des lois sanguinaires,
Commandant une horrible inflexibilité,
Par les féroces voix de juges mercenaires,
De crêpes éternels couvrent ta pureté !
Que dis-je ? On te refuse… Ah ! Quelle barbarie !
Le lit d'un père arraché de tes bras !
Est-ce pour le repos que ton cœur le mendie ?
Non, c'est pour l'arroser de pleurs jusqu'au trépas.
Je ne tarirais pas, si je cherchais à peindre
Des détails… qui jamais ne seront bien décrits :
L'ensemble suffira, sans que je puisse craindre,
En vous intéressant, de lasser vos esprits.

Les plus cruels instants de nos tristes journées
Étaient ceux où notre œil pouvait voir arriver
Ces ministres de mort, qui venaient enlever
Les victimes du jour à périr condamnées.
Sans nul moment réglé, ce tourment renaissait ;
Et l'âme, du repos jamais ne jouissait.
Un de nous s'écriait : j'aperçois des gendarmes !
Ce seul cri devenait le signal de nos larmes.
« Est-ce vous ? Est-ce moi, dit un être isolé ?
– Sauve ma femme, ô Dieu, dit l'époux désolé !
– Ô mon frère ! Ô mon fils ! Objets de ma tendresse !
– Ciel, dit tout bas l'amant ! Conserve ma maîtresse ! »
Tantôt l'air retentit de ces cris douloureux ;
Tantôt la prison reste en un silence affreux.
De ce greffe effrayant, qui peut percer l'enceinte ?
Pour vouloir s'éclairer, le cœur a trop de crainte ;
L'incertitude tue : on veut la prolonger.
Quelle position !… Dieux ! Pour se soulager,
Il faut être barbare, et délirer qu'un autre…
Ce seul penser déchire… Ô comble de tourment !
On répand un faux bruit. – C'est lui ! – Quel nom ?
– Le vôtre…

On en nomme encor six – Ciel ! Qui donc ? On attend…
Quand tout à coup des voix de cannibales
Chantant dans les guichets leurs hymnes infernales,
Mêlent le bruit des clefs, des verres, des verrous,
Aux soupirs étouffés qui nous suffoquent tous.
La vérité funeste enfin se fait entendre,
Aux larmes que l'on voit répandre,
On devine déjà tous les noms des proscrits ;
Alors les uns poussent des cris ;
D'autres frappent leur sein en des transports de rage ;
Ceux qu'on traîne au trépas… Eux seuls ont du courage.
À les voir, des deux parts, à deviner leur sort,
On pourrait croire absous ceux qu'on mène à la mort.
Gendarmes, guichetiers, à l'entour d'eux s'agitent ;
Des plus touchants regrets il semble qu'ils s'irritent ;
L'un transcrit un arrêt d'un air froid et serein ;
L'autre, s'il est possible, encor plus inhumain,
Presse, en l'injuriant, l'innocente victime,
À qui d'un seul retard il ose faire un crime :
À leur affreux devoir ils sont tous assidus ;
Une fois appelés, ils ne vous quittent plus ;
Et des derniers instants qu'on donne à la tendresse,
Leur présence corrompt la douloureuse ivresse ;
Des pleurs sont profanés en tombant sur leur sein ;
De bras en vain unis, ils arrachent leur proie :
De ce triomphe horrible, ils témoignent leur joie.
On marche… La victime aperçoit en chemin
Les lits des malheureux qu'on égorgea la veille,
Leurs meubles, leurs habits qu'on va vendre à l'encan,
De leur fatal destin triste avertissement.
S'ils chassent la terreur, en eux tout la réveille.
D'autres moins malheureux, épargnés pour l'instant
Auprès de leurs amis, respirent un moment.
Comme les mêmes coups ensemble les menacent,
Involontairement ils s'approchent, s'entrassent ;
Mais voyant arriver ceux qu'attend l'échafaud,
Par une humanité touchante et délicate,
Ils disent : évitons que par un geste, un mot ,
Notre contentement devant leurs yeux éclate ;
Séparons-nous plutôt, et privons notre cœur
De ce qui peut paraître insulter au malheur.
Cependant des guichets on s'approche, on s'avance :
Par de honteux liens on attache en silence
Deux à deux les proscrits indignés, courageux,
Se soutenant l'un l'autre, et s'estimant entr'eux.
Nos fenêtres donnaient sur cette cour horrible
Qu'il falloir traverser, et dont l'aspect terrible
Disait au prisonnier : tes vœux sont superflus ;
Hors de ces murs, tu n'existeras plus.
Eh bien ! Nous remplissons ces places effrayantes ;
Nous nous les disputions ; des larmes consolantes
Arrêtaient les regards des êtres malheureux,
Qui de loin, sans frémir, nous faisaient leurs adieux,
Eux calmes, nous en pleurs, ah ! Quel spectacle étrange !
De force et de tendresse on faisait un échange ;
Admirant leur courage, on les voyait partir ;
Nous nous répétions tous : apprenons à mourir.
Les condamnés sont près de la fatale porte ;
Pour revenir, jamais on n'a vu qu'on en sorte ;
Le geôlier, la fermant avec tranquillité,
Entr'eux et les vivants a mis l'éternité.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an IV de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1795, Paris, Louis, an IV, p. 49-55.