Fêtes du génie (Les)

Auteur(s)

Année de composition

1795

Genre poétique

Description

Texte

Dithyrambe – Première journée

Daime hua furia grande, e sonorosa,
E nao de agreste avena, au frauta ruda,
Mas de tuba canora e bellicosa,
Que o pleito acende, e a cor ao gesto muda
.

Os Lusiadas, canto primo

L'heure de la gloire a sonné ;
Il faut de nouveaux chants à mon nouveau délire.
Reprends, Anacréon, ton luth efféminé.
Viens, Pindare ; remplis mon cœur désordonné ;
Dans mes avides mains réveille encor ta lyre.

La liberté, dans nos remparts,
Sourit aux fils de Polymnie,
Et par la fête du génie
Consacre la ville des arts.

Oui, de la liberté le génie est le guide :
C'est lui qui, l'éclairant dans sa course intrépide.
Lui remit ce contrat, monument de nos droits :
C'est lui qui, nous prêtant sa secourable égide,
Contre la révolte des rois,
Attache à nos drapeaux la victoire rapide ;
Et quand de nos héros recueillant les lauriers,
La gloire ouvre la tombe à leurs mânes guerriers,
C'est lui dont la voix attendrie
Commandant d'utiles honneurs,
Par des tributs consolateurs
Charme le deuil de la patrie.

Génie ! Âme de tout, quel est ton ascendant !
L'univers agrandi s'instruit par tes conquêtes ;
L'homme eût courbé, sans toi, son front indépendant ;
Tu prolonges ses jours, tu revis dans ses fêtes.
Tu conduis ces soleils qui roulent sur nos têtes :
Ton sceptre de Neptune asservit le trident :
Tu gouvernes la foudre et régis les tempêtes.
Quel peuple a méconnu ton pouvoir souverain ?
Le commerce par toi fertilise les ondes ;
L'avenir s'enrichit de tes sources fécondes :
Tes pas, sur le marbre et l'airain
Impriment des traces profondes ;
Et le trait échappé de ta puissante main,
Vole au-delà des temps et traverse les mondes.

L'essaim folâtre des beaux-arts
T'apporte, en dansant, ses offrandes ;
Ils te parent de leurs guirlandes,
Et s'enflamment de tes regards.

Par le ciseau de Praxitelle,
Toi seul fais descendre les dieux ;
Toi seul, par le pinceau d'Apelle,
Nous a transportés dans les cieux.

Des chants belliqueux de Tyrtée,
Tu nourris encor la valeur ;
Et dans les mains de Timothée,
Ton luth triomphe du vainqueur.

Sous tes lois, le dieu de la guerre
Range ses bataillons armés ;
Et de ses bronzes enflammés,
Ta voix dirige le tonnerre.

La paix, doux lien des mortels,
Te doit les trésors de nos villes ;
Et des moissons les plus fertiles,
Cybèle enrichit tes autels.

La gloire, au vol infatigable,
Te suit avec la liberté,
Et dans ta coupe inépuisable
S'abreuve d'immortalité.

La gloire nous invite au temple du génie ;
Courons… Ah ! Je succombe à mes transports nouveaux.
Guide mes pas, ô Polymnie !
Où le trouver ?… Quels lieux sont chers à ses travaux ?
Quel asile entretient son sublime délire ?
Aux jardins de Glycère a-t-il monté sa lyre ?
Dans le fracas des cours saisit-il ses pinceaux ?
Qu'ai-je dit ? Ô blasphème ! Est-ce au séjour du vice
Qu'il prit ce noble essor que l'on doit aux vertus ?
Quel éclat ont pour lui tous les dons de Plutus,
Quand l'immortalité l'appelle dans la lice ?
Jamais à la fortune a-t-il vendu sa voix ?
Qui l'a vu des grandeurs caresser l'insolence ?
Et n'est-il pas lui-même une puissance
Qui domine en tous temps la puissance des rois ?
Où prit-il ces grands traits ? C'est dans la solitude :
Là, veille auprès de lui l'opiniâtre étude.
Sur la cime des monts l'aube a vu son lever,
Et l'aube à son retour le voit encor rêver.
De la création héritier légitime,
C'est là qu'il a placé son atelier sublime.
Là, s'armant pour l'humanité,
Et triomphant de l'imposture,
Il siège avec la vérité ;
Il commerce avec la Nature.
Noble émanation de la divinité,
Là, comme elle, il se fonde un empire immuable,
Et craint peu que l'envie et la haine implacable
Lui ravissent la place où son vol l'a porté.

Mais quel monstre, quelle furie
S'oppose à ses nobles travaux ?
De ses glaives, de ses flambeaux,
Vient-il assiéger la patrie ?…
Sous ses funèbres étendards,
Marche l'infâme calomnie ;
Pleurez, favoris des beaux-arts ;
Pleurez, élèves d'Uranie !
Sous le nom de l'égalité,
Il vient disputer au génie
L'empire de la liberté.
Peux-tu, nymphe auguste et divine,
Prêter ton nom à ces forfaits ?
Sous tes yeux, au sein de la paix,
Des arts il hâte la ruine.
Vois leurs chefs-d'œuvre altérés,
Tomber sous ses mains criminelles ;
Vois leurs bronzes défigurés ;
Vois la flamme, aux rapides ailes,
De leurs archives immortelles
Menacer les dépôts sacrés.

Non, non, tu n'es point la complice
De son triomphe passager ;
Déjà, par son juste supplice,
Le génie a su te venger.
Sous le voile qui le déguise,
Héritier des traits d'Apollon,
Sur les bords d'un autre Céphise,
Il frappe ce nouveau Python :
Dans la tombe du fanatisme
Il replonge le vandalisme ;
C'en est fait ! Les arts ont souri ;
Et par ce coup sauvant la France,
Du dernier fils de l'ignorance,
Il étouffe le dernier cri.

Dithyrambe – Seconde journée

Du génie, en ce jour, multiplions les fêtes ;
De chêne et de laurier enlaçons nos cheveux.
C'est aux républicains à chanter ses conquêtes.
Jamais du despotisme il n'écouta les vœux.
Ah ! Si vous en doutez, volez aux murs d'Athènes :
Demandez la tribune où tonna Démosthène,
Ce lycée où Platon daigna former des rois,
Ces jeux où de Pindare on adorait la voix.
Courez à ce théâtre, à cette illustre scène,
Où Sophocle, Euripide ont disputé le prix.
Ô divin Apollon, à mes regards surpris,
De ton double coteau fais jaillir l'hypocrène.
Lisez-moi, filles de Mycène,
Du chantre d'Ilion les immortels écrits.
Que je l'admire encor dans la ville d'Hélène.
Est-ce là cette Mytilène,
Ce séjour enchanteur des grâces et des ris ?
Lesbos, de ta Sapho redis-moi le délire.
Cythère, couvre-moi de tes berceaux fleuris.
Théos, de ton vieillard que j'entende la lyre.
Vain espoir ! Tout se tait, un silence de mort,
Le silence de l'esclavage
Interprète muet des volontés du sort,
Pèse sur des débris que l'ignorance outrage.
Des talents et de la vertu
Un stupide Ottoman recueille l'héritage ;
Et sa verge insolente écrit sur le rivage :
« Avec la liberté la Grèce a disparu. »

Grandes ombres de Salamine,
À quoi servit votre valeur ?
Pindare, ta lyre divine
N'a plus que des sons de douleur.
Pleurons leur gloire fugitive ;
Mais quelle corde assez plaintive,
Pourra répondre à leur malheur ?

Ah ! Plutôt, que nos chants consacrent leur mémoire,
Le temps n'a point détruit Platée et Marathon ;
J'en jure par les vers, les arts et la victoire.
L'Olympe a reconnu leur gloire ;
Et de leur récompense a chargé l'Hélicon.

Le génie, au double vallon,
De l'immortalité déposa les richesses.
C'est surtout aux fils d'Apollon,
Qu'il aime à prodiguer ses fécondes largesses.
C'est par eux qu'à son vol il donne un noble essor ;
C'est par eux qu'en sa chute il se relève encor.
Aussi, l'enfant du Pinde est sacré sur la terre ;
Bellone le protège au milieu des combats.
Mars, touché de sa voix, le ravit au trépas,
Et les dieux sur son front suspendent leur tonnerre.
Heureux dans son exil, et libre dans les fers,
Il défend aux tyrans d'attenter à sa vie.
Du champ de ses aïeux dépouillé par l'envie,
Pour domaine il a l'univers ;
Et lorsqu'entraînant tout dans le torrent des âges,
Le néant s'enrichit par d'illustres naufrages,
Du sort capricieux il brave les revers ;
Et calme, au milieu des orages,
Sur l'abîme des temps il plane avec ses vers.

D'une illusion soudaine
Mes sens seraient-ils trompés ?
Ah ! D'une image incertaine
Mes yeux ne sont point frappés.
Oui, de l'immortel domaine
Je ravirai les trésors ;
Et d'une espérance vaine
Les Nymphes de l'Hypocrène
N'ont point flatté mes accords.

Où suis-je ? Quel transport m'agite ?
Quel songe égare mes esprits ?
Arion, au sein d'Amphitrite,
S'offre-t-il à mes yeux surpris ?
Par un prodige véritable,
Les dieux, réalisant la fable,
Renouvellent l'Antiquité.
L'avenir pour moi se déroule,
Et chaque siècle qui s'écoula
Me parle d'immortalité.
Voyez-vous ce vaisseau qui, flottant sur les ondes,
Des États de l'aurore accourt victorieux ?
Dominateur des mers, explorateur des mondes,
Sur la vague orgueilleuse il semble atteindre aux cieux.
Les despotes captifs, les richesses de l'Inde,
Ce prix des longs travaux repose dans ses flancs.
Mais un trésor plus rare, honneur sacré du Pinde,
Le chantre heureux des Castillans,
Le Camoes, assis sur un noble trophée,
Au milieu des héros, des belles et des rois,
La lyre en main, nouvel Orphée,
De ces Jasons nouveaux consacre les exploits.

Comme on voit une main habile
Sur la toile vivante allier les couleurs,
Il nuance les tons sur la corde mobile,
Et de transports divers fait tressaillir les cœurs.
Il célèbre les jeux, les combats et les fêtes ;
Mais il chante surtout ce géant des tempêtes,
Ce fier Adamastor, sentinelle des mers,
Éternel possesseur de ces vastes déserts,
Qui, les bras étendus, et la voix mugissante,
Arrête des vaisseaux la voile frémissante,
Et leur ravit l'espoir d'un second univers.
Que son luth sur les cœurs a d'empire et de charmes !
Tout s'émeut ; les rois même ont oublié leurs fers ;
Et mêlant dans leurs yeux le sourire et les larmes,
Ils s'enivrent de gloire et d'amour et de vers.

La mer agitée
Suspend tous ses flots.
Pour ses chants, Protée
Quitte ses troupeaux.
La plaine liquide
Voit fuir l'Aquilon.
Dans son vol rapide
S'arrête Alcion.
Sur son char humide,
S'élève Triton :
Et la Néréide,
D'un œil moins avide,
Suivit de Jason
L'élite intrépide,
Qui de la Colchide
Ravit la toison.

Neptune, tout à coup, du palais d'Amphitrite,
Sur ce calme offensant promène au loin ses yeux ;
Il voit, il reconnaît ce pin audacieux
Qui franchit de ses flots la dernière limite.
Il s'indigne que son orgueil
Ose encor l'insulter par les sons de la lyre ;
Il rappelle les vents, soulève son empire ;
Et du trident fatal, repoussant le navire,
Il le brise contre un écueil.

C'en est fait ! Dans la mer profonde,
Avec ses voiles, ses drapeaux,
S'abîme, après quinze ans de gloire et de travaux,
Le vaisseau conquérant d'un monde.
Les trésors de l'Indus, les rois et les héros,
Tout disparaît, tout s'engloutit dans l'onde,
Et se confond dans le chaos.

Seul, sur le gouffre immense un malheureux surnage :
Dieux ! Prêtez-lui votre secours ;
C'est le Cygne sacré du Tage :
D'un bras il protège ses jours ;
De l'autre il soutient son ouvrage.
Il succombe… À l'instant des gouffres entr'ouverts,
S'élève avec fracas, entouré d'un nuage,
Un superbe géant, rival du dieu des mers,
Qui, blanchi par les flots, et bravant leur outrage,
À le pied dans l'abîme et le front dans les airs.
Du poète guerrier ranimant le courage,
Vers lui, sur l'Océan, il s'élance d'un pas ;
Il le dispute aux flots, l'enlève dans ses bras,
Et le porte sur le rivage.
Rassure-toi, dit-il au chantre épouvanté.
Des dieux et des mortels tu peux braver l'envie ;
Reconnais le géant que ta muse a chanté.
Adamastor te rend la vie,
Et s'acquitte envers toi de l'immortalité.

Il dit : dans sa joie imprévue,
Le poète élève ses yeux :
Il ne s'offre plus à sa vue
Qu'un roc informe et ténébreux.
Il presse, il parcourt, il visite
Cette barrière d'Amphitrite,
Ce cap, effroi des matelots,
Divinisé, par son délire.
Adamastor lui rend sa lyre,
Et se replonge dans les flots.

Héros de la Castille, enfants de la victoire,
Et toi, noble vaisseau, conquérant de l'Indus,
Consolez-vous ; le chantre de Lusus
Vous ravit à Neptune et vous rend à la gloire.
À l'ombre de son nom, le votre est immortel.
Vous ne craindrez plus de naufrage,
Et vos lauriers unis, chers aux nymphes du Tage,
Reverdiront sur son autel…

Par quels tableaux le Ciel put-il mieux nous instruire
Du sublime ascendant des maîtres de la lyre ?
La plus haute vertu languit sans leur appui.
Ce qui touche au génie est sacré comme lui ;
Et lorsque du héros le souvenir s'efface,
L'avenir, du poète adore encor la trace.
En vain du vieux Priam l'on cherche la cité :
Sigée abandonné sur sa rive infertile,
Ne s'enorgueillit plus de la tombe d'Achille,
Et le berceau d'Homère est encor disputé.

Salut, art créateur, auguste poésie !
Par toi, l'homme s'élève à la divinité.
Accourez, accourez, enfants de Polymnie,
Pères de l'immortalité ;
De vos chants, de vos luths confondez l'harmonie ;
Que tout dise en ce jour : génie et liberté !

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an IV de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1795, Paris, Louis, an IV, p. 5-9 ; 209-215.