Dire la vérité, c'est marcher sur la glace,
Allons à pas comptés, de peur qu'elle ne casse ;
Si l'Amour me conduit en voulant voltiger,
Le fripon pourra bien me faire trébucher ;
Donnons-lui deux baisers, et trois à la Folie !
La Raison n'en doit pas prendre de jalousie :
Sa rivale à Paris ayant passé ses jours,
Du sentier de l'erreur connaît tous les détours ;
Jusqu'à la Liberté, la route est très glissante ;
Pour rendre notre marche un peu moins chancelante,
La politesse veut, en révolution,
Que la Folie ait droit de mener la Raison.

Vous murmurez en vain de cet ordre de choses,
Moi, je veux des chardons, vous, vous aimez les roses,
Soit ; mais mon bon ami, quand vous crieriez plus haut,
Si la mode venait d'aller les pieds en haut,
Vous auriez beau pleurer, comme un autre Héraclite,
Ou vous en amuser, ainsi que Démocrite,
On vous rirait au nez, et le Français malin,
En chantant ses travers, irait toujours son train.
Faut-il vous en donner une preuve authentique ?
Je vais citer des faits qui seront sans réplique :
Mais puisque la Raison nous prête son miroir,
Avant de le briser, tâchons de nous y voir.

Un peu de flatterie, un peu de médisance,
Beaucoup de politique et beaucoup d'ignorance,
Des Français de nos jours voilà le meilleur lot ;
Aujourd'hui le plus riche est souvent le plus sot.
Comme la probité n'est plus très à la mode,
La route de fortune est pour nous très commode.
Mon voisin a du bien que je veux m'adjuger,
Vite je le dénonce et je le fais juger.
Eh ! Mais, qu'a-t-il donc fait ? Quoi ! C'est un royaliste,
Ou c'est un réfractaire, ou c'est un terroriste ;
Dieux ! Proscrire un Français sur un simple soupçon ;
C'est mettre la justice à l'inquisition :
Qu'aurait-on fait de plus sous l'ancien despotisme ?
Malgré que nous ayons détruit le fanatisme,
Un nouveau Galilée, en révolution,
Aurait été pendu pour avoir eu raison.
Copernic^[1] en venant proposer son système,
Sous l'arme à Guillotin aurait tourné lui-même.

Le nouveau créateur de la nouvelle loi,
Le fameux conquérant de notre dernier roi,
Bailly, ce nouveau dieu de la France anarchique,
Bailly, livrant la guerre au pouvoir despotique,
Bailly, docile aux vœux d'un vulgaire hébété,
Du faite des grandeurs se voit précipité,
Et conduit, à l'instant qu'il fuit du Capitole,
Sur le roc tarpéïen pour achever son rôle.

L'ambitieux Chamfort, pour plaire aux ignorans,
Contre l'académie exerce ses talens ;
Pour avoir le premier mis la main à l'ouvrage,
Les Vandales le font descendre au noir rivage.
Au milieu du torrent de la proscription,
Je vois rouler Camille à côté de Danton ;
Le crime et la vertu, dans la même charrette,
Font monter Philippeaux, Vincent, puis Antoinette.
Mais pour venger ta mort, célèbre Lavoisier,
Le diable laisse en paix le sensible Ché...er,
Poète philosophe, orateur et sophiste,
Par-dessus le marché, bon parent, bon légiste,
Au tombeau de son frère, immolé sous ses yeux,
Il déclame avec feu les vers harmonieux
Qu'il adressa jadis au tyran Robespierre,
Quand ce peuple éclairé, le front dans la poussière,
Sur un autel de sang adorait ce Moloch,
Répétant de Ch...nier le nouveau sabaot :
Mais pour son intérêt, ce fertile génie,
Confond la médisance avec la calomnie,
Dans les écarts d'une ode au style baladin,
Avec la probité fait rimer Ab....in.
Son renégat L...vet^[2], et nous devons le croire,
Est l'homme qu'il nous faut pour écrire l'histoire :
Le grand ami P...tier^[3], assis sur nos tombeaux,
Doit à nos descendans laisser ses matériaux,
Et Lebois^[4], double main, greffier de la séquelle,
Leur prêtera, s'il faut, son style de ruelle.

Amour, laissons en paix tous ces honnêtes gens !
Les Français comme toi sont fous et sont enfans ;
Mais ce sont des enfans gâtés de la Nature,
La Raison, pour leur plaire, a besoin de parure,
Tu voulus bien jadis lui prêter ton bandeau,
Tu dois donc aujourd'hui l'affubler d'un manteau.
Quand tu la conduisis au sein de l'assemblée,
Chacun la vit rougir d'être un peu baffouée ;
Et l'on disait tout bas : A-t-on bien médité,
Pour unir la Raison avec la Liberté ?