Industrie ou les arts (L')
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Paratexte
Ode lue à la séance publique du Lycée républicain, le 11 frimaire an VII
Avertissement
J'ai consacré aux Arts libéraux un faible écrit ; je me suis proposé, dans ce nouvel essai, de rappeler les bienfaits des Arts industriels : là je posais en principe que les beaux arts doivent présenter des résultats philosophiques et moraux ; que plaire est leur moyen, mais que leur objet est d'instruire : ici je tente l'application de ce principe, en faisant servir l'art de la poésie à retracer les découvertes utiles à la société, et les grandes vérités de l'économie politique.
Quelques généralités sur l'origine et les effets de l'Industrie ne seront peut-être pas déplacées au commencement de cet ouvrage.
L'abondance des richesses agricoles et de la population donna naissance aux Arts.
Toute nation agricole, dit un philosophe, doit avoir des Arts pour employer ses matières, et doit augmenter ses productions pour entretenir ses artisans.
Les rapports de l'Industrie avec la population sont sensibles ; car le nombre des hommes ne peut croître sans que la masse du travail soit augmentée et que par conséquent les moyens de subsistances soient devenus plus nombreux.
Ces observations semblent motiver l'opinion de ceux qui placent le berceau des Arts en Asie, où les fruits et les hommes abondent.
Les croisés retrouvèrent en Asie les débris des Arts. Les Arts passèrent de l'Orient en Italie, de l'Italie dans la Flandre, de la Flandre en Angleterre et en France.
Ainsi les bienfaits de l'Industrie, soit que l'on considère en elle le génie qui invente ou la puissance qui exécute, franchissent et les lieux, et les siècles.
C'est l'Industrie qui, réparant les grandes calamités, efface sur le globe la trace des ravages du temps et des conquérans. Tandis qu'ils détruisent avec bruit, elle élève et crée en silence.
Ici commencent les rapports de l'Industrie avec la constitution politique et la prospérité nationale.
Richesse et puissance semblent aujourd'hui une seule et même chose pour les États comme pour les particuliers. En général, et vu l'état actuel de la civilisation en Europe, ce n'est pas le peuple le plus fort, mais le plus industrieux, qui fait pencher la balance politique.
Non seulement l'Industrie donne les richesses, mais encore elle les remplace. On sait que les Espagnols demeurèrent pauvres avec tout l'or du monde, et que les Hollandais devinrent riches sans terres et sans mines.
L'Industrie, en augmentant les moyens de subsistances et par conséquent de population, diminue l'excessive inégalité des richesses, non pas lorsque ses travaux ne sont affectés qu'à une certaine classe de citoyens, comme dans les Monarchies, mais lorsque l'État, c'est-à-dire le corps de la nation, s'y applique : c'est ce qui arrive dans un État libre.
En effet les Arts, le Commerce, et la Liberté, sont intimement liés. Cela se démontre et par l'histoire
d'Athènes, de Carthage, de Rhodes, de la Hollande, de Venise, de la ligue Anséatique, des États-Unis, etc., et par la nature et le caractère même des Arts, qui recherchent tout ce qui peut hâter leur entier développement.
Si l'Industrie favorise la Liberté, la Liberté doit à son tour favoriser l'Industrie, en détruisant les privilèges, les corporations, les gênes, en allégeant le fardeau des impôts, en établissant la concurrence la plus illimitée, en distribuant, non des avances pécuniaires, mais des honneurs. Alors la consommation des marchandises augmente par le bon marché de la main-d'œuvre.
Deux choses influent sur le prix de la main-d'œuvre ; la Liberté par la concurrence, l'Industrie par les machines dont l'effet est de représenter une grande multitude de mains. Il demeure prouvé que la nation qui possédera la main-d'œuvre au meilleur marché et dont les négociants se contenteront du gain le plus modéré, fera le commerce le plus lucratif.
Ce n'est pas le lieu de développer les rapports de l'Industrie avec la perfectibilité humaine ; car à mesure que le domaine des sciences s'agrandit, les Arts s'étendent et se perfectionnent avec le caractère national : en effet tel peuple, dit Raynal, est propre à l'invention par le caractère même qui le porte à la nouveauté ; avec la fécondité du sol ou la frugalité des hommes qui y supplée ; avec le climat qui modifie les matières, les esprits, les besoins, les procédés ; avec l'étendue ou la situation politique de l'État qui présente ou refuse des débouchés.
La situation, soit topographique soit politique, la nature, le gouvernement, le sol, le climat, la population, le caractère et le génie de ses habitans, tout assure à la République française la suprématie dans les Arts industriels.
Ici je ne puis me dispenser de citer la dernière phrase du rapport présenté par le Jury à l'époque solemnelle du 1er vendémiaire, où la philosophie associa la fête de l'Industrie à celle de la République, et releva les autels du Commerce et des Arts à côté de celui de la Patrie : « On peut annoncer, disait-il au gouvernement, que le moment.est arrivé où la France va échapper à la servitude de l'Industrie de ses voisins ; que par-tout les Arts associés aux lumières se dégagent de cette honteuse routine qui est le caractère de l'esclavage ; que l'émulation la plus brûlante embrase toutes les têtes des artistes, et que le gouvernement n'a qu'à vouloir pour porter les Arts au degré de supériorité où s'est placée la grande nation parmi les peuples de l'Europe ».
Texte
Ô fille des Besoins, sœur de l'Agriculture,
Industrie, Arts puissans, rivaux de la Nature,
Le rameau créateur à vos mains est offert !
Venez ! Un jour pompeux
Que vos mâles prodiges
Éclatent à la voix de cet autre Colbert !
La Liberté ramène, auguste enchanteresse,
Et les combats de Rome et les jeux de la Grèce :
Héros, talens, vertus naissez de ses regards !
Tutélaire Pallas, elle étale en ses fêtes
Le laurier des conquêtes,
L'olive du Commerce et la palme des Arts.
Tel, aux cent bras unis d'une horde insensée
Jupiter opposant sa foudre courroucée,
Tranquille, dans les cieux ramenait un jour pur,
Et terrassant l'effort de l'hydre renaissante,
D'une main triomphante
De l'Olympe rouvrait les cent portes d'azur.
Les flots religieux de la troupe immortelle
Inondent du palais l'enceinte solemnelle :
Les astres sous leurs pas étincellent encor ;
Des trépieds de Vulcain
Sur leurs bases vivantes
S'élèvent et soudain brillent en sièges d'or.
Jupiter des Titans réprimera l'audace :
Il dit : le chœur des dieux a reconnu sa place ;
Des torrens de clarté remplissent l'univers ;
La foule des soleils obéit au Génie,
Et leur vaste harmonie
Retentit dans l'espace et peuple ses déserts.
Tandis que relevant les foudres infidelles,
L'aigle républicain développe ses ailes,
Avide des regards de la postérité,
Commerce bienfaiteur, toi par qui tout respire,
Ombrage cet Empire
Des fertiles rameaux de la prospérité !
Ainsi puisse toujours sur la tête orgueilleuse
S'élever des succès la palme généreuse !
Qu'un jour brillant succède à tes profondes nuits :
Et puisse des tyrans le superbe caprice,
De ta main créatrice
Ne jamais étouffer ou dévorer les fruits !
Fier Dédale ! Trompant les tyrans et leur chaîne,
Tu dresses vers l'Olympe une aile souveraine,
Tel qu'un triomphateur des Autans escorté ;
Et vainqueur de Minos, des airs et de l'abyme,
Tu vas d'un vol sublime
Ressaisir dans les cieux ton immortalité !
Jadis de notre Europe enfans durs et barbares
Dans les champs désolés et de moissons avares,
On vit se dévorer les peuples furieux.
Au chêne hospitalier, aux forêts maternelles
Ces hordes criminelles
Allaient redemander un gland grossier comme eux.
D'un cours dévastateur
Se déborde, engloutit cette affreuse contrée ;
Le faible en frémissant ploya sous le plus fort :
Et de sang enivré, le démon des rapines,
Sur d'immenses ruines
Fit asseoir le Sommeil, et la Nuit, et la Mort.
L'Ignorance enfanta deux monstres
L'un farouche, inquiet, roule des regards sombres,
Terrible, et balançant un sceptre impérieux ;
L'autre foule du pied la terre épouvantée ;
Sa tête ensanglantée
S'élève dans le vide et croit toucher les cieux.
Ils marchent : et la terre est une immense tombe
Où descend l'Industrie, où la Vertu succombe.
Seule domine au loin la Féodalité
Tel exhalant la mort, empoisonnant la nue,
Sur la morne étendue
Règne du noir Uppas
Quel silence ! Le deuil des tours mélancoliques,
Ces déserts, cet amas de ruines publiques,
Proclament la vengeance et l'asservissement :
Voyez pendre à ces murs une main attachée,
Livide, desséchée,
D'un exécrable droit
Quel Dieu consolateur, réparant cette injure,
Vient de son sceptre d'or protéger la Nature,
Rend au peuple son titre
Et des mortels unis active Providence,
Des fruits de l'abondance
Couronne avec orgueil le front de la cité ?
Attachant aux hameaux la ville fraternelle,
Quelle chaîne magique en sa marche nouvelle
S'étend
Et déjà franchissant la barrière des ondes,
Embrasse les deux mondes,
De leur fécond hymen surpris et satisfaits ?
Paisibles enchanteurs, les Arts au son des lyres
Animent les forêts et fondent les empires.
Quel spectacle ! Apollon
Ici l'accord des cieux semble occuper Euclide,
Là chante Phocilide,
Là médite Architas, ici vogue Typhis.
De ce nouvel Argo
Dans l'enceinte du port s'agite ambitieuse,
De l'Hydaspe bientôt lui promet le tribut :
Le navire glissant sur le sein d'Amphitrite,
Vole et se précipite.
Semblable au char brûlant qui dévore le but.
Là, dans ses jeux savans, l'appui de Syracuse
Oppose au fier romain le compas de sa muse :
Le feu du ciel descend dans un verre animé ;
Du miroir foudroyant l'orbe immense s'allume,
Tout le rivage fume,
Et le vaisseau s'abyme en un gouffre enflammé.
Quel art
Vers les cieux étonnés dressant le front superbe,
De ce corps gigantesque a soutenu le faix ?
Il commande : et déjà voisine de la nue,
La masse suspendue
Monte et va dominer la cime des palais.
De la Nymphe des eaux
De son urne lointaine à regret fugitive,
Accourt d'un flot constant caresser les guérets :
Là, des vents
L'haleine obéissante
Dans sa course a broyé les trésors de Cérès.
Le génie égaré dans ces mines
Pénètre des rochers les entrailles profondes,
Interroge les airs et monte dans les cieux,
Descend, franchit le globe, et sur l'aile d'Éole
L'aiman fidelle au pôle,
Guide à travers les flots son vol audacieux.
La Nature est domptée : et fécond en largesses
Le Travail ennoblit la source des richesses ;
Il marche environné des Mœurs et des Vertus :
Et d'une urne prodigue épanchant l'opulence,
Venge de l'Indigence
Le mérite trahi par l'aveugle Plutus.
Arts bienfaiteurs, salut ! Vous dont les bras utiles
Creusant ces vastes ports et protègent ces villes ;
Vous à qui doit Cérès son char et ses moissons
Et vous qui dans la nuit près du foyer antique,
Filez
Une plante docile
En réseaux précieux et rivaux de la soie,
La fleur d'un arbrisseau
Un feu savant remplit
La frémissante scie
La hache fend les arbres,
Et le pesant marteau tombe et dompte l'airain.
Les Arts consolateurs sont les dieux de la terre.
Le Despotisme affreux leur déclara la guerre ;
Le mépris punissait leurs bienfaits immortels.
Religion sacrée, ô culte du Génie !
A ces fils d'Uranie
Viens de l'apothéose ériger les autels !
Arts divins ! Liberté ! Votre antique alliance
Des remparts de Minerve éleva la puissance,
Ô ville du soleil
Corinthe de deux mers superbe souveraine !
Palmyre cité reine,
Sur vos débris savans, plane leur souvenir.
Ô Florence ! À tes murs leur palme encor fidelle
Deux fois les embellit d'une splendeur nouvelle.
À leur voix la Hollande a régné sur les eaux :
Et des bords qu'habita la gloire Anséatique
Au golphe Adriatique
L'univers a subi l'orgueil de leurs faisceaux.
Aux vieux champs des Gaulois quels éclatans spectacles
Appellent mes regards fatigués de miracles.
Calliope à mon luth prête des sons brûlans !
Dit quels dispensateurs de la gloire civique
Ont de la République
Marié le triomphe à celui des talens.
Dis quel autre Vulcain, dans sa forge tonnante
Prépare des héros l'armure étincelante,
Ce tube
Quelle Hébé gracieuse a façonné l'argile
De cette urne fragile
Que Surate remplit de ses liquides feux ?
Peins ces frères fameux
L'ombre de Guttemberg
Le génie est captif dans l'immobile airain
La Pensée, en son vol plus rapide et plus sûre,
Ira d'une voix pure
De l'auguste avenir frapper l'écho lointain.
Quel esprit inspiré de la docte Uranie,
À ce ressort vivant imprima l'énergie
Quel savant Archimède a pesé les métaux
Quel Pausias fixa la couleur animée
Sur la pâte enflammée
Qui prête à nos Xeuxis de plus vastes émaux ?
Des saphirs de l'acier vois scintiller les gerbes
Et l'iris des cristaux
La corne divisée
L'or s'allongeant en fil
Et ces limpides voiles
Sur le sein de Vénus flottans avec amour.
En tissus opulent vois ces tableaux qu'étale
L'aiguille, des crayons magnifique rivale
Dans les cieux usurpés vois errer ce vaisseau
Vois ce lustre d'azur qui semble en rais d'opale
De l'aube orientale
Au sein des sombres nuits rallumer le flambeau.
Vois dans un cercle étroit qu'emprisonne le verre,
Le tems marcher
Et l'onde s'élevant
Ce signe au sein des airs
Devançant la victoire,
Et dans un chiffre ailé renfermant tes destins.
Heureuse terre ! En fruits, en grands hommes féconde,
Ô France ! L'ornement et l'exemple du monde !
Fais pardonner ta gloire à force de bienfaits !
Recherchant des beaux-arts le triomphe paisible !
De ton foudre invincible
Laisse à ces nœuds de fleurs s'entrelacer les traits !