À l'amiral Villaret-Joyeuse, le jour de Saint Thomas
Auteur(s)
Paratexte
Ces vers ont été faits pendant la traversée de l'armée française pour Saint-Domingue
Texte
Chacun sait que votre patron,
Grand philosophe, quoiqu'apôtre,
N'humilia point sa raison
Devant ce qui confond la nôtre ;
Quand on lui dit que du tombeau
L'homme-Dieu, rappelant sa vie,
Avait, par un art tout nouveau,
Vaincu le trépas et l'envie,
Le saint, très subtil raisonneur,
Doutant des succès de son maître,
Se montra froid comme un docteur,
Et têtu comme un géomètre.
Mais enfin quand le roi des cieux,
Pour dompter sa foi mutinée,
Non content d'éclairer ses yeux,
S'offrit à sa main étonnée,
Il crut. Ses sens furent frappés,
Et c'est assez, quoiqu'on en glose :
Combien de gens se sont trompés
En mettant le doigt sur la chose !
Or, d'après nos mœurs et nos goûts,
Ce grand exemple est fort commode ;
Et Saint Thomas devient chez nous
Le patron le plus à la mode.
Paris est plein de ces savants,
Qui doutent de tout par prudence,
De tout, hormis de leurs talents,
Dont ils ont seuls la connaissance.
Dites-leur qu'un mortel fameux
Rassemble sur l'onde perfide,
Et confie aux vents orageux,
La gloire et la beauté timide ;
Que, par ses ordres souverains,
Un vaisseau, l'orgueil de Neptune,
Va sur les bords américains
Porter la France et sa fortune ;
Que, dans ses flancs tumultueux,
Sont réunis, par le génie,
Un marin sage et vertueux
Qui de la liberté bannie
Partagea l'exil glorieux,
Ami des beaux arts et des grâces,
D'esprit, de cœur, vraiment français,
Toujours égal dans ses disgrâces,
Toujours plus grand que ses succès ;
Un chef qui, né pour la victoire,
En reçut le nom au berceau
Et qui n'a point borné sa gloire
À mériter un nom si beau ;
En qui le héros de la France,
Trouvant un frère pour l'honneur,
Pour les talents et la vaillance,
Choisit un frère pour son cœur ;
Enfin une femme charmante,
Plus douce encor que ses attraits,
Dont la beauté noble et touchante
Réfléchit l'âme dans ses traits,
Et qui, d'une main empressée,
Caressant le front d'un guerrier,
Semble une rose balancée
Sur le feuillage d'un laurier :
Témoins d'un si rare assemblage,
Allez l'annoncer à Paris ;
Je suis bien sûr qu'un froid souris,
Et quelques grains de persiflage,
De vos discours seront le prix.
Enflés de leur morgue sceptique,
J'entends d'ici nos esprits forts,
Assurer d'un ton dogmatique
Que la Seine, loin de ses bords,
N'a point vu ce prodige unique.
Que serait-ce si, persistant
À braver leurs doutes rebelles,
Vous disiez qu'un château flottant
Renferme des amis fidèles ;
Que lorsque ces mâts voyageurs
Semblent défier les tempêtes,
N'ayant pas même quelques fleurs,
On ose y célébrer des fêtes ;
Et qu'enfin, malgré ce tableau,
Qui doit élever la pensée,
On fait sur ce même vaisseau
Des vers plus mauvais qu'au Lycée ?
Paris entier, n'en doutez pas,
Vous répondrait : C'est incroyable ;
Les disciples de Saint Thomas
Traiteraient nos récits de fables.
Mais il vous reste des moyens
De confondre leur vaine audace :
Nommez à ces fiers citoyens,
Les chefs dont vous suivez la trace ;
Ces noms que l'Europe connaît
De vos récits seront le gage,
Et, pour prouver le dernier fait,
Il ne faudra que mon ouvrage.