Liberté du cloître (La)

Auteur(s)

Année de composition

1790

Genre poétique

Description

Alexandrins

Paratexte

Discours préliminaire

La destruction des ordres religieux est-elle en général, plus avantageuse que nuisible ? C'est une question qui restera long-temps indécise, & que l'on peut soutenir ou combattre avec des armes à peu près égales. Le plus fort argument qui s'élève contre les religieux actuels, est celui de leur inutilité presque universelle contrastante avec l'utilité des travaux de leurs prédécesseurs. Encore cet argument, à l'égard de plusieurs ordres, n'est-il pas tout à fait sans réplique.
Sans entrer dans une pareille discussion, qui seroit ici déplacée je vais en peu de mots donner sur l'état monastique, quelques notions rapides, pour servir d'introduction à ce léger ouvrage. Le moine est l'homme qui vit seul, l'anachorète est celui qui s'est retiré du monde.
Les titres de moine & d'anachorète sont donc à peu près synonymes.
Les premiers moines ou anachorètes furent Saint Jean-Baptiste les Prophètes qui pour échapper aux persécuteurs de notre Religion se réfugièrent dans les bois & sur les montagnes, où ils se livrèrent au travail la contemplation. Ainsi, vers le milieu du troisième siècle, Saint Paul fuyant la persécution de Dèce, se retira dans le désert, où il vécut jusqu'à cent treize ans.
Il n'y avoit alors que de véritables moines. Bientôt Saint Pacôme & Saint Antoine réunirent un nombre d'anachorètes que l'on appela Cénobites parce qu'ils vivoient en société ; & c'est ainsi que l'on doit nommer tous nos religieux excepté le très petit nombre des Hermites.
Les disciples de St Pacôme de St Antoine se multiplièrent au point que pour célébrer la Pâque, ils se rassemblèrent en Égypte, dans le monastère de Tabenne, au nombre de quarante même de cinquante mille hommes. Cette dévote armée avoit pour chef un prévôt & pour officiers des centurions & des décurions qui inspectaient, les uns une compagnie de cent, les autres une brigade de dix religieux.
De l'Égypte cet ordre s'étendit dans la Palestine la Syrie, le Pont, la Cappadoce, remplit l'Orient l'Éthiopie, & pénétra jusqu'aux Indes. Dans le quatrième siècle, Saint Athanase l'établit en Italie, peu de tems après Saint Martin le fonda dans les Gaules.
Nos premiers Cénobites étoient laïques & mariés. Souvent les maris & les femmes se séparoient volontairement, pour se cloîtrer chacun de son côté & les couvens de religieuses furent en grande partie composés des épouses des religieux. Après un pénible noviciat de trois années, on y étoit admis à la Profession, après laquelle on partageoit tous les instans de sa vie entre le travail la prière.
Les Cénobites habitoient les déserts mais quelques-uns d'entre eux s'étant livrés l'étude, & possédant le talent de lire & d'écrire, talent très rare dans ces tems-là, furent malheureusement appelés dans les villes, y fondèrent des couvens, & dédaignant bientôt les travaux de l'agriculture, ils eurent des fermiers, même des vassaux, & devinrent modestement seigneurs suzerains d'une partie des Gaules. Voici comment ils parvinrent cette étrange dignité les services que rendoient leurs foibles lumières dans un siècle de ténèbres, leur donnoient le crédit d'obtenir des terres considérables, afin disoient-ils de les défricher. Maîtres de ces domaines incultes, ils les concédoient à des hommes pauvres laborieux, qui les tenoient d'eux foi & hommage ; & ce fut ainsi qu'en dépit de leur humilité ces bons Cénobites se rendirent seigneurs des cantons dont ils n'auroient été que propriétaires, s'ils les avoient défrichés eux-mêmes.
Dès lors les Cénobites des villes furent rayés du nombre des ascètes, titre glorieux que portoient alors la plupart des religieux, & qui désigne l'homme utile à la patrie par le travail de ses mains.
On ne peut nier cependant que les religieux n'ayent alors rendu de très grands services à la France. Les uns instruisoient les villes, les autres fertilisoient les campagnes. Les vertus, la candeur & la simplicité les carastérisoient presque tous, & si nous leur devons les premières notions des sciences, nous leur devons aussi les premiers exemples des vertus du christianisme.
Celles qu'ils exerçoient avec le plus de ferveur étoient le silence & la chasteté. Aussi connoissoit-on alors l'ordre des Continens & l'ordre des Silentiaires, dont on ne connoît pas même les noms aujourd'hui.
Tout dégénère chez les hommes. Bientôt on vit s'établir, sans chef & sans règle, des troupes multipliées de prétendus religieux, errans, libertins & mendians, que l'on nomma Gyrosaïques. D'autres, livrés la fainéantise, qu'ils appelloient la contemplation, se nourrirent & s'entretinrent aux dépens de la crédule superstition du peuple, & se firent appeler Quiétistes.
Quoique ces ordres soient entièrement oubliés quelques profanes osent soutenir publiquement qu'ils ne font pas encore éteints. Voyez la médisance !
À l'exemple des religieux laïcs, les clercs, dans le quatrième siècle, se rendirent Cénobites, & formèrent ainsi le premier ordre des Chanoines réguliers. Ces chanoines desservoient les Églises, assistoient les malades, faisoient eux-mêmes leur cuisine, jeûnoient, & ne laissoient jamais approcher les femmes de leur dortoir, sous peine de recevoir la correction. Cette règle fut remise en vigueur en 789 par le roi Charlemagne.
Ces chanoines réguliers formoient d'abord le Conseil de l'évêque ; aussi distinguoit-on alors les chanoines capitulans, & les chanoines damoiseaux ; mais aujourd'hui nous avons confondu tout cela.
Bientôt s'établirent les chapitres nobles composés en grande partie de chanoines héréditaires. Quelques critiques assurent que l'hérédité de plusieurs chapitres roturiers, est plus directe encore que celle des chapitres nobles héréditaires ; c'est ce qu'il seroit curieux de vérifier.
Enfin l'on institua des chapitres nobles pour les femmes. Si les chanoines ne firent pas toujours respecter la religion, les chanoinesses la firent toujours aimer ; mais cet amour prenant souvent le change, dégénéra bientôt en idolâtrie, & les fidèles oubliant le Dieu du temple, mirent les prêtresses sur l'autel.
Nous avons laissé la ferveur des religieux déclinant un peu dès la fin du quatrième siècle. Saint Benoît la ranima dans le siècle suivant, par la Règle sage & sévère qu'il établit au monastère du Mont Cassin qui de-là s'étendit dans toute l'Europe. L'état monastique durant les trois siècles suivans, devint tellement à la mode que les Chevaliers et les Damoiselles en portoient publiquement l'habit, avec lequel il étoit du bon ton de se faire enterrer. On achetoit cette permission par dix ou vingt arpens de terre, que l'on échangeoit pour un seul, dont les religieux assuroient aux donateurs la jouissance en Paradis.
Mais bientôt l'esprit militaire se mêla tellement à l'esprit monastique, que les abbés armèrent leurs vassaux, & les commandèrent en personne. En vain Saint Odon, dans le dixième siècle, établit-il à Cluny la véritable discipline de l'Église ; la fameuse Croisade prêchée par Saint Bernard, abbé de Clairvaux, porta jusqu'à la fureur le zèle de la chevalerie, qui dans l'onzième siècle fit éclore les Ordres Hospitaliers sous les auspices de Saint Dominique & de Saint François d'Assise ; mais les Ordres Hospitaliers très utiles durant les Croisades, étant devenus inutiles depuis ces tems désastreux, dégénérèrent presque tous en Ordres mendians.
Peu de tems après, Saint Robert établit la discipline à Cîteaux, & le célèbre Robert d'Arbrissel ayant ramassé toutes les filles de joie une partie des vagabonds de son tems, en composa l'ordre de Fontevrault, dont le sceptre tomba en quenouille, & dont la singulière constitution fit attribuer au fondateur une infinité d'anecdotes galantes.
Ce fut aussi vers la fin du onzième siècle que Saint Bruno établit l'ordre des Chartreux ; ordre vraiment respectable, monument précieux de la ferveur, de la candeur, des vertus de l'âge d'or de l'état monastique. L'ordre de la Trappe établi par M. de Rancé, a pu seul soutenir le parallèle avec l'ordre de Saint Bruno. Mais comme chez les hommes la vanité se glisse & germe au milieu des vertus, le vertueux Rancé s'avisa de vouloir prouver que l'ordre de la Trappe l'emportoit de beaucoup sur l'ordre vénérable des Chartreux.
Tant d'orgueil entre-t-il dans l'âme des dévots ! Les Carmes amenés en France par Saint Louis en 1238, soutinrent bien une autre thèse à Béziers ! Ils entreprirent de démontrer publiquement qu'ils descendoient en ligne directe des Prophètes Élie & Élisée, habitans du Mont Carmel, & qu'ils portoient, à ce titre, le nom du principal fief de leur famille. Mais malgré la subtilité de leur logique, ils ne purent jamais faire de cette proposition, un article de foi.
Quoi qu'il en soit, la vanité des religieux ne leur faisoit point oublier alors les devoirs de leur état. Les abbés même habitoient les couvens dont le gouvernement étoit confié à leurs soins & faisoient à peu près bourse commune avec leurs frères. Mais lorsque les évêques eurent fait tomber la résidence en désuétude, les Abbés, sur les pas de leurs pasteurs, s'acheminèrent peu à peu vers la Cour, & dès lors leur intérêt se trouvant séparé de celui de leurs monastères, ils distinguèrent la manse abbatiale de la manse conventuelle ; & au lieu de dire, nos biens, notre maison, nos terres, nos frères, ils commencèrent à dire : mes biens, mes fermiers, mes vassaux, mes religieux. Au reste cette dernière propriété ne fut jamais, dit-on, celle qui les intéressa le plus vivement.
D'après cet exposé rapide, il est aisé d'apercevoir les causes de la grandeur& de la décadence de l'empire monastique. Utile & pauvre, il a prospéré ; inutile & riche, on l'a détruit. N'oublions jamais que nous lui devons les principes des lumières dont nous nous sommes servis contre lui-même, & que tous ses membres rendus à la société, y soient accueillis par l'estime & la reconnoissance.

Table des matières

Chant premier
Chant second
Chant troisième
Chant quatrième

Texte

Chant premier [retour]

Divine Liberté, je chante tes bienfaits
Tu viens briser nos fers ; tu rends la Nature
Ces touchantes beautés qui, couchant sur la dure,
Et d'un rude cilice outrageant leurs attraits
Descendoient lentement dans la tombe profonde,
Et vivoient pour les pleurs en mourant pour le monde.

Pour elles point d'amour, point d'hymen. Leur beauté,
Pareille aux fleurs des champs qui, sans être cueillies,
Meurent loin du hameau sous l'herbe ensevelies
Se flétrissoit dans l'ombre. Ô sainte Liberté,
Le cloître orgueilleux tombe. Assis sur ses ruines,
Je vais chanter ta gloire. Amours rassemblez-vous ;
Et toi Vénus, toi rends mes chants aussi doux
Que les tendres soupirs d'une none à matines.

Depuis mille ans & plus, la Superstition,
Fille de l'Imposture, & sœur de l'Ignorance,
Sur la France étendoit sa domination,
De la postérité moissonoit l'espérance,
Dans une grille obscure enchaînoit les désirs,
Exiloit les amours, proscrivoit les plaisirs,
Et condamnoit enfin la Nature au silence.

À peine quelquefois, sous un noir capuchon,
Ce Dieu qui régénère & fait aimer la vie,
Essuyoit-il les pleurs de la Sœur Rosalie
À l'ombre des secrets de la confession.
À peine les baisers arrêtés à la grille
Pouvoient se becqueter, en silence, au parloir ;
Et qu'est-ce qu'un baiser pour une sainte fille ?
C'est de l'huile qui tombe au feu de l'encensoir !

Sœur Luce, que de fois, humblement prosternée,
Sous le masque trompeur de la contrition,
À de tendres erreurs votre âme abandonnée,
Savoura lentement sa méditation !
Grand Dieu ! disoit Lucile, à cet âge où l'on aime,
Où notre loi nous fait un crime d'un désir,
Je me repens sans cesse, hélas ! & n'ai pas même
L'espérance d'avoir de quoi me repentir !
Quoi ! Soupiroit Agnès, à l'humaine foiblesse
Le Ciel s'ouvre, &, dit-on, pardonne la tendresse ;
J'aime ! &, seule à vingt ans, dans le chemin du Ciel,
Je ne pourrai pas faire un péché véniel !

Encore falloit-il de leur douleur profonde
Étouffer les accens ; sinon Sœur Cunégonde
Nasillonnoit : « Qu'entends-je ! À quoi bon ces soupirs
Combattez le démon de la chair & du monde,
Et vous serez un jour, si le Ciel vous seconde,
Sur le calendrier des Vierges et Martyrs.
Abandonnez votre âme à des voluptés pures
Frisez des chérubins, découpez des Agnus.
Pour le Père Gardien cuisez des confitures,
Ou bordez des rabats. Chantez des Oremus,
Brodez des petits lits pour des petits Jésus,
Et faites des enfans ou de sucre ou de cire,
Je vous jure, mes sœurs, de n'en jamais rien dire ;
Je sais que l'on se doit le secret là-dessus.
Si vous voulez encor rapporter & médire,
Ces plaisirs au couvent ne font point défendus ;
Au contraire, on s'en fait une sainte habitude ;
La charité les mêle à nos discours chrétiens.
Profitez-en, mes sœurs, & dans vos entretiens,
Donnez-vous l'avant-goût de la béatitude ».

Alors, fuyant l'Argus, l'essaim des jeunes sœurs
S'envoloit au dortoir. Là par mainte caresse,
Par cent baisers de flamme elles trompoient leurs cœurs,
Et donnoient, en pleurant, le change à la tendresse,

Ainsi mouroient, sans fruits, les fleurs de leur jeunesse,
Mais sitôt que le tems de l'arrière saison
Avoit, sous leur béguin, fait mûrir la raison,
L'ardente ambition, la discorde intestine
Se logeoient dans les plis de leur noire étamine ;
Et, du tour l'autel, du chœur à la cuisine,
Tous les emplois étoient enviés, recherchés,
Enlevés par adresse, ou par force arrachés.
Les prétendans venoient d'une abbesse éternelle
Applaudir, en bâillant, l'insipide caquet
Ou faire le loto. Mais trop heureuse celle
Qui pouvoir plaire au chat, flatter le perroquet
De ces deux favoris le crédit la portoit
Au faîte des grandeurs. À la sempiternelle
S'il survenoit un rhume, une goutte, un hoquet,
Déluge de sirops, & longue kyrielle
De soupirs, d'oraisons ! Chaque mère, en secret,
En priant pour ses jours, disoit : « Quel âge a-t-elle
– Soixante & dix-huit ans - quatre-vingt ans - C'est peu :
Quatre-vingt dix, ma Sœur, à la fin du Carême.
– Va-t-elle mieux ? – Plus mal. – J'en mourrai !… Que je l'aime !
– Elle expire ! Ah ! Jésus !… La volonté de Dieu!

Aussi-tôt la Discorde assembloit le chapitre
Des vénérables sœurs. Jeunesse étoit un titre
Exclusif. Loin d'ici les roses de ce teint,
Son tendre velouté, sa fraîcheur printanière ;
Loin d'ici ce cœur tendre & cette âme sincère,
Cette bouche ingénue & ce rire enfantin.
Il falloit, pour prétendre à l'empire mystique,
Deux yeux haves, percés dans un visage étique,
Un front chauve, garni d'un jaune parchemin,
Un nez qui, recourbé d'un air de conséquence,
Disputât au menton le droit de préséance,
Un cœur qui, racorni dans la dévotion,
Sût tourmenter les sœurs, sût leur tourner la tête,
Et leur faire souffrir un purgatoire honnête ;
Sur le masque, à coup sûr, tomboit l'élection.

Après le Te Deum, enivré de sa gloire,
Le singe embéguiné haranguoit l'auditoire :
« Mes chères sœurs en Dieu, puisque votre équité
A jeté ses regards sur mon indignité,
Je veux dès aujourd'hui, combler vos espérances :
Vous ne manquerez pas, mes sœurs, de pénitences.
La discipline, l'eau, le jeûne & la prison
Vont achever, par moi, votre perfection.
Quant aux secours humains, en qualité d'abbesse,
Je partage, & je prends le Père Directeur,
Qui m'appartient de droit. En commun je vous laisse
Le vieux Frère adjudant & le serveur de messe.
Voici mes loix : Silence, Obéissance ! Allons,
Mettez-vous genoux, baisez toutes la terre :
Mes sœurs, je vous bénis, dites : Au nom du Père
Relevez-vous ; & puis tournez-moi les talons ».

À ces mots, chaque sœur regagnant sa cellule,
Alloit pleurer son sort. C'est là que Sœur Ursule
Consumoit tristement les plus beaux de ses jours,
À regretter Pamphile, & ses jeunes amours.
Quand l'astre de la nuit commencoit à paroître,
À travers les barreaux qui grilloient sa fenêtre,
Ursule, avec effort, passant ses foibles bras
À cet astre paisible adressoit sa prière :
« Diane qui, souvent, dans ta lente carrière,
Témoin de mes soupirs, peut-être soupiras,
Et d'un voile discret obscurcis ta lumière,
Du fond de mon tombeau, Déesse, écoute-moi :
Pour confidente, hélas ! Ursule n'a que toi !
Ursule ne vit plus dans le cœur de sa mère.
Ma mère, d'une sœur pour grossir le trésor,
De mon triste héritage, a prononcé ma mort.
Par un ordre cruel, pour enrichir un frère,
Mon amant, loin de moi, subit le même sort.
Dans l'esclavage encor l'un & l'autre novice ;
Pour plaire à Dieu, dit-on, nous devons à l'autel
Consommer dans trois jours ce double sacrifice,
Et lui jurer tous deux un veuvage éternel.
Ainsi l'Ambition, de sa main mercenaire,
Sacrifie à la fois mon époux, mes enfans,
Condamnés au néant dans le sein de leur mère !
Leur voix s'élève encor ; hélas ! Je les entends,
Ces êtres innocens me demander la vie…
Ah ! S'il m'étoit permis de vous donner le jour,
Moins malheureux que moi, dans l'âge de l'amour,
La lumière à vos yeux ne seroit point ravie.
Je vous chercherois tous avec égalité.
Un peu moins de richesse plus, de liberté.
C'est le premier des biens ; à l'humble créature
C'est un présent du ciel offert par la Nature ;
C'est l'unique trésor qui reste au malheureux ;
Et je vous l'ôterois ! J'aurois l'âme assez dure
Pour vous plonger vivans au séjour ténébreux
Mes enfans ! Loin de moi ce parricide affreux !
Maudite soit la mère !… Ah ! Ma mère, pardonne !…
Quand je vivois, soumise à ta sévérité,
J'ai su me taire ; mais le tombeau m'environne,
Je ne vis plus ; les morts disent la vérité ».

Chant second [retour]

Tandis que du Seigneur les épouses plaintives
Pleuroient de leurs beaux jours les heures fugitives,
Et voyoient lentement consumer leur beauté
Par le jeûne éternel de la viduité,
Les serviteurs de Dieu, joyeux célibataires,
Pénitens par métier, autrefois solitaires,
Bien rablés, rebondis, regorgeans de santé,
Quittant pour l'édredon le cilice & la haire,
Se détestoient l'un l'autre avec fraternité,
Et vivoient en commun sur la société.
Doctes à la cuisine, & savans à rien faire,
Sinon quelques enfans, & sur-tout bonne chère ;
Semant par-ci, par-là, de petits citoyens,
Le tout pour augmenter le nombre des chrétiens ;
Ces zélés suppléans de leur rude exercice
Aux pères, aux maris laissoient le bénéfice,
Et passant tour à tour de la table au dortoir,
Digérant ou mangeant, disoient, pour tout office,
Le Bénédicité, les Grâces, & bon soir.

De Bruno, de Rancé, les disciples austères
Seuls étoient, parmi nous, ce qu'ils avoient été ;
Seuls, ils n'osoient encor braver les loix sévères
Du jeûne, du silence & de la chasteté.
Mais des autres soldats la milice inconstante
En uniformes noirs, blancs, bruns, bariolés,
Avoient abandonné l'Église militante.
Ces déserteurs mondains s'étoient tous enrôlés
Sous les drapeaux charnels du Prince de Cythère ;
Quelques-uns seraient fait aumôniers de sa mère ;
D'autres enluminés des rubis de Bacchus,
Potelés, gros, gras, ronds, ventrus, dodus, joufflus,
En l'honneur de ce Dieu chantoient les bacchanales,
Et pleins de son esprit tomboient sous le lutrin.
On eut dit en voyant ces trognes monachales,
Que Silène, chez nous, s'étoit fait Bernardin.

L'un s'impatronisant au sein de la famille
D'un opulent dévot, par un zèle obligeant,
Buvoit son vin mousseux, empruntoit son argent,
Sourioit à sa femme, en caressant sa fille,
Défrichoit ce terrain, ouvrait ce tendre cœur
Et faisoit prospérer la vigne du Seigneur.

L'autre s'insinuant au conseil des bigotes,
Casuiste sacré, par ses confessions,
Se faisoit un courant de sirops, de bouillons,
Et de citrons confits pour les aines dévotes.

Démosthène en tunique & Cicéron tondu,
Celui-ci, marché fait avec son auditoire,
Lui montrait en latin, l'enfer, le purgatoire,
Les limbes & le ciel, pour un petit écu.

Celui-là, le matin, se mettant fin voyage,
Besace sur le dos, pour des petites croix
Et des Agnus, dîmoit chez le bon villageois,
Sur les filles, le lard, les femmes, le fromage,
Et chez les gros bourgeois, avec un air bénin,
Tendoit la tirelire. Heureux le pèlerin,
Quand il apercevoit de loin le noir plumage
D'une jeune hirondelle, autre oiseau de passage !

Petits oiseaux friands délicieux morceaux,
Vous fûtes par le ciel réservés aux dévots.
Oh ! Qu'il est beau de voir une jeune hirondelle,
À la garde de Dieu, seule, timide & belle,
La candeur sur le front, le rosaire à la main,
Aller édifier les gens du grand-chemin !
Avec nos saints Matthieux marcher de compagnie,
Exiger d'un soldat, même d'un Capucin,
D'un petit air fripon, ou la bourse, ou la vie ;
Chez un chanoine aller demander coucher,
Et sortant de chez lui plus intacte & plus pure,
Mettre son innocence au coche de voiture,
Partager quelquefois le siège du cocher ;
Ou bien pour exalter sa vertu virginale,
Et gagner tout d'un coup le ciel peu de frais,
Au mépris des regards & des vents indiscrets,
Grimper, comme à l'assaut, jusqu'à l'impériale !
Qu'importe, en ce moment, qu'un hardi grenadier,
Lorgne à tort, à travers ! Honni qui mal pense !
Ève ne se couvrit de feuilles de figuier
Qu'après avoir perdu sa première innocence.

Mais revenons, lecteur, au Père besacier
Qui, depuis un moment, dans un étroit sentier,
Lorgne d'un œil grivois, la sainte aventurière.
Le renard qui, sentant une jeune perdrix,
Reste en arrêt ; le chat qui guette la souris ;
Le vautour dévorant qui plane sur sa proie,
Palpitent moins d'ardeur, d'espérance & de joie.
Le béat s'avançant pas à pas vers la sœur,
D'un air sanctifié, prend une voix sucrée
Et dit : « ma Sœur, Ave ! Je suis le bon Pasteur.
Venez à moi, venez, ô brebis égarée ;
Suivez mes pas ; je vais vous conduire au bercail.
À ces mots, déployant les bras nerveux d'Alcide,
Le pasteur sur le front de la brebis timide,
Applique vingt baisers, dont plusieurs sentent l'ail.

L'innocente brebis rougit & suit son guide ;
Il choisit pour asile à sa virginité
Le temple généreux de l'Hospitalité.
Dont la grande prêtresse, avec un air honnête,
Accueille les mortels, à trente sols par tête.
Là le Frère à la Sœur offre un repas frugal ;
À cette offre, la Sœur répond par un sourire.
Toi seul, amour, sais rendre un vilain libéral ;
Le quêteur enflammé vuide sa tirelire
Pour un flacon. « Buvons ! Puisse cette liqueur,
Ma Sœur, auprès de vous me mettre en bonne odeur !
Pourquoi redoutez-vous cette coupe vermeille ?
C'est un si doux poison que celui de la treille !
Noé, vous le savez, s'enivra des premiers,
L'univers l'imita. Des nobles templiers
Vous savez les exploits. Dans le siècle où nous sommes
Voyez Carmes, Feuillans, Frères hospitaliers,
Bernardins, Jacobins ; après tant de grands hommes,
Je n'ose par pudeur nommer les Cordeliers ;
Si pourtant les honneurs aux talents se mesurent,
Je crois qu'on ne doit pas nous citer les derniers.
Que ces exemples-là, mon enfant, vous rassurent ».
La Sœur boit. Le nectar chatouille ses esprits ;
Arrivent les bons mots, les jeux de mains, les ris,
Les baisers, un !… deux !… trois !… quatre !… & puis ils s'en furent.

C'est ainsi qu'en voyage un joyeux pèlerin,
Allant au jour le jour, sans soin du lendemain,
Ne craignant rien au monde, excepté l'abstinence,
Comptant sur sa besace & sur la Providence,
Et croquant, au hasard, suivant la circonstance,
Une none, un poulet, vivoit de casuel.

Mais plus heureux encor les enfans d'Arbrissel,
Qui, grâce au bon esprit de leur généreux Père,
Sans sortir du couvent trouvent le nécessaire !
La mâne devant eux semble tomber du Ciel.

Suivant l'intention de la loi naturelle,
De la femme, en ces lieux, l'homme esclave fidèle
Adore de son joug l'ineffable douceur.
Le Frère infatigable obéit à la Sœur ;
Chez elle, tout commande ; un coup d'œil, un sourire ;
Le Frère entend toujours ce que cela veut dire.
Vous le voyez aller, venir, sortir, rentrer ;
Sa tendre Sœur n'a pas le tems de désirer ;
Son zèle impatient méconnoît la mollesse.

Aussi combien de fois, dans une douce ivresse,
De leur saint fondateur les compagnes jadis
Ne virent-elles pas s'ouvrir le Paradis !
Ô contraste étonnant ! Prodigieux mélange
D'amour, de jouissance & de privation !
Qu'il étoit beau de voir en opposition
La chasteté d'un moine & la vertu d'un ange !
Satan, tu soutenois un défi bien étrange,
Quand le pieux Robert, étendu dans les draps
De deux fermes nonains, & d'un regard farouche,
Lorgnant à découvert leurs robustes appas,
Les serrant dans ses bras, les pressant de sa bouche,
Disoit, tout hors de lui : « Je n'en tâterai pas ! »
Quoi ne fis-tu jamais succomber le saint homme ?
N'avala-t-il pas même un quartier de pomme ?
Le juste doit, dit-on, par jour pécher sept fois ;
C'est beaucoup pour un saint ; mettons le nôtre trois :
Nous trouverons encore des femmes & des vierges
Qui, pour un tel patron, brûleroient bien des cierges !

Mais tandis que je mets à contribution,
Pour vous édifier, la morale & l'histoire,
Les moines à la file entrent au réfectoire
Sur le pas redoublé de la procession ;
Et campés sur deux rangs, attendent en silence
Le signal de l'attaque. Alors Père Bombance,
Depuis une heure à jeûn, promenant les regards
De ses deux yeux gourmands sur tous ces mets épars,
S'écrie : « Attention ! Attaquez ! Je commence !
Que de besogne ! Allons, morbleu ! De la ferveur !
Donnez ! Ferme ! Il y va, Frères, de notre honneur :
Si l'on en croit les sots, nous sommes, sur la terre,
Des fainéants. Manger est-ce donc ne rien faire ?
Sans compter les travaux de la digestion !
Combien de grands seigneurs, qui font si grande chère,
N'avancent pas d'un grain la consommation !
La consommation est pourtant nécessaire ;
Elle entretient l'État, nourrit la Nation,
Fait fleurir le commerce, excite l'industrie ;
Donc plus on mange, plus on sert l'État ; mangeons !
Et dussions nous crever comme des mousquetons,
Vouons notre estomac au bien de la patrie ».

L'orateur, à ces mots, donnant sur un pâté,
Soutient ses argumens grands coups de mâchoire,
Et grugeant à lui seul plus que tout l'auditoire,
S'empiffre pour le bien de la société.

Heureux le moine, heureux cet animal de somme,
Qui courbé sous le joug, boit, mange & dort le soir !
L'esprit de son état est de n'en point avoir.
Mais si le malheureux se souvient qu'il est homme,
Le nectar le plus doux, les plus brillants festins,
Peuvent-ils de son sort adoucir l'amertume !
L'homme dans les regrets tristement se consume
Quand il se voit rayé du nombre des humains.

Encor si l'Amitié, proscrite sur la terre,
Eut pour se retirer, choisi le monastère,
Les doux épanchemems de la fraternité
Allégeroient les fers de la captivité.
Quelle chaîne en effet ne devient pas légère
Lorsqu'en la partageant, on peut dire son Frère :
« Unis par la tendresse, unis par le destin,
Adorons du Très Haut la sagesse profonde ;
Sans appuis, sans parents, étrangers dans le monde,
Tenons-nous lieu de tout & donnons nous la main.
Que la fraternité nous soutienne & nous lie ;
L'Amitié peut encore nous faire aimer la vie.
Pour nous rendre plus doux notre malheur commun,
De mille infortunés, Amitié, ne fais qu'un.
Établis, près de toi, la paix dans notre asile ;
De l'amour, de la haine écartes-en las traits ;
Sèmes de quelques fleurs notre course tranquille,
Et fais-nous, en mourant, espérer des regrets.
Des plaisirs, des grandeurs, que le vulgaire adore,
Qu'importe que, pour nous, le chemin soit fermé !
Où nous conduiroit-il ? & que peut-on encore
Désirer quand on aime & quand on est aimé ? »

Mais seule dans ces lieux, la Douleur gémissante
En vain cherche un ami pour pleurer dans son sein.
Eh ! Quel moine eut jamais l'âme compatissante !
Isolé dans le cloître on n'a point de prochain.

Là l'Envie au teint pâle, & le froid Égoïsme,
Et l'Orgueil, sous le froc blottis en tapinois,
Et la Cagoterie à l'œil louche & sournois,
Servent, en frémissant, le cruel Despotisme,
Qui, les faisant ramper sous un sceptre de fer,
Leur donne l'avant-goût des tourments de l'enfer.
Là, répandant son deuil sur la nature entière,
La Tristesse pâlit les fleurs & la lumière ;
L'Espérance s'envole & son flambeau s'éteint.
Là, novice vingt ans, non loin de son Ursule,
Pamphile quelquefois, du fond de sa cellule,
Promenant ses regards dans un sombre lointain,
Croyoit apercevoir les antiques tourelles
Du cloître où gémissoit l'objet de son amour.
« Ursule disoit-il, dans ce morne séjour,
Sous ce tombeau fermé de portes éternelles,
Au pied de ces autels où meurent les désirs,
Où l'éternité seule tes yeux se présente,
Dans ce noir sanctuaire où, de ta voix touchante,
Le dôme gémissant prolonge les soupirs ;
Quand ces soupirs ardents, du sein du monastère,
Comme un encens divin s'élèvent vers le Ciel,
N'en demeure-t-il pas quelques-uns sur la terre !
Tant que je vis, ton cœur n'a t-il rien de mortel !
Ah ! Si l'amour peut faire oublier l'esclavage,
Si, lorsqu'on voue son âme à la froideur,
Savoir qu'on est aimée est encore un bonheur,
Mon Ursule, j'irai consoler ton veuvage.
Ursule, tu m'entends !… Bientôt nous serons morts ;
Ce ne sera plus nous ! Dans ces demeures sombres
L'amour ne pourra plus réunir que nos ombres.
Tes grâces, tes vertus, tes innocents trésors,
Ton cœur né pour aimer, ton heureux caractère
Seront ensevelis sous le drap mortuaire.
Moi-même, revêtu de longs habits de deuil,
Je reviendrai, le soir, habiter mon cercueil.
Ainsi ce cœur rempli d'amour & d'énergie,
Et ce bras qui peut-être eut sauvé la Patrie,
Et cette âme de feu qui brûle dans mon sein,
Tout va périr ; tout cède au calcul inhumain
D'un père impérieux dont l'orgueil dénature
Le germe des vertus, digne présent des cieux !…
Mais nous serons vengés. Tyrans ambitieux,
Tremblez ! Il est un Dieu vengeur de la Nature,
Dont le cœur paternel adopte les enfants
Repoussés au berceau des bras de leurs parents.
Devant son tribunal quand vous irez paroître,
Un bon père ne doit faire que des heureux,
Vous dira-t-il, j'exige un compte rigoureux
Du bonheur que l'on doit aux enfants qu'on fait naître.
Le Ciel vous est ouvert & l'Enfer vous attend.
Que lui répondrez-vous ?… Vous vous flattez peut-être
De l'impunité… Mais il vous voit & m'entend.

Chant troisième [retour]

Les tems sont arrivés : sur les bords de la Seine,
L'auguste Liberté, pour la première fois,
Aux François réunis ose dicter ses loix ;
Et réglant de Thémis la balance incertaine,
S'étonne de régner près du palais des rois.
Tandis que, chaque jour empressée autour d'elle,
La Nation sourit à ses nombreux succès,
La Déesse admirant, dans sa beauté nouvelle,
Le réveil éclatant de l'Empire français,
D'un regard satisfait en parcourt l'étendue.

Mais parmi ces côteaux, ces bois délicieux
Et libres désormais, quels objets odieux
De leur sinistre aspect importunent sa vue !
Elle voit s'élever ces bastilles, ces tours,
Où la Religion masque la tyrannie,
Où mourant mille fois, sans sortir de la vie,
L'Innocence aux douleurs consacre ses beaux jours,
Et de la mort tardive implorant le secours,
Se plaint, en gémissant, de sa lenteur cruelle.
L'immortelle en frémit : « Jusques à quand, dit-elle,
L'homme, l'homme né libre & roi de l'univers,
Pour se tyranniser forgera- t-il des fers !
Faut-il que, pour ferrer ces coupables entraves,
Les mortels abusant de la Religion,
Au nom d'un Dieu d'amour, de paix & d'union,
Osent à son autel enchaîner leurs esclaves !
L'Imposture, l'Erreur, la Superstition,
Ont, depuis huit cens ans, stérilisé la France.
À quoi bon, dans un cloître enfermer l'Innocence,
Destinée, aux dépens de l'amour, de l'hymen,
À pleurer les péchés de tout le genre humain ?
Pourquoi condamnez-vous cette vierge encore pure,
À combattre, en naissant, le penchant le plus doux,
Sous peine de l'enfer ? Pourquoi lui faites-vous
Un crime d'écouter le vœu de la Nature ?
Cruels, avez-vous pu, sans inhumanité,
Dans son cœur ingénu, semer ta défiance,
Et d'un soupçon d'amour, d'une velléité,
Comme d'un gros péché, charger sa conscience !
Ah ! Si vous promettez à sa fragilité,
Pour un seul des bienfaits que l'amour nous accorde,
L'enfer !… Pour un soupir au moins, miséricorde !
Mais que vois-je briller ? Quels rubis éclatans !
Qui prend foin d'engraisser ces dodus pénitens ?
Quels ventres ! L'Abondance est donc au monastère ?
Que font ces abbés gras, ces doyens de vingt ans?
Un tiers dort, l'autre mange, & le reste digère.
Quand leurs prédécesseurs, en défrichant la terre,
En ébauchant les arts, ont servi leur pays,
Par ces nobles travaux, ont-ils jamais acquis
À leurs lourds successeurs le droit de ne rien faire ?
La contemplation sied-t-elle au citoyen ?
Quand ces contemplateurs garderoient l'abstinence,
À quoi, dans un État, sert l'abstinence ? À rien.
Ce n'est point par le jeûne & par la pénitence
Que l'on peut expier le mal ; c'est par le bien.
Renversez ces prisons, ces cellules, ces grilles.
Ce n'est pas pour le cloître & pour le célibat
Que la Nature a fait les garçons & les filles.
Mais en les ramenant à leur premier état,
Imposez-leur toujours la loi de la décence,
Mon empire n'est point celui de la licence :
Servir Dieu, sa patrie & la société,
Exercer librement tout le bien qu'on peut faire,
Déployer au grand jour son cœur, son caractère,
Aux oreilles des rois porter la vérité,
Dans ses droits maintenir l'inflexible équité,
Des vices en crédit mépriser la puissance,
Faire ce que l'on doit, dire ce que l'on pense
Et n'obéir qu'aux loix, voilà la Liberté.

De vos vieux préjugés brifez donc les entraves ;
Mais que vos affranchis soient toujours les esclaves
De la règle & des mœurs. La vertu fait les dieux,
La valeur, les héros ; mais les mœurs font les hommes.

Quittez de vos cachots le séjour odieux,
Leur direz-vous ; venez, soyez ce que nous sommes.
Dans nos bras fraternels vous allez être admis.
Ouvrez-nous votre cœur ; vous aurez des amis.
Travaillez ; jouissez du bonheur d'être utiles ;
Fertilisez nos champs, faites fleurir nos villes.
Engourdis sous le poids de vos honteux liens,
Vous étiez morts ; vivez, vous voilà citoyens.

Que de triples abbés, d'épais commendataires,
Fatigués de manger les nombreux millions
Dont le Ciel libéral les fait titulaires
Vont vous remercier ! Que d'obligations !
Plus de goutte chez eux, plus d'indigestions.
Vingt chapitres, sans vous, mourroient d'apoplexie ;
Aux prieurs vous allez sauver l'hydropisie.
Au lieu de cette molle & pesante santé,
Fruit de la gourmandise & de l'oisiveté,
Ces Messieurs désormais auront un teint de rose.
Déjà je crois les voir prompts à se corriger,
Manger pour vivre au lieu de vivre pour manger.
Bientôt ils deviendront propres quelque chose :
Ils se réveilleront ; & sortant du néant,
Surpris d'avoir des bras, d'avoir une patrie,
Pour cultiver les arts qu'inventa l'industrie,
Ils quitteront enfin l'état de fainéant.

Pourtant, en évoquant de leurs sombres asiles,
Tous ces prédestinés, saintement inutiles,
Respectez le vieillard qui, depuis trente hivers,
Blanchi dans la retraite & dans la servitude,
S'est fait de sa prison une longue habitude.
L'esclave qui long-tems langui dans les fers,
Aime les lieux témoins des maux qu'il a soufferts.
L'aspect seul de l'asile où l'on versa des larmes,
Pour une âme sensible a toujours tant de charmes !
C'est-là qu'on pleuré là qu'on voudrait mourir.
Lorsque, sacrifié par des mains criminelles,
Le malheureux, chargé de chaînes éternelles,
Vit de son noir cachot les portes s'entr'ouvrir,
Qu'à ses yeux effrayés ces lieux parurent sombres !
Que de pleurs que d'ennuis de regrets déchirans !
Quarante ans sont passés ; la Raison & le Tems
De cet ancre ses yeux ont éclairci les ombres.
Le goût même, à pas lents, a suivi la raison :
Il voit autour de lui, la Haine, le Soupçon
Circuler ; il voit l'homme, élevé par le crime,
Du faîte des grandeurs retomber dans l'abîme.
Sous les traits de l'opprobre & de la trahison,
Le cloître lui paroît un port dans la tempête ;
Là, dans un calme heureux, l'hiver blanchit sa tête.
Laissez finir en paix sa dernière saison ;
À son âge, où trouver encore une patrie !
Jeune, il a tant pleuré sa liberté chérie !
Vieux, ne le forcez pas à pleurer sa prison.

Enfin pour satisfaire la dette publique,
À l'ordre naturel, à l'ordre politique,
Quand vous affranchirez l'homme du célibat ;
Quand du moine gonflé de sa morte opulence,
Retranchant à propos l'excessive substance,
Vous aurez restauré les forces de l'État ;
Le cloître vous attend : de la veuve indigente,
Sous son ombre, accueillez les foibles orphelins ;
Au travail, dès l'enfance, accoutumez leurs mains.
Cultivez, en naissant, leur âme intelligente ;
Développez la force, essayez le talent,
Suivez dans ses progrès, la science, à pas lent ;
Formez l'agriculture, excitez 1'industrie,
Et faites prospérer les germes du génie ;
Donnez des mains aux arts, des organes aux loix,
Des laboureurs aux champs, des défenseurs aux rois.
De ces vrais citoyens fertilisez l'élite ;
Qu'entre eux le talent seul règle & fixe les rangs ;
Les honneurs, jusqu'ici vendus aux plus offrants,
Bientôt ne feront plus adjugés qu'au mérite.

Surtout multipliez ces hospices sacrés,
Où, du pauvre accueillant les maux & la misère,
L'homme à l'homme souffrant ouvre les bras d'un frère.
Conservez ces mortels justement révérés ;
Prodiguez devant eux les trésors de la terre.
Ce métal, qui chez vous, produit tant de forfaits,
Épuré dans leurs mains, produira des bienfaits.
Hâtez-vous d'agrandir cette demeure sainte ;
Élevez jusqu'au Ciel sa simple majesté.
L'homme en ces lieux, ressemble à la Divinité ;
Étendez son séjour ; c'est étendre l'enceinte
Du temple des Vertus & de l'Humanité.
Les tristes monumens de la magnificence,
Loin d'immortaliser le nom de leur auteur
Oubliés avec lui, vieillissent en silence.
Les pieux monumens dûs la bienfaisance,
Redisent tous les jours le nom du bienfaiteur.
Ce nom, qui vieillissant, devient plus vénérable,
Vers l'abîme des tems rapidement porté,
À travers l'Ignorance, & l'Envie, & la Fable,
Surnage ; & comme l'or, toujours inaltérable,
Arrive tout entier à l'immortalité ».

La Déesse, à ces mots, d'un trait de sa lumière,
Éclaire les esprits & pénètre les cœurs.
L'oracle va parler : de nos législateurs
Le Sénat abrogeant cette loi meurtrière,
Qui de l'homme civil dénature le sort
Et le plonge au tombeau long-tems avant sa mort,
Lui défend d'enchaîner de nouvelles victimes1.

Bientôt il brisera les nœuds illégitimes,
De tant de malheureux qui gémissent chargés
Des chaînes de l'erreur & des sots préjugés.
Mais, sur ce grand dessein, le Tems & la Sagesse
Mûrissent ses décrets. Cependant la Déesse,
Qui, la trompette en main, court, du matin au soir,
Comme un moine au dîner, jase comme une fille
Et ment comme un journal ; de parloir en parloir,
Vole & va prononcer cet oracle à la grille :
« Esclaves, vous serez affranchis dans huit jours ».
L'agile Déité, qui brode ses discours,
Ajoute en souriant : « Pour peupler la Patrie,
Mes Frères & mes Sœurs, ensemble on vous marie ;
Résignez-vous ». Les Sœurs aiment la broderie ;
Sur celle ci voilà les têtes à l'envers :
« On va nous marier ! Quel bonheur ! Quel revers !
Pour peupler !… Quel travail ! Quelle pénitence !
Figurez-vous cela ! – Pour moi, lorsque j'y pense,
Je frémis, dit Lucile ; hélas ! Mon doux sauveur,
Si j'allois épouser un vieux commendataire
Qui me fit des enfans aussi laids que leur père,
Je crois qu'en accouchant je mourrois de douleur.
– Pour moi, reprend Agnès, mon cœur n'aspire guère
Aux mitres, aux rochets, aux crosses, aux chapeaux.
Si j'avois à choisir, parmi les cardinaux,
L'époux qui daignera partager ma misère,
Laissant là les honneurs & les titres brillants,
J'aimerois mieux choisir parmi les postulants.

Grand Dieu vous le savez, dit le Père Modeste ;
Je n'ai jamais tiré gloire de mes travaux.
En secret j'ai greffé plus de mille arbrisseaux ;
Mes œuvres ont paru ; l'on ignore le reste.
Mais s'il me faut enfin, abjurant ma pudeur,
Afficher mes talents, &, de simple amateur,
Devenir professeur en fait de mariage,
Quand je ferai porter mon nom à quelqu'ouvrage,
Tout ce que je demande est d'en être l'auteur ;
À ce prix je renonce aux œuvres anonymes.
Morbleu ! jure Frappart, je n'aurois jamais cru
Que l'État, non content de nous ôter nos dîmes,
Nous gréveroit encor de femmes légitimes
Et d'enfants qui seroient censés de notre cru.
Ma foi, je ne crois pas, poursuit Père le Dru,
Qu'à ce régime-là jamais je m'habitue.
L'hymen seroit, pour moi, la portion congrue.
– Ce qu'on a pris, il faut que l'on le restitue,
Répond Père Naïf : quand vous serez cocu,
Mon Frère, quel acquit pour votre conscience !
La loi du Talion, dont la juste balance,
Fixe dans son niveau, n'a jamais trébuché,
Veut que l'on soit puni par où l'on péché ».

Frères, écoutez- moi dit le Père Bombance :
Plus de noviciat !… Nos affaires vont mal.
Je crains, pour le Carême ou pour le Carnaval,
Nos derniers sacrements ; & qu'au premier signal,
L'État, sans nous donner congé six mois d'avance,
Nous faisant déguerpir des lieux où nous logeons,
Ne prenne, un beau matin, nos meubles pour quittance.
Il faut le prévenir, Frères ; déménageons :
Enlevons l'or, l'argent, & tous nos ustensiles,
Les tonneaux, les flacons, les tables, le couvert,
Et les vins d'ordinaires & les vins de dessert,
Les portes, les cloisons, les fenêtres, les tuiles,
Les ânes, les chevaux, les servantes ; tout sert.
Vuidons notre cuisine & notre sacristie ;
Vendons les ornements, gardons la batterie ;
C'est le plus ferme appui de nos fondations.
Chacun fait son paquet ? Usons de représailles !
On va nous dépouiller, mes Frères, dépouillons !
Et délogeant, munis de nos provisions,
Ne laissons à l'État que les quatre murailles.
M'approuvez-vous ? – Oui – Bon ! C'est assez discourir ;
Marchons ! Ne perdez point le temps m'applaudir ».

Cependant cette aimable & douce enchanteresse,
Qui, pour nous consoler répand avec adresse
Sur les maux du présent les fleurs de l'avenir,
L'Espérance volant de cellule en cellule,
Dans ses bras maternels berce les jeunes sœurs,
Et vient se reposer sur le chevet d'Ursule.

Ursule, en ce moment, rêvant ses malheurs,
Vainement du sommeil imploroit les faveurs.
La fièvre dévorante & l'ardente insomnie,
De sa paupière humide éloignant les pavots,
Lui traçoient tour à tour les horribles tableaux
Du cloître, du veuvage & de la tyrannie,
Lui fermoient le bonheur, & de l'éternité
À ses yeux effrayés ouvroient l'abîme immense.
À ce délire affreux la paisible Espérance
Fait succéder le calme & la sérénité :
Tel que l'on aperçoit, vers la fin d'un orage,
Quand les noirs aquilons ont fait pâlir le jour,
Un rayon foible & doux, glissant sur un nuage,
Du Dieu de la lumière annoncer le retour ;
Tel un rayon d'espoir, travers les ténèbres,
Sourit aux yeux d'Ursule, en glissant dans son cœur,
Chasse de sa douleur les fantômes funèbres
Et lui fait pressentir le retour du bonheur.

Chant quatrième [retour]

Vous qui lentement vous tramant au cercueil,
De l'Amour, à vingt ans, portiez déjà le deuil,
Belles, cessez enfin de répandre des larmes ;
Aimez la vie encor vous offre des douceurs.
La consolation a, dit-on, mille charmes ;
Eh bien ! Je vous promets mille consolateurs.

Déjà nos citoyens empressés de vous plaire,
Sachant que la Beauté par de plus doux regards,
Favorisa toujours les favoris de Mars,
Ont revêtu l'habit l'esprit militaire.
Vous vous retrouverez parmi nos grenadiers,
Au tems de paladins & des preux chevaliers.

Votre bonheur encore doit vous paraître un songe.
Heureux qui, dans vos bras cent fois précipité,
Cent fois vous convaincrait de sa réalité,
Si la foiblesse humaine a tant de vérité
Ne mêloit, malgré lui, quelque petit mensonge !

Il est donc vrai, mes Sœurs, que vous allez aimer !
Aimer ! Ce mot si doux pour un cœur vif & tendre,
N'étoit qu'un mot pour vous. Vous entendiez nommer
L'amour & l'amitié… C'est peu de les entendre,
Il faut avoir senti ces mots pour les comprendre !

Sœur Agnès, laissez-la vos rabats, vos Agnus,
Et vos anges de cire & vos petits Jésus ;
Ces enfans sont, ma Sœur, bons pour la théorie.
La pratique vaut mieux cent fois ; & je parie,
Qu'avant qu'il soit un an, vous réussirez ;
Et tels sont vos talens, que, dans huit jours peut-être,
Vous en remontrerez, Agnès, à votre maître.

Rassurez-vous, Lucile : oui, vous épouserez,
Non pas, ma jeune Sœur, un vieux commendataire,
Des transports de l'Amour malade imaginaire ;
Mais un Carme vermeil, aimable, & cætera,
Que l'État tout exprès sécularisera
Sur vos certificats. Pour vous, sœur Cunégonde,
Belle au siècle passé, mais qui, depuis ce tems,
Ayant abandonné vos trésors & vos dents,
Nous montrez le néant des vanités du monde,
Puisque, jusqu'à cent ans, vous avez pu jeûner,
Vous ferez aussi bien d'achever le Carême ;
D'ailleurs, avec vos os & votre face blême,
Ma mère, où pourriez-vous trouver déjeuner !

Mais au son du tocsin, dans tous les monastères
Au chapitre, à grands pas, je vois courir les Frères.
Là, le Père Bombance, en sursaut réveillé,
Arrive hors d'haleine. Après un long silence,
Levant les mains au Ciel, d'un air crucifié,
Il harangue en ces mots l'honorable assistance :
« Je vous l'avois bien dit que nous agonisions !
Disons notre in manus. Oui, dans leurs motions
Mes Frères, j'ai toujours entrevu du grimoire.
Les cruels ont poussé leur calcul inhumain
Jusqu'à fondre nos plats… & nos cloches enfin !…
Barbares épargnez celle du réfectoire !…
Mais, que dis-je ! Occupés à grossir leurs trésors,
Voudront-ils distinguer dans la soif qui les presse,
La cloche du dîner des cloches de la messe ?
Non ; toutes succombant, sous les mêmes efforts,
Vont aller s'abîmer dans la caisse commune.
À notre enterrement nous n'en aurons pas une
Pour nous sonner demain le service des morts !

Ainsi de ces mortels la profane puissance
D'un mot, décapuchonne & défroque la France !
Ô froc, ô capuchon, mes plus chères amours ;
Robes qui, de flacons & de nonains fourrées,
Mettiez, à la faveur de vos vastes contours,
Cupidon & Bacchus à couvert des entrées.
Il faut vous dépouiller, hélas ! Pour toujours
C'en est fait de l'État les bases font détruites.
Je péris avec lui, Frères, mais en mourant,
J'emporte, je l'avoue, un regret déchirant :
Qui boira nos vins vieux ! Qui mangera nos truites !
Grand Dieu, faut-il encore léguer à nos tyrans
Nos poulardes de Caux & nos chapons du Mans !
De ces morceaux divins les cruels sont-ils dignes !
Ah ! Périssent plutôt les nones & les vignes,
Que de les voir en proie nos persécuteurs !…
On vient ! C'est le décret !… Mes frères, je me meurs !
Vous approchez aussi de votre dernière heure ;
Mais si de votre mort on vous laisse le choix,
Je crois en consultant votre esprit & nos loix,
Que l'indigestion vous paroît la meilleure.
Je vous parle, d'après un principe reçu :
Frères, l'on doit mourir comme l'on a vécu.

Pour la dernière fois, que l'on m'apporte boire,
Du mousseux… Qu'il est bon !… Buvez à ma mémoire
Cette feuillette !… Adieu !… L'orateur, à ces mots,
Pâlit, expire, tombe ; & le vin longs flots,
De sa gorge échappé, baigne & rougit la terre.
Tout le chapitre en deuil forme, à l'entour du Père,
Un lugubre concert de cris & de sanglots.
Ainsi lorsqu'un tonneau de Grave ou de Tonnerre
Roulant de son chantier, fait péter les cerceaux,
Des buveurs altérés la troupe consternée
L'entoure, & voyant fuir le nectar sous ses pas,
Gémit, en déplorant sa perte inopinée,
Sur l'instabilité des choses d'ici-bas.

Mais le Frère Lubin & le Frère Léandre,
De ce triste manoir s'éloignant au plutôt,
Sur leur porte, en sortant, mettent cet écriteau :
CELLULES À LOUER ET CAPUCHONS À VENDRE.
Sur les pas de l'Amour & de la Liberté,
Ils volent l'un & l'autre aux pieds de leurs amies,
Et jettent pour servir l'État & la Beauté,
Le cilice, la haire & le froc aux orties.

Cependant des cachots de ces cloîtres ouverts
Que vois-je s'envoler ! Que de beautés captives
Reviennent habiter un nouvel univers,
Et nous montrent encor les marques de leurs fers !
Telles, quand les zéphyrs de retour sur nos rives,
Dans les antres du nord relèguent les hivers,
Au sein de nos vergers les colombes plaintives
Sur les jeunes ormeaux s'appellent tour à tour,
Célèbrent le primtems en essayant leurs ailes,
Et dès qu'avec les fleurs l'Amour renaît pour elles,
Elles semblent aussi renaître pour l'Amour.

Tendres cœurs qui, livrés aux tourments de l'absence,
Après un siècle entier, avez subitement
D'un retour imprévu goûté la jouissance,
Voyez-vous accourir avec ravissement,
Dans les bras l'un de l'autre, Ursule & son amant !
L'Univers autour d'eux s'anéantit. Leur âme
S'épuise & se confond par cent baisers de flamme.
Immobiles d'amour, ivres de volupté,
Trop foibles pour suffire à leur félicité,
Amants, peignez-vous bien ce qu'ils doivent se dire !
Quel profane osera tenter de vous l'écrire ?
Ce ne fera pas moi : je sais, pour mon bonheur,
Qu'on ne peut exprimer le silence du cœur.

La Liberté pourtant de nos prisons mystiques
Ne voulant pas encor saper les fondements,
De leur saint Institut laisse, pour monuments,
Avec le vieux sérail, les abbesses antiques.
Ainsi lorsqu'autrefois les Gaulois, les Normands,
Enlevoient des autels les riches ornements,
Ces pieux conquérants respectoient les reliques.

Tandis qu'affranchissant l'Amour & la Beauté,
La Liberté les rend la société,
La Nature à son cœur demande un sacrifice
Au nom de la Justice & de l'Humanité :
« Ô des infortunés divine protectrice !
Dit-elle, si de l'homme établissant les droits,
En désillant ses yeux ta main brise ses chaînes,
Permets au moins, permets, pour soulager mes peines,
Que la Religion conserve sous ses loix
Ces vierges, qui du pauvre allégeant la misère,
Sont l'image du Dieu qui les mit sur la terre.
Pour l'État, il est vrai, leur sein n'a point porté
Les fruits chastes & doux de la maternité ;
Mais tous les malheureux composent leur famille,
Dans leurs tendres regards la maternité brille ;
Leur charitable main joint la grâce au bienfait
Et ne sauroit compter les heureux qu'elle fait.

Ah ! Si tu pénétrais dans ces antres horribles
Où l'âge, la misère & les maux déchirants
Entassent nuit & jour les morts & les mourants,
Là, tu verrois ces cœurs généreux & sensibles
Prodiguer cet amour ces & soins délicats
Qui se sentent si bien, mais ne s'expriment pas !
Là, d'une pauvre mère apaisant la souffrance,
L'une de ses transports maîtrise les fureurs ;
D'un père languissant l'autre essuyant les pleurs,
À l'épouse, aux enfants dont il est l'espérance,
Fait pressentir l'espoir de la convalescence.
Tandis que celle-ci, pour conserver les jours
Du jeune homme bouillant que la fièvre consume,
Lui présente la coupe, & fait, par ses discours,
De ce triste breuvage adoucir l'amertume,
Cette autre du vieillard qui, vers lui pas à pas,
Voit, du sein des douleurs, s'avancer le trépas,
Soulève avec effort la tête languissante,
Au nom du Dieu de paix que sa main lui présente
Dissipe les horreurs de ces moments affreux ;
Et cet être expirant qui, toujours malheureux,
Ne posséda jamais un ami sur la terre,
Croyant se retrouver sur le sein de sa mère,
Sourit, & de ses bras foiblement la pressant,
Meurt en levant sur elle un œil reconnoissant ».

« Ce que vous demandez n'est point un sacrifice,
Répond la Liberté ». L'honorable exercice
Des vertus, des bienfaits est conforme mes loix.
Dans tous les malheureux secourir la Patrie
Aux pauvres consacrer sa fortune & sa vie,
C'est jouir saintement du plus beau de mes droits.
Qu'en faisant des heureux ces vierges sont heureuses !
Le bien captive seul leurs âmes généreuses
Et leur noble esclavage est l'exemple des rois ».

Cependant le jour baisse. Au milieu des ténèbres
Bombance environné de cent torches funèbres,
De petits orphelins, de veuves escorté,
Arrive au monument par ses Frères porté.
Leurs larges dos chargés de son cadavre informe
S'affaissent sous le poids de cette masse énorme.
On l'inonde de pleurs. Chacun sur son cercueil
Veut mourir. Au milieu de la cérémonie,
L'heure sonne ! Aussi-tôt toute la compagnie
Abandonne le mort pour le souper de deuil.

Alors la Vérité, dont la juste balance
Pèse au poids des vertus la gloire des humains,
Approchant de la tombe grave de ses mains,
L'épitaphe du cloître & du Père Bombance.

 
 

Sources

BNF, 8 Ye 20526.