Mort de Mirabeau (La)

Année de composition

1791

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Poème lu au Lycée du Palais-Royal, le 11 avril 1791, et adressé aux citoyens de mon département

Texte

Ô regrets ! Ô douleur ! Il n'est plus le grand homme,
Par qui la France enfin, digne émule de Rome,
De ses nombreux tyrans a terrassé l'orgueil !
Muets et consternés autour de son cercueil,
Nous l'ornons de cyprès, nous l'arrosons de larmes,
Et chaque citoyen plongé dans les alarmes,
Croit voir la liberté toucher à son déclin.
Mirabeau ne vit plus : le peuple est orphelin,
Et, pour ce peuple, hélas ! Quel coup était plus rude ?

Des obscurs souterrains cherchant la solitude,
Démosthène, dit-on, pour se mieux recueillir,
Allait dans ces tombeaux, vivant, s'ensevelir ;
Et là, de son pays la liberté mourante
Le voyait aux lueurs d'une lampe expirante,
Forger ces traits brûlants et ces mâles discours
Qui de la tyrannie abrégèrent le cours :
Mais de cet orateur l'exil fut volontaire ;
Il courait librement s'enfermer sons la terre ;
Et le soleil à peine éclairait Mirabeau,
Que, privé tout à coup du céleste flambeau,
Par l'ordre du monarque, au sein de l'esclavage
Il coula, malgré lui, le printemps de son âge.
Le voyez-vous errer de cachots en cachots,
Et dévorant ses pleurs, étouffant ses sanglots,
Commander en idée aux tyrans de la France,
Et, tout chargé de fers, rêver l'indépendance ?
Ô prodige, en tout temps digne d'être cité !
Pour nous d'une prison sortit la liberté.

Né d'antiques aïeux et dans un ordre illustre,
Il ne voulut qu'à soi devoir son plus beau lustre,
En dépouillant l'éclat qu'il recevait d'autrui,
Il monta jusqu'au peuple en loi servant d'appui ;
Que dis- je ? Il détruisit par sa mâle éloquence
Des rangs et des états l'odieuse distance,
Et prompt à rassembler les divers citoyens,
Il les réunit tous dans les mêmes liens.
Le premier, il dompta l'hydre du ministère,
Et dans chaque Français, le Français vit un frère.
Ami de la justice, ami de la raison,
Mirabeau des erreurs ignora le poison,
Et dédaignant toujours d'user de violence,
D'une main ferme et sûre il tenait la balance :
Il fit plus, et d'un roi digne par ses vertus
De rappeler un jour Marc-Aurèle et Titus,
D'un roi que nous aimons il affermit le trône,
Et sur son front tremblant enfonça la couronne.
Des abus féodaux courageux destructeur,
Et doublant les trésors du simple agriculteur,
Nos vergers lui devront leur nouvelle parure ;
Pomone, plus de fruits ; Flore, plus de verdure.

Déjà même versé par un tube vengeur,
Fume le sang impur de l'animal rongeur.
Déjà de tous côtés les arts et l'industrie,
Unissant leurs efforts pour plaire à la patrie,
Grâce à Mirabeau, par leurs rivalités,
Font éclore leurs fruits dans les vastes cités.

Aux tyrans des Français pourquoi fit-il la guerre ?
Pour déclarer la paix au reste de la terre ;
Vous ne l'ignorez pas ; et l'Anglais, le Germain,
Le Russe belliqueux, fléau du genre humain,
Dont les foudres grondaient et menaçaient nos têtes,
N'osent plus jusqu'à nous étendre leurs conquêtes.
Quels seraient leurs projets ? Délivré de ses fers,
Le Français libre a dit aux rois de l'univers :
De vos caprices vains je ne veux plus dépendre ;
Je n'attaquerai plus ; mais je veux me défendre,
Et si vous m'insultez, je soutiendrai mes droits.
La guerre doit finir où fleurissent les lois.

Les lois doivent régner sur l'autel et le trône,
Sur la triple tiare et la simple couronne :
Mirabeau nous l'apprit. Des prêtres factieux
Ont voulu nous combattre en l'honneur de leurs dieux.
Mirabeau, d'une main et courageuse et fière,
À ces Titans sacrés fit mordre la poussière,
Comme ses yeux baissésJamais silence n'a été plus touchant ni plus majestueux que celui du peuple le jour du convoi de Mirabeau : jamais larmes n'ont été plus mal retenues. Ce fait est historique, et j'en ai été le témoin cachaient en vain leurs pleurs !
Et des soldats créés par Mirabeau lui-même,
Comme le front peignait cette tristesse extrême,
Qui saisit tous les cœurs au trépas des héros !
Comme le sombre éclat des armes, des flambeaux,
Se mêlant, se croisant au milieu des ténèbres,
Rendait plus effrayants les cantiques funèbres !
D'un roi surnommé Grand et du peuple ennemi,
L'orgueilleuse statue en a, dit-on, frémi,
Et sur le bronze antique où renaît son visage,
Le despote a senti couler des pleurs de rage.
Mais voyez s'avancer le funèbre convoi
Vers l'enceinte sacrée, et suivez-le avec moi.
Ce temple, où de Paris, sur un paisible trône,
S'apprêtait à régner la divine Patronne,
Aux civiques vertus vient d'être consacré.
C'est là que Mirabeau, du peuple révéré,
Dans son dernier asile, où ne meurt point sa gloire,
Entendra le Français honorer sa mémoire :
C'est là que Mirabeau, notre plus ferme appui,
Verra Voltaire, un jour, s'asseoir auprès de luiCette prédiction n'a pas tardé à s'accomplir. Le corps de Voltaire au nouveau Panthéon, en vertu d'un décret de l'Assemblée nationale ; et cette victoire de la philosophie a été une fête publique à laquelle tout Paris a pris part.
Clovis y vit encore, et Descartes y respire.
Sur des monceaux de morts Clovis fonda l'Empire :
Son ombre, apercevant le sage Mirabeau,
De honte s'est cachée au fond de son tombeau,
Et celle de Descartes, en France rappelée,
D'un si doux voisinage a paru consolée.

Ô sublime décret, par les sages porté,
Qui, transmettant les noms à la postérité,
Va, parmi les Français doués d'une grande âme,
De l'émulation ressusciter la flamme !
Ô loi, qui des vertus nous faites un devoir !
Obtenez sur les cœurs un absolu pouvoir !
C'est Mirabeau surtout qui vous a fait éclore :
Ainsi, par son trépas, il fut utile encore,
Et sa vie, et sa mort servent la liberté :
N'a-t-il pas tous les droits à l'immortalité ?
Pour le peuple il vécut : fâché de lui survivre,
Jusqu'au tombeau le peuple a brûlé de le suivre.
Déjà vous partagez son respect, son amour,
Et les bords adorés où j'ai reçu le jour,
Où le Rhône, en grondant, roule ses claires ondes,
Vous verront, à l'envi, dans vos douleurs profondes,
Dresser à Mirabeau de champêtres autels,
Et chanter en son nom des hymnes immortels.
Concitoyens, amis, prolongez votre hommage,
Et des fleurs, de cyprès couronnant son image…
Mais n'ai-je pas assez, par de lugubres chants,
Excité dans les cœurs des souvenirs touchants ?
Hélas ! J'entends des cris autour de ma demeure,
Et tout paraît encore le bénir, et le pleure.
Vainement j'ai voulu, terminant mes regrets,
Suspendre enfin ma lyre aux funèbres cyprès :
Voici les deniers mots qu'une douleur trop juste
Dicte au peuple, au monarque, à l'Assemblée auguste :

Le peuple :

Je perds mon défenseur, en perdant Mirabeau.

Le roi :

Il était mon soutien.

Le corps législatif :

Il était mon flambeau.

 
 

Sources

Almanach des Muses de 1792, ou Choix des poésies fugitives de 1791, Paris, Delalain, 1792, p. 131-138.