Ode à Bonaparte
Auteur(s)
Texte
Au fond du réduit solitaire
Où ma Muse aime à se cacher,
Je goûtais l'oubli volontaire
Auquel tu viens de m'arracher :
Ton nom fait résonner ma lyre,
Mais n'attends point de mon délire
Un hommage fastidieux ;
Écoute, et ne crains pas que j'ose,
Par une lâche apothéose,
Placer un homme au rang des dieux.
Des flatteurs la foule importune
Aura soif d'honheurs et d'emplois,
Et des exploits de ta fortune
Grossira tes propres exploits :
Je ne veux ni chanter l'ivresse
De dons que l'aveugle Déesse
Prostitue aux plus vils tyrans,
Ni te perdre dans la fumée
Que jette encor la Renommée
Des innombrables conquérans.
Ton bras, aux deux Alexandrie,
Dompta l'Arabe et le Germain ;
Mais pour le banquet des Furies
Il y coula du sang humain :
Viens sur les rives de la Loire,
Viens chercher la solide gloire
Dans ces champs naguère embrasés
Où ta sagesse paternelle
Par une alliance éternelle
Unit des frères divisés.
Des groupes d'épouses, de mères,
Aux bords du Rhône épouvanté,
Chaque jour de larmes amères
Lavaient son lit ensanglanté ;
Un acharnement détestable
Creusait le gouffre inévitable,
Où nous devions nous abîmer :
Tu parais !… La vengeance oublie,
La fureur se réconcilie,
La haine s'étonne d'aimer.
Un astre plus doux les caresse,
Ces malheureux qui, dix hivers,
Du spectacle de leur détresse
Avaient effrayé l'univers :
Ton cœur a compté les victimes
Qui de rigueurs illégitimes
Portaient le poids injurieux,
Et ces nombreuses colonies
À ta voix se sont réunies
Sur la terre de leurs aïeux.
L'aveuglement opiniâtre
De nos superbes ennemis
Te rappelle sur le théâtre
Où déjà tu les as soumis :
Mais un rapide météore
Menace, enveloppe, dévore
Leurs plus intrépides guerriers ;
Du sang que coûta la victoire
Ton consulat expiatoire
A fait absoudre tes lauriers.
Oui, notre âge a vu la naissance
Du jour prédit et solennel
Où la Sagesse et la Puissance
Devaient faire un pacte éternel :
Mes regards, jetés en arrière,
Se sont perdus dans la carrière
Que ta jeunesse osa fournir ;
Cependant ta gloire passée
Me semblait encore éclipsée
Par l'éclat de ton avenir.