Sépulture (La)

Auteur(s)

Année de composition

1796

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Musique

Paratexte

Poème lu à la séance publique de l'Institut, le 15 vendémiaire dernier

Texte

Où sont ces vieux tombeaux et ces marbres antiques,
Qui des temples sacrés décoraient les portiques ?
Ô forfait ! Dans ces jours où le meurtre effréné
Viola des prisons l'asile infortuné,
Des monstres, teints de sang, ont de nos morts célèbres
Profané, mutilé les monuments funèbres,
Et commis, à la voix d'un lâche tribunal,
Sur des cadavres même un autre assassinat.
Gloire, talents, vertus, rien n'arrêta leur rage.
Ô guerriers généreux, dont le mâle courage
De l'État ébranlé releva le destin,
Vengeurs du nom français, Turenne, Du Guesclin,
Vous vites sans respect vos cendres dispersées
Errer au gré des vents, de leurs urnes chassées.
La beauté ne put même adoucir leur courroux :
Sévigné, dans la mort tu ressentis leurs coups.
C'en est donc fait ! Brisant les tombes révérées,
Ils ont désenchanté nos enceintes sacrées.
Nous y cherchons en vain ces marbres inspirants,
Où nos yeux se plaisaient à s'arrêter longtemps ;
Où nos cœurs admiraient, en évoquant l'Histoire,
Les dons de la patrie et les droits de la gloire,
Et sur l'affreuse mort, dont tout est dévoré,
Des talents, des vertus le triomphe assuré.
On se sent agrandir au tombeau d'un grand homme.
Je sais que de ces morts qu'à jamais l'on renomme,
Dans le bronze vivant, dans le marbre animé,
Les arts rendront les traits à l'univers charmé :
Mais ce n'est point assez pour le cœur qui les aime ;
Leurs images, hélas ! ne seront point eux-mêmes !
C'est eux, c'est leurs débris que nous voulons trouver.
Au pied de leurs tombeaux, nous aimions à rêver.
Là, du recueillement ressentant tous les charmes,
Nous trouvions à la fois des leçons et des larmes.
Il semblait que, du fond de ces cercueils fameux,
Une voix nous criait : « Illustrez-vous comme eux. »
Voilà l'illusion que nous avons perdue.
Vous tous, que pleure encor la patrie éperdue,
Consolez-vous pourtant, si vos corps mutilés
Loin de leurs monuments languissent exilés.
Bannis de vos cercueils, et non de votre gloire,
Vous restez dans nos cœurs et dans notre mémoire.
Là, se sont retranchés vos débris immortels ;
Là, se sont relevés vos tombeaux, vos autels ;
Et, contre les pervers appelant tous les âges,
Vous immortalisez jusqu'à leurs vils outrages.
Mais de quel crime encor mon œil est révolté !
Par des bras soudoyés un cadavre porté,
Sans cortège, sans deuil, s'avance solitaire :
C'est ainsi, parmi nous, qu'on rend l'homme à la terre !
Autrefois l'amitié, la nature et l'amour,
Accompagnant sa cendre à ce dernier séjour,
Lui portaient en tribut leur douleur consolante :
Maintenant, inhumé sans la pompe touchante
Qui suivait le mortel dans la tombe endormi,
On dirait qu'il n'eut pas un parent, un ami.
A-t-il perdu ses droits en perdant la lumière ?
N'est-il point un respect qu'on doive à sa poussière ?
Sur les rives du Nil, un zèle industrieux,
Par un baume éternel, perpétuant aux yeux
Une mère expirée, une épouse ravie,
Savait tromper la mort et figurer la vie ;
Les Grecs et les Romains présentaient aux tombeaux
Des offrandes, des pleurs, et le sang des taureaux ;
Le sauvage lui-même, inhumain, implacable,
Toujours d'un peu de terre a couvert son semblable :
Et vous, peuple poli, dans cet âge si beau
Où Montesquieu, Voltaire, et Raynal, et Rousseau,
Par leurs savants écrits pleins d'Athènes et de Rome,
Apprirent aux humains la dignité de l'homme,
Vous osez seuls aux morts refuser des honneurs !
Que dis-je ? Vous craignez de montrer vos douleurs !
Sommes-nous dans ces jours de crime et d'esclavage
Où, de l'humanité proscrivant le langage,
Des tyrans dans nos yeux faisaient rentrer nos pleurs ;
Où tous les sentiments se cachaient dans les cœurs !
Le frère alors fuyait les obsèques d'un frère ;
Le fils suivait de loin le cercueil de son père ;
On n'osait escorter que le char des bourreaux ;
L'appareil de la mort n'était qu'aux échafauds !
Si de ce règne affreux l'opprobre enfin s'efface,
Pourquoi dans nos convois m'offrir encor sa trace ?
Qui peut voir, sans gémir, leur triste nudité ?
Craint-on qu'au sein des jeux et de la volupté
L'homme heureux, de la mort méconnaissant l'empire,
Ne s'aperçoive trop que son semblable expire ?
Eh ! Ce corps, à la terre indignement rendu,
Comme un vil animal dans les champs étendu,
Peut-être est-ce un savant, dont le vaste génie
Par d'utiles travaux éclaira sa patrie !
Peut-être est-ce un ami des mortels malheureux !
Quel contraste ! Jaloux de prodiguer pour eux,
De ses soins, de ses dons l'active bienfaisance,
Tous les infortunés recherchaient sa présence ;
Vivant, de sa maison ils assiégeaient le seuil :
Mort, ils n'osent, hélas ! entourer son cercueil.
« Pourquoi, répondra-t-on, des honneurs funéraires !
Cette loi, que jadis établit chez nos pères
Un culte fanatique, et sans force aujourd'hui,
Sur nos bords épurés doit tomber avec lui. »
Ah ! Laissez ce langage au profane athéisme :
La sensibilité n'est pas le fanatisme.
De la religion gardons l'humanité.
Barbares, qui des morts bravez la majesté,
Éloignez, j'y consens, ces flambeaux et ces prêtres,
Dont le faste à la tombe escortait nos ancêtres ;
Mais appelez du moins autour de nos débris
Et la douleur d'un frère, et les larmes d'un fils.
C'est le juste tribut où nos mânes prétendent ;
C'est le culte du cœur que surtout ils attendent.
Mais dans cet appareil, dans ces pompes du deuil,
Oserez-vous encor reléguer un cercueil
Aux lieux où, nous plongeant dans les mêmes abîmes,
La mort confusément entasse ses victimes ?
Ô trop coupable effet d'un usage odieux !
Auprès des scélérats est l'homme vertueux !
Dans le même sépulcre indigné de descendre,
À leur cendre il frémit d'associer sa cendre.
Du juste qui n'est plus, respectez le repos.
Du juste et du méchant séparez les tombeaux.
Loin sans doute l'orgueil du pompeux mausolée,
Qui distinguait des grands la poussière isolée !
Mais qu'au moins dans les bois un monument dressé
Dise au fils : C'est ici que ton père est placé.
Les bois ! Ils sont des morts le véritable asile.
Là, donnez à chacun un bocage tranquille.
Couvrez de leur nom seul leur humble monument,
De l'urne d'un héros son nom est l'ornement.
Ces dômes de verdure où le calme respire,
Le ruisseau qui gémit, et le vent qui soupire,
La lune, dont l'éclat favorable aux regrets,
Luit plus mélancolique au milieu des forêts,
Tous ces objets que cherche une âme solitaire,
Prêteront aux tombeaux un nouveau caractère.
Par ce charme appelés vers leurs restes flétris,
Nous viendrons y pleurer ceux qui nous ont chéris.
Nous croirons voir planer leurs ombres attentives ;
Nous croirons qu'aux soupirs de nos âmes plaintives,
Répondront de leurs voix les accents douloureux
Dans la voix des zéphyrs gémissant autour d'eux.
Que la sage Helvétie offre un touchant exemple !
Lorsqu'un mortel n'est plus, là, les siens, près du temple,
Vont déposer sa cendre en un bocage épais ;
Y plantent des lilas, des roses, des œillets ;
Arrosent chaque jour leurs tiges abreuvées :
Il leur semble en ces fleurs, par leur main cultivées,
Qu'ils raniment l'objet près d'elles inhumé,
Et respirent son âme en leur souffle embaumé.
Comme eux, à nos regrets sachons prêter des charmes ;
Associons les fleurs et les bois à nos larmes.
Dans les fleurs, dans les bois, du sort trompant les coups,
Nos parents reviendront converser avec nous ;
Tout rendra leur aspect à notre âme apaisée ;
Les champs, peuplés par eux, deviendront l'Élysée.
Et les tristes humains, près de faire à leur tour
Ce voyage effrayant qui n'a point de retour,
Comptant sur ces honneurs dont la mort est suivie,
Ne croiront pas sortir tout entiers de la vie,
Et, par ce doux espoir en mourant ranimés,
Se sentiront renaître aux cœurs qu'ils ont aimés.

 
 

Sources

Almanach des Muses pour l'an V de la République française, ou Choix des poésies fugitives de 1796, Paris, Louis, an V, p. 165-170.