Siècle (Le)

Auteur(s)

Année de composition

1800

Genre poétique

Description

Alexandrins en rimes plates

Paratexte

Travaillez sans crainte, et faites tant de honte
au vice, qu'il ne reste que la vertu en France.
Anne d'Autriche, à un libraire de Paris,
Voyez l'Encyclop., art. Louis XIV, édition
in-4°, MDCCLXXX.
 

Texte

Une charte nouvelle amène un nouvel âge.
Du bonheur aux Français elle offre le présage.
Le héros qu'au pouvoir appeloient tous les cœurs
Veille au poste où dormoient nos tristes directeurs ;
Et, du rang où la gloire est maintenant assise,
Il a fait avec eux descendre la sottise.
Des hommes dont naguère on craignoit les talens,
Secondent au conseil ses regards vigilans ;
Mais, quoique leurs travaux nous donnent d'espérance,
Qu'il leur faudra d'efforts pour relever la France !

Le siècle est à son terme ; ô souvenir affreux !
Qu'il a roulé de fange, en son cours ténébreux !
Il vécut pour l'opprobre ; et sa triste existence
Ne parût qu'une vile et longue décadence.
Du siècle précédent ô fils dégénéré !
Sans doute, au Champ-de-Mars, un moment illustré,
Du héros de Hochstet il vit la main guerrière,
Sous les murs de Denain, renverser l'aigle altièreC'est à Denain qu'en 1712, l'armée française, commandée par le maréchal de Villars, remporta sur les alliés une victoire signalée qui sauva la France, et mit le comble à la gloire de ce général ;
Et Saxe, de nos bords devenu le rempartLes Français, commandés par le maréchal de Saxe, vainquirent à Fontenoi l'armée combinée des Anglais, des Autrichiens et des Hollandais, en 1745,
Briser, à Fontenoi, l'orgueil du léopard :
Sans doute, il vit encor, dans la guerre où nous sommes,
Tous nos jeunes soldats, conduits par de grands hommes,
Affrontant la fatigue et la soif et la faim,
Assujettir l'Escaut, l'Eridan et le Rhin ;
Et, de lointaines mers prompts à franchir les ondes,
Conquérir les cités que le Nil rend fécondesCes villes de l'Égypte, privées des faveurs du Nil, seraient des déserts, dans toute l'étendue du terme. J'ai donc pu dire que ce fleuve les rendait fécondes.
Mais ce pompeux éclat ne brillait qu'au dehors.
Au dedans, s'éteignaient nos mœurs et nos trésors.
Siècle, remonterai-je aux jours de la naissance ?
Un roi dont la grandeur fit l'orgueil de la France,
Foible, vieux, s'épuisoit et de sujets et d'or.
Il légua des malheurs que l'on ressent encor.
D'Orléans, après lui, saisit le rang suprême :
Ce régent, ses mignons, et Lass et son systèmeLe discrédit du papier de la banque de Lass ou Law amena une véritable banqueroute ; et je n'hésite pas à appeler du même nom les réductions opérées depuis, par l'abbé Terrai
Des générations dévorèrent l'espoir.
Cette Cour rassemblait, sous un honteux pouvoir,
Le vice souriant, la pauvreté splendide,
La bassesse orgueilleuse et la grandeur sordide.
Le Français abjura sa douce urbanité ;
La débauche bannit l'aimable volupté ;
De vils jeux tarissoient la fortune publique.
Enfin parût ce monstre, au regard faméliqueLa banqueroute,
Que le luxe des grands à sa suite conduit :
Il vint, de nos sueurs recueillant tout le fruit,
D'un peuple malheureux achever la détresse ;
Et lui laissa des pleurs pour sa seule richesse.

À ce vil d'Orléans succède un jeune roi :
L'espoir, dans tous les cœurs, a dissipé l'effroi.
À semer des bienfaits consacrant sa puissance,
Louis devient l'amour d'un peuple qui l'encense.
Mais bientôt les plaisirs ont égaré son cœur.
Ce prince, s'endormant dans sa molle langueur,
De l'État mieux régi par des mains souveraines,
Aux mains de Pompadour abandonne les rênes :
Plus de roi ; d'une femme on suit la volonté.
Du prince et des sujets souillant la dignité,
Les ministres, les grands viennent, sans résistance,
Peser, dans un boudoir, les destins de la France.
Du sein des voluptés, Pompadour, aux emplois,
Porte des magistrats qui font mentir les lois ;
Enfin, pour généraux, elle donne à l'armée
Des flatteurs sans vertu, comme sans renomméeD'Etrées, toujours vainqueur à la tète de nos armées, dédaigne de plaire à Mme de Pompadour : il est bientôt disgracié. Elle le fait tour à tour remplacer par le maréchal de Richelieu et le prince de Soubise. Ce dernier surtout prouva par ses défaites consécutives, jusqu'où pouvait s'étendre l'abus du dangereux pouvoir de la favorite,
Qui, faisant oublier l'éclat de nos succès,
Dégradent au combat l'honneur du nom Français.
Elle meurt : Du Barri, c'est toi qui la remplaces !
Toi qui, trop étrangère à l'amour, comme aux grâces,
Offrais au peuple entier le scandaleux aspect
De plaisirs sans pudeur et de goûts sans respect ;
Et, sachant ménager tes caresses vénales,
Pour garder ton amant, te cherchais des rivalesTout le monde sait ce qu'était le Parc aux Cerfs !

Le vice, par degrés, infecte tous les rangs.
La nation, d'excès dispute avec les grands.
La morale reçoit une atteinte nouvelle :
Terrai qu'au ministère une Lays appelle,
Trompant la foi publique, en ces temps désastreux,
Ramène du régent le brigandage affreux ;
Comme lui, cherche l'or, par la fraude et le crime,
Et de notre misère approfondit l'abyme.

France, tu gémissais sous de coupables lois,
Quand parut à tes yeux le dernier de nos rois.
Ami de la vertu, mais chef sans caractère,
Il voulut ton bonheur et ne sut pas le faire  !
Une cour qu'enivraient les plaisirs fastueux,
Trompa les sentimens de son cœur généreux.
Ces déprédations que souffrit sa faiblesse,
Ces erreurs où l'intrigue entraîna sa jeunesse,
Tout augmenta des maux qu'il fallait arrêter ;
D'un peuple mécontent les cris vont éclater !
Un parti, du pouvoir décriant l'imprudence,
Croit fonder une longue et juste indépendance :
Vain espoir  ! Au signal de ses premiers succès,
Pour le précipiter dans les derniers excès,
Viennent, et ces brigands avides de pillage,
Et ces autres brigands avides de carnage,
Qui, de nos novateurs abusant tons les vœux,
Dans des sentiers perdus les traînent avec eux.
Ce n'est plus qu'un torrent qui partout se déborde.
En vain la raison parle, au sein de la discorde :
Le crime règne seul ; le sang coule à grands flots ;
Sur le trône écroulé se placent les bourreaux ;
Septembre, tu parais : sous des voiles funèbres,
Quels meurtres, des cachots vont souiller les ténèbres !
Des monstres, d'or, de crime et de sang affamés,
Égorgent froidement les captifs désarmés.
Plus d'âge, plus de sexe ; en leur coupable ivresse,
Oubliant le respect qu'on doit à la faiblesse,
Ils frappent le vieillard ; ils frappent la beauté :
Lamballe, c'est sur toi que leurs coups ont porté !
Ô regrets ! La douceur, ta jeunesse, tes charmes,
Et tes yeux embellis de leurs pénibles larmes,
Et ces cris, dans ta bouche encor plus déchirans,
Rien ne peut les toucher : sur les morts, les mourans
Pour toi de vingt trépas prolongeant le martyre,
Leur foule te saisit, t'entraîne, te déchire ;
Et, ta tête à la main, va promener long-temps,
Dans Paris effrayé, tes membres palpitans.
Je l'ai vu ce spectacle ; et j'en frémis encore  !
Liberté méconnue, est-ce ainsi qu'on t'honore !
Ah ! Je sens de ma main échapper mes pinceaux ;
Mais ressaisissons-les, pour de plus noirs tableaux.

Quels nouveaux attentats  ! Un Sénat, sur nos têtes,
Au lieu d'un ciel plus doux, ramène les tempêtes ;
Un Sénat ! Où siégeaient ces lâches assassins
Qui du sang de septembre avaient souillé leurs mains !
Leurs lois ne sont encor que du sang et des crimes.
D'abord, des sénateurs éclairés, magnanimes,
Opposant la sagesse à leurs cris odieux,
Voulurent prévenir leurs décrets factieux ;
Hélas ! Ils prodiguaient, pour détourner l'orage,
Un talent inutile, un impuissant courage !
On n'osa seconder ces orateurs fameux ;
Contr'eux on prononça, pensant tout bas comme eux.
Du crime plus hardi la lâcheté complice,
Ayant trompé leurs vœux, signe encor leur supplice ;
Ils meurent ; c'en est fait : tyrans, vous triomphez !
L'honneur, le sentiment sont partout étouffés,
Au gré des délateurs qui marquent leurs victimes,
Des cachots plus nombreux on peuple les abymes.
La France est devenue une vaste prison ;
Et la mort s'y promène au signal du soupçon.
Tout Français est captif ; tout captif est coupable :
Vertus, talens et loi, pouvoir d'un sexe aimable,
Vous excitiez leur rage, au lieu de la fléchir !
C'est sur vous que leur bras aime à s'appesantir.
À frapper tous les rangs la hache est toujours prête ;
Chaque heure, chaque instant voit tomber une tête.
Que la vertu fut noble, en ce règne cruel !
Vingt vierges que leur foi liait au même autelIl s'agit ici des religieuses de Bollêne, dans le ci-devant comté Venaissin. Leur respectable abbesse, madame de Lafare, sœur de l'évêque de Nancy, avait été précédemment arrachée à son troupeau. Elle gémissait de cette séparation, dans des prisons lointaines, lorsque ses compagnes furent conduites à l'échafaud, en trois charretées de file. En allant au supplice, elles chantaient le Pange lingua. Leur physionomie sereine, que ne purent altérer les injures d'une vile populace, exprimait le plaisir d'abandonner un monde corrompu, et déjà semblait appartenir au Ciel,
Vers l'injuste échafaud en un vil char traînées,
Le front privé du voilé et les mains enchaînées,
Demandaient aux bourreaux qu'au moins un chaste lin,
Au nom de la pudeur, s'étendit sur leur sein ;
Dans leurs hymnes, d'un Dieu célébraient les louanges ;
Pensaient unir leur voix au doux concert des anges ;
Et semblaient entonner, dans ce louchant transport,
Les chants de l'allégresse et non ceux de la mort.

C'est peu, des assassins les fureurs meurtrières
Frappent, en s'étendant, jusqu'aux cités entières !
Bedoin, tu leur déplais ; tes remparts condamnés
Aux flammes tout à coup tombent abandonnés ;
Et d'affreuses lueurs la nue an loin rougie
À Lyon effrayé conte ton incendie.
Lyon, dans cet image a lu son sort prochain,
Les pleurs de la patrie avaient ému son sein :
Il oppose aux tyrans une élite vaillante ;
Il dispute à leurs lois la France gémissante ;
Mais le crime triomphe, et Lyon est vaincu.
Ses murs, ses habitans auront bientôt vécu.
Un histrion, jadis sifflé dans leur enceinte,
De leurs justes mépris se venge sans contrainte :
La hache est trop tardive ; il commande ; et soudain,
Sur un peuple enchaîné, trente bouches d'airain
Tonnent : mais des combats l'instrument magnanime
Semble s'épouvanter d'être celui du crime :
Ses traits sont incertains ; la plupart des proscrits,
Sanglans, tout mutilés ; et poussant de grands cris,
Se débattent long-temps sous des coups si funestes :
Le glaive des soldats vient déchirer leurs restes ;
Et, dans leur lente mort trouvant d'affreux plaisirs,
Le féroce histrion a compté leurs soupirs !

Le meurtre, aux pieds sanglans, court du Rhône à la Loire.
Là, Carrier, dont le nom fait frémir la mémoire,
Du tigre de Lyon se montre le rival.
Déployant, dans sa rage, un génie infernal,
Il invente un supplice où, sur l'onde étonnée,
Il fait trouver la mort dans un faux hyménée.
Les deux sexes tout nus, l'un à l'autre enchaînés,
Pour la première fois, de s'unir indignés,
Bientôt précipités de cent barques perfides,
Roulent, en s'embrassant, au sein des flots avides,
Les prêtres au trépas sont en foule envoyés,
Dans ces mêmes esquifs qui s'ouvrent sous leurs pieds ;
Et les morts, par milliers, rejettes sur les rives,
Où n'osent les pleurer leurs familles plaintives,
Les morts, accumulés en de vastes monceaux,
Semblent un noir trophée à l'honneur des bourreaux,
Partout enfin, partout la France malheureuse,
Et de la Loire au Rhin, et du Var à la Meuse,
Voit conduire à la mort ses habitans proscrits ;
L'épouse avec l'époux, le père avec le fils :
Raffinement affreux qu'un règne affreux présente !
Et ces forfaits encor dont le nombre épouvante,
Des journaux, des beaux arts la voix les a loués !
Et Barrère en a fait des rapports enjoués
Qui causoient du Sénat le rire inextinguible,
Et glaçaient la vertu de leur gaîté terrible !

Salut, neuf thermidor ! Salut, ô jour d'espoir !
Tu vins précipiter du faîte du pouvoir
Ce monstre qui long-temps bourreau de sa patrie
Renversa l'échafaud, en y laissant sa vie.
La France respirait ; mais, changement trop vain !
L'intrigant, le voleur, remplacent l'assassin.
On a frappé nos jours ; on frappe nos fortunes :
D'un papier prodigué les feuilles trop communes
De la propriété trahissent tous les droits,
Comme l'on égorgea, l'on vole, au nom des lois :
De l'or qu'on lui commit, l'État dépositaire,
Dans le palais du riche a porté la misère.
Le rentier n'en reçoit qu'un signe sans valeur
Qui de tous les besoins lui fait subir l'horreur.
Époux, pleurez vos nœuds ; ce fils, leur premier gage,
Dont vingt maîtres divers instruisaient le jeune âge ;
Que destinaient vos biens et qu'appelaient vos vœux
À servir son pays par des talens heureux ;
De son instruction s'arrête l'espérance :
Et celui que sans doute eût applaudi la France,
Va, privé de leçons, grossir, au dernier rang,
Le ramas trop nombreux d'un vulgaire ignorant.
Époux, pleurez vos nœuds ; dans votre âme enivrée,
Vous méditiez l'hymen d'une fille adorée ;
Sur le vœu de son cœur choisissant son époux,
Vous lui donniez vos biens ; sont-ils encor à vous ?
Non ; l'État les ravit : non ; plus d'hymen pour elle ;
De pertes, hélas ! La suite est plus cruelle,
Quand d'injustes destins condamnent aujourd'hui
Ses appas au veuvage et son cœur à l'ennui.
À la Bourse, au Perron, la cupide bassesse
Des Français dépouillés trafique la richesse ;
Et les force, à l'envi, spéculant sur leur faim,
De vendre leurs foyers, pour un morceau de pain.
L'espoir de leurs enfans passe en des mains avides.
Soudain, sur leurs débris, cent fortunes rapides
S'élèvent dans nos murs, et d'un éclat honteux,
Insultent, chaque jour, aux pleurs du malheureux.
Ceux-ci, jadis courbés dans une étude obscure,
Ceux-là qu'avait couvert la livrée ou la bure,
Gauchement étendus en des chars éclatans,
De leur faste grossier font rire les passans :
Chacun reconnaissant ou Labrie ou Lapierre,
Se dit à leur aspect : « ils étaient mieux derrière. »
Dignes de tels époux, sous de pompeux habits,
Leurs femmes, s'écrasant et d'or et de rubis,
Ornant leurs fronts hâlés de perruques énormes,
De leurs charmes épais mettant à nu les formes,
Dans ces lieux autrefois à Therspcicore ouverts,
Amusent un moment de leurs plaisans travers ;
De leur grosse gaîté font retentir les voûtes ;
Et, prodiguant cet or, fruit de vingt banqueroutes,
Du matin jusqu'au soir, du soir jusqu'au matin,
Sur un tapis fatal tourmentent le destin ;
Et, portant au salon le ton de l'antichambre,
Exhalant, à la fois, de vapeurs d'ail et d'ambre,
Dans leur danse pesante ou leur luxe odieux,
Elles révoltent l'âme et fatiguent les yeux.

À ces vils enrichis le pouvoir est propice.
Tout s'achète, se vend ; le crime et la justice.
Aux yeux des parvenus, l'honnête homme est un sot ;
Thémis ivre prononce aux banquets de MéotTraiteur célèbre chez qui, dans les différentes phases de la Révolution, se sont réunis, tour à tour, les enfans gâtés de l'anarchie. On y a concerté plus d'une intrigue, préparé plus d'un mouvement, ourdi plus d'un complot ; et certains juges ne pouvaient rester étrangers à tout cela ; puisque le gouvernement surtout conspirait, et les avait choisi selon ses vues. C'est sur le tribunal où siégèrent les Malsherbes, les Daguesseau, les Lamoignon et tant d'autres personnages illustres, c'est sur ce tribunal, qu'après le 18 fructidor, la simple volonté du Directoire plaçait les Gascons épaves, les nouveaux débarqués, les Bonnemant, les Benaben et autres individus de cette trempe. Aussi s'exprimait-on en ces termes, dans une pétition distribuée aux deux conseils, le 30 prairial an 7, et où étaient nommément désignés les deux hommes que je viens de citer : « Une administration publique, la loterie nationale, par exemple, est-elle obligée de plaider ? On prévient le ministre de la Justice, la veille du jour où la cause doit être utilement appelée ; il se fait remettre la liste des magistrats en exercice ; et si le nombre et l'influence des juges nommés en fructidor, qui, au jour critique, font partie du tribunal, lui paraissent menacer les intérêts de la République, il demande au Directoire une autorisation en vertu de laquelle il les prévient que le gouvernement a les yeux fixés sur eux. Le sens de cette expression laconique sera facilement compris : le même défenseur officieux, certain aujourd'hui de gagner sa cause ainsi recommandée, ne serait pas moins assuré, le lendemain, de perdre un procès où le bon droit de l'homme privé lutterait contre la faveur directoriale. ».
Le Sénat, pour le mal, s'unit au Directoire.
Chaque jour voit éclore une loi dérisoire.
Le vol s'appelle emprunt ; l'emprunt est un impôt.
Le Luxembourg devient le plus obscur tripot,
Où, mettant leur pays à de vils enchères,
Fournisseurs et phrynés, magistrats, commissaires,
Dispersent à l'envi les trésors de l'État ;
Et la sueur du pauvre et le sang du soldat.

C'est ainsi que nos chefs, régnant avec scandale,
Prolongent au dehors une guerre fatale ;
Fomentent au dedans l'esprit des factions ;
Nous donnent, chaque jour, des révolutions ;
Et, dilapidant tout, dans leur longue ineptie,
Sur l'abyme entr'ouvert font pencher la patrie.

Parmi tant de fléaux, où porter nos regards ?
Qui peut nous consoler ? Parlerai-je des arts ?
Le génie est muet ; l'art trompe la Nature.
Naguère, dans Paris, la noble architecture
Fit admirer l'école où de savantes mains
Enseignent à guérir tous les maux des humainsL'École de chirurgie.
Mais, au palais fameux que l'œil au loin découvre,
Aux jardins de Lenôtre, aux colonnes du Louvre,
Du repos d'un grand roi nobles amusemens,
Comparez de nos murs les nouveaux ornemens.
Où les talens sont-ils ? Quelles mains subalternes
Oseraient avouer ces monumens modernes
Dont le travail mesquin, sur la pierre ou le bois,
Par un hommage indigne a flétri nos exploitsLa pyramide de la place des Victoires ?
Et cette liberté que le peuple idolâtre,
Devoit-on à nos yeux l'offrir sous un vil plâtreLa statue de la Liberté, place de la Révolution ?
Pour qui réserve-t-on et le marbre et l'airain ?
Le Panthéon s'élève ; et déjà, son déclin
A menacé Marat qu'un lâche apothéose
Mit auprès d'Arouet dont la cendre y repose.
Comme ils ont dégradé le palais d'un hérosLe palais des Cinq-Cents !
Quel art, se conformant aux Cicérons nouveaux
Qui durent y porter leur ridicule emphase,
L'a surchargé, sans goût, du fardeau qui l'écrase ?
Quel art, du vandalisme étalant les progrès,
D'Orléans en un cloître a changé le palaisLe Palais Royal ?
Le peintre et le sculpteur, moins égarés, sans doute,
De la Nature encor n'ont pas perdu la route :
Honneur à toi, David ! Honneur à toi, Vernet !
Honneur à vous, Pigal, Houdon, Moitte, Pujet !
Du faux goût vos travaux nous sauvent les outrages ;
Mais pourquoi le Salon, auprès de vos ouvrages,
Par un honteux mélange, admet-il, sur ses murs,
D'artistes sans élan tous les essais obscurs ?
Du pinceau d'Hennequin quelle caricature,
Guérin, ose toucher ta savante peinture ?
Pourquoi tous ces portraits d'hommes si peu connus ?
Ils nous font désirer que les murs restent nus.
Vous gâtez nos plaisirs, par un tel assemblage.
Renoncez pour jamais à ce moderne usage
Qui présente au Salon, dont il fait un chaos,
L'enfance du talent, près de ses grands travaux.

Que dirai-je de vous, ô fils de l'harmonie !
Des campagnes du Tibre et de la Germanie
Votre lyre sans doute apporte, sur nos bords,
Des chants audacieux et de savans accords.
Mais pourquoi tout ce bruit que votre orchestre étale ?
Mais pourquoi cet abus du cor, de la timballe ?
Au fracas le vrai goût n'a jamais applaudi.
Par de tels instrumens l'auditeur assourdi,
Quoiqu'il ait quelquefois des grâces à leur rendre
De bien couvrir des vers qu'il redoutoit d'entendre,
S'éloigne, en gémissant, de ce genre nouveau
Qui fatigue l'oreille et brise le cerveau.
Il regrette le temps où ce génie aimable,
Sacchini, déployait un charme inexprimable ;
Où Grétry, par des sons et si doux et si vrais,
Flattait nos sens émus, sans les blesser jamais.

Ce siècle a-t-il au moins la gloire littéraire ?
Il cite Montesquieu, Buffon, Rousseau, VoltaireCes grands hommes méritent tous nos hommages. Mais pourraient-ils jamais effacer nos regrets ? Combien notre siècle paraît disgracié auprès du beau siècle de Louis XIV, où Corneille, Racine, Quinaud, Molière, Regnard, Boileau, Pascal, Bossuet, Fénelon, Massillon, Bourdaloue, Le Poussin, Le Moine, Colbert, Vauban et Riquet et tant d'autres génies, ralliés autour d'un grand roi, semblaient entre eux commercer de gloire, et conspirer pour l'éclat de la plus brillante époque de nos annales. Depuis quelques années , il est vrai, nous avons vu revivre les Turenne et les Condé ; mais les auteurs de notre gloire littéraire : « N'espérons pas qu'un dieu nous les renvoye. » Racine :
Mais quels contemporains les ont environnés ?
Quels tristes successeurs le sort leur a donnés !
Ces astres, emportant leur lumière divine,
N'ont laissé que la nuit sur la double colline.
Sous le ciel ténébreux dont ses mont sont couverts,
Quel torrent déplorable et de prose et de vers ?
D'où viennent ces romans dont les sanglantes pages,
Entassant à plaisir de fatales images,
D'un style plat et lourd habillent des horreurs ?
D'où viennent ces romans qui trahissent les mœurs ?
Là, des plus vils excès la licence altérée,
Se plaît à surpasser les transports de Caprée,
Justine, de ce siècle ô forfait odieux !
Quel esprit corrompu, dans son délire affreux,
Assembla sans effroi tant de noires maximes ?
Quelle main sans trembler a tracé tant de crimes ?
Ah ! Rejettons au loin ces écrits scandaleux,
De fange et de poisons assemblage hideux !

Mais devant ces tableaux mon esprit qui recule,
À l'horrible échappé, trouve le ridicule :
François de Neufchâteau, c'est toi qui m'apparaisC'est à François de Neufchâteau, directeur, ministre, et partant membre de l'Institut, que nous devons une administration si épistolaire. S'agissait-il de planter un tilleul, à l'avenue de quelque village, une lettre de quatre pages, insérée dans le Rédacteur, en instruisait gracieusement la République, l'Europe, le monde entier. Les municipalités imitaient l'homme d'État, dans leurs proclamations ; et les sous-commis en adressaient aux garçons de bureau. Chacun ensuite se reposait sur d'aussi beaux discours, ou poursuivait au cabaret un prix d'éloquence. Passe encore que François de Neufchâteau eût employé son temps de cette manière. Mais quelle rage a-t-il de rimer ? Il donnait, dit-on, des espérances à l'âge de vingt ans. Je conçois qu'il ait survécu à son talent. Le goût, du moins, ne devrait pas se perdre ; et comment un auteur, qui ne prétend pas être burlesque, a-t-il pu faire cet absurde poème des Vosges, absolument dénué de poésie ? Comment a-t-il pu faire cette traduction du premier chant de Valerius Flaccus ; traduction qu'il a lue à l'avant-dernière séance de l'Institut national, et où, croyant renchérir sur le poëte latin, il rend le simple nom de Neptune, par : le roi de l'eau salée. L'Institut, qui avait nommé François de Neufchâteau à la section de grammaire, semblait lui avoir donné fraternellement l'avis de renoncer à la versification !
Dans tes divers emplois, grand homme à peu de frais,
Ta main à nos malheurs chaque jour attentive,
Traçait aux magistrats une aimable missive,
Où ton esprit galant savait enjoliver
Les lois des directeurs qu'on te vit approuver ;
Écrit officiel, respecté du critique,
Dont les journaux vantaient la grâce politique !
Mais il fallait rester à ce travail charmant.
Loin de là, devais-tu, poète sans talent,
Lire en public ces vers dont la faible cadence
Fit bailler l'Institut qui fait bailler la France ;
Et révéler ailleurs aux lecteurs étonnés
Que la cigogne est chère à tous les cœurs bien nés ?Cf Poème des Vosges

À ce fou Lemercier, François, cède la place,Ce jeune homme, avec de l'esprit et de la verve, manque de style, de goût et conçoit follement. Il commença par des productions bizarres ; telles que Clarisse, le Tartuffe révolutionnaire, le Lévite à Éphraim. Vint Agamemnon qui décela un talent absolument opposé à ces premières compositions. Cette tragédie est d'un genre simple et sévère ; elle obtint un juste succès ; cependant, on a eu tort d'avoncer qu'elle prouvait de l'imagination dans son auteur. Il a eu au moins quatre modèles; Eschyle, Sénèque, Thompson, Alfieri, qui lui ont fourni les plus beaux traits et ses deux rôles les plus saillans. Cassandre prophétesse se trouve dans Eschyle, dans Sénèque, et avoit déjà paru sur la scène française, dans les Troyennes de Chateaubrun. Égyste appartient tout entier à l'Agamemnon d'Alfieri, d'où, la première scène du quatrième acte, surtout, l'une des meilleures de la pièce nouvelle, est tirée mot à mot. Ajoutons que cette tragédie, où le poète n'est souvent que traducteur, offre quelquefois un style incorrect et obscur, quoiqu'il y ait de l'énergie et de la couleur. Du moins, malgré quelques défauts, elle donnait de grandes espérances. Ont-elles été remplies ? Non : le cit. Lemercier est bientôt rentré dans le mauvais goût de ses débuts, en mettant sur la scène la Prude et Ophis. Je ne dirai rien de la Prude. Quant à Ophis dont la fable est mal imaginée, dont les caractères sont nuls, dont le style, sans naturel, sans correction, sans mouvemens dramatiques, est d'un épique déplacé, ce serait son ouvrage le plus déraisonnable, si Pinto ne l'avoit suivi. La représentation de cette dernière monstruosité, qu'on a nommé comédie, est la honte du théâtre français
Il se traîne, froissé de plus d'une disgrâce.
Rempli de quatre auteurs dont on vanté le nom,
Il saisit un succès avec Agamemnon,
Ouvrage en style dur qu'a soutenu Cassandre.
Mais quel est cet Ophis, où, prompt à redescendre,
Lemercier, violant et la nature et l'art,
Dans tous ses vers forcés, ressuscite Ronsard ;
Et, croyant nous offrir une image savante,
Fait ouïr Anubis et rend la mort vivanteCf Ophis ?
Mais quel est ce Pinto, ce cahos monstrueux
De mots pris à la halle et de tableaux honteux,
Qui, digue des tréteaux, fait, ainsi que la prude ,
Des chutes à l'auteur reprendre l'habitude ?

À toi, mon cher Guyot ; mon tendre DesherbiersPlusieurs de ses amis lui trouvent de la verve ; mais moi, pour le comprendre, et savoir ce qu'il entend par Cuculle, Caïmack, etc., j'attends qu'il veuille bien me communiquer son vocabulaire !
Tu ravis à Scarron ses burlesques lauriers !
N'est-ce pas dans tes vers que, de son ambroisie,
Le plaisir vient sucrer le banquet de la vieVers du poëme des Heures, qui a précédé le poëme des Chats, par Guyot-Desherbiers ?
Chantre des chats, en vain lu travaillas pour eux.
Dans l'ombre, sur nos toits, quand soupirent leurs feux,
Ce sont tes vers encor que leur voix fait entendre :
Mais de la dent des rats pourront-ils les défendre ?

Volmerange et Mercier, vous réclamez mon choixVolmerange et Mercier, deux dramaturges de même force. Le Brigand par amour, Crévecoeur, le Mariage du capucin ; tels sont les ouvrages du premier. Il semble s'être attaché à révolter sans cesse la Nature. Quant à Mercier, qui n'est pas tout à fait Lemercier, il sera, comme Erostrate, fameux dans l'avenir par son extravagance. On connaît son opinion sur l'art de la peinture. Il veut prouver aujourd'hui que Newton n'a pas le sens commun d'assurer, que la terre tourne comme un dindon embroché, devant le foyer solaire. C'est de ce style de cuisinier et avec ce jugement, que Mercier professe la littérature au Lycée républicain. On sait que l'Institut national, s'étant inconsidérément engagé à l'entendre, ne put tenir parole : les honorables membres et le public sortirent, sans que le discoureur parût s'en affecter. Les prières du concierge lui firent enfin abandonner la tribune ;
Mais d'autres au sarcasme ont encor plus de droits :
Tel, Masson, cet auteur d'un helvétique ouvrageTel est l'aveu que nous fait le citoyen Masson, à la tête de son poème des Helvétiens. Nous renvoyons à la lecture du poème ceux qui d'abord n'auraient pas pris l'auteur au mot. - François de Neufchâteau s'est chargé de louer cet ouvrage à l'Institut national.
De la nation suisse il a pris le langage,
Chacun voit, dans son style et barbare et nouveau,
Qu'il prétend n'imiter Racine ni Boileau,
Comme, en effet, le dit sa burlesque préface ;
Et que Neufchâteau seul dût l'offrir au Parnasse.

Une femme les suit ; c'est Théïs-PipeletConstance-Théïs-Pipelet, partagée des grâces de la figure, n'a pas craint de les flétrir et de pâlir à la lueur de la lampe. Elle en respire l'odeur, au lieu des parfums du mirthe et de la rose. Si elle se fut contentée d'écrire des pièces fugitives, dans le genre gracieux, je crois qu'elle y eût réussi ; les succès de société l'auraient dédommagée des critiques : mais pourquoi commettait-elle sa réputation devant un public impoli ? Je lui conseille de rentrer dans le rang des femmes de lettres :
Pour un art dangereux, quittant son flageolet,
Naguère elle voulut, en rimes non exactes,
Sur la scène française, obtenir les cinq actes ;
Mais un autre théâtre, où brillent ses attraits,
Est le seul où Théïs mérite ce succès.

Tu soupires pourtant, Muse aimable et badine,
Dont Destouches, Piron et Fabre d'Églantine
Ont d'un triple veuvage affligé la gaîté.
Collin qui dérida ton visage attristé,
Et Picard, trop souvent moins plaisant que folâtre,
Ne peuvent prévenir la honte du théâtre.
Cuvelier-Pantomime y règne sans rivalLes ballets composés par Garuel sont aussi de la pantomime ;mais ses poëmes différent un peu des ridicules compositions de Cuvelier. Celui-ci joignait aux deux ou trois cents cents mots aux danses et aux gestes de chacun de ses ouvrages dramatiques. Les forts de la Halle et leurs compagnes aimables qui fréquentent ce spectacle sifflèrent vigoureusement les paroles.L'auteur alors introduisit sur la scène des acteurs décidément muets : les chevaux de Franconi. Ils manœuvraient sur le théâtre de la Cité, espèce de tréteaux de 40 pieds quarrés, lorsque l'un d'entr'eux, il y a quelque temps, sauta dans l'orchestre et se cassa les jambes. Cet accident a fait renoncer la troupe de Franconi à la carrière dramatique. Cuvelier néanmoins a, dit-on, acquis à cela, 20 000 francs de rente. C'est plus que n'eurent jamais Racine et Corneille réunis ;
De ses drames souvent l'acteur est un cheval ;
Franconi, sur la scène, a remplacé Molière
Les chaînes, les cachots, le deuil d'un cimetière,
Les sorciers, les combats, le moine et Belzébut
De l'art, en triomphant, semblent remplir le but.

Mais fuyant ces auteurs, faibles quoique barbares,
J'applaudis aux talens dont nos jours sont avares :
Laharpe, aux arts rendu, nouveau Quintilien,
Du goût, par ses leçons, est le premier soutien.
J'aime, dans Bernardin, le charme heureux du style.
Je lis avec transport les beaux vers de Delille,
Et du vol de Lebrun j'admire la hauteur.
Fontanes, bon poète, élégant prosateur,
Legouvé qu'aujourd'hui préfère Melpomène,
L'auteur de Fénélon, autre honneur de la scène,
Nous donnent des plaisirs par le goût avoués.
Et vous, par quelles voix serez-vous donc loués,
Monge, Proni, Lagrange et Le Gendre et LaplaceGéomètres et physiciens, calculateurs surtout, qu'on ne pourrait apprécier comparativement, sans motiver le jugement qu'on aurait osé en porter ; et un volume ne suffirait pas à ce travail. Contentons-nous de dire, qu'ils offrent, dans leur réunion à leur école, des motifs toujours nouveaux de reconnaissance et d'admiration, à leur pays un titre de gloire, à l'Europe savante un objet d'envie ?
De Newton vos talens font revivre l'audace.
Le Ciel s'est dévoilé pour Delambre et MéchainFameux géomètres et astronomes.
Buache et Bertholet, Guyton-Morvaux, VauclainLe citoyen Buache, membre de l'Institut. Son nom, illustré par feu Buache, son père, acquiert un nouvel éclat, par les travaux et les talens du fils. La multitude de cartes qu'il a fait graver, d'après ses recherches particulières ou sur des résultats soumis à sa critique, le placent à la tête de tous les géographes de l'Europe. Bertholet, Guyon-Morvaux, Vauclain, physiciens, naturalistes et surtout, chimistes, Ils ont placé la chimie au rang des sciences exactes ; ils en ont fait peut-être la première des sciences. L'étranger paie à ces savans illustres un tribut non-équivoque d'estime, en profitant avec empressement de leurs leçons. À Londres, leurs ouvrages sont dans les mains de toutes les femmes. Cette étude commence à se propager, en France, dans les diverses classes de la société
Nous ouvrent les trésors de plus d'une science :
Et Bougainville enfin dont s'honore la FranceBougainville, membre de l'Institut, national, célèbre, par son audace et ses talens, comme navigateur ; cher aux sciences et à la littérature, par la Relation de son voyage autour du Monde. Il y joint au mérite, des observations astronomiques et des vues politiques et commerciales, le charme d'une diction élégante et pure. Son sujet, naturellement sévère, s'adoucit sous sa plume et se pare de toutes les grâces du style. Ce Voyage est rempli de tableaux dignes de l'Albanne et de Boucher : tel est celui où l'auteur décrit l'arrivée d'une jeune Otaïcienne sur sa frégate, et l'hommage que rendaient à cette Vénus de l'Océan pacifique nos voyageurs enchantés. L'ouvrage de Bougainville doit également se trouver sur la toilette d'une jolie femme, entre les mains du moraliste et dans la bibliothèque du savant,
Pour apporter nos arts aux peuples ignorans,
Osa franchir des mers les gouffres dévorans ;
Et, comme le soleil, fesant le tour du monde,
Il versa la lumière, en sa course féconde.

Ah  ! Pour mieux seconder les efforts d'un héros,
Poètes et savans, ralliez vos travaux :
Il poursuivit partout les brigands de la France ;
Poursuivez le faux goût, le vice et l'ignorance.
Faites vaincre les mœurs, la raison et les arts.
Que ce siècle nouveau qui s'ouvre à nos regards,
Des malheurs de nos jours effaçant la mémoire,
Par vos efforts unis, nous rende enfin la gloire.

 
 

Sources

BNF, Ye 30125.