Testament écrit dans la maison d'arrêt de Saint-Malo, le 9 Thermidor de l'an II

Auteur(s)

Année de composition

1794

Genre poétique

Description

Texte

Non, je l'ai résolu ; vous ne jouirez pas,
Tyrans, du triomphe barbare
Que votre haine se prépare.
En vain m'enveloppant dans vos assassinats ;
En vain à vos arrêts mêlant encor l'outrage,
Déjà vous êtes promis
De venir, fièrement rangés sur mon passage,
Défier mes derniers mépris :
Apprenez qu'une âme intrépide
Dans le fond des cachots est plus libre que vous ;
Que, malgré vos geôliers, vos gardes, vos verrous,
Celui qui vous brava dans votre orgueil stupide,
Peut s'ouvrir un asile à l'abri de vos coups.
Déjà vous me comptez au rang de vos victimes ;
Mais il sera trompé cet espoir impuissant.
Triomphez dans l'opprobre, et régnez dans le sang ;
Pour chasser les remords, appelez tous les crimes :
À votre infâme autorité
De ce fer généreux opposant la puissance,
Je vous échappe et je m'élance
Au sein de l'immortalité.

« Que fais-tu, malheureux ? Arrête ; attends encore.
Vis et confonds la voix de ton vil délateur ;
Sois avare d'un sang dont la soif le dévore :
Quoi ! Se justifier, est-ce trahir l'honneur ? »

Qui ? Moi, que je me justifie !
Que je force ma bouche à louer des tyrans !
Me rendre indigne de la vie,
Pour vivre encor quelques instants !
Abjurer la vertu ; préconiser le crime ;
Du Néron des Français proclamer l'équité,
Et de la France en deuil chanter la liberté
Sous le joug sanglant qui l'opprime !
Non, jamais. Mille fois mourir
Plutôt que de survivre à tant d'ignominie !
L'espoir seul de l'anéantir
Fait endurer la tyrannie :
Mais quand l'effroi dans tous les cœurs
Comprime jusqu'à l'espérance ;
Lorsqu'un funeste prudence
Met au rang des derniers malheurs
Les glorieux périls d'une juste défense ;
Lorsque chacun invoque une infâme clémence,
Trop fier pour l'attendre, je meurs.
Mais à l'honneur fidèle autant qu'à ma patrie,
Ils me verront couché sur ces pavés sanglants ;
Et je n'aurais reçu ni la mort ni la vie
Du caprice de nos tyrans.

Puissent-ils, ô mon digne père !
Puissent-ils, moins cruels, respectant tes vieux jours,
De ton dernier appui, de ta fille si chère,
Ne pas t'envier le secours !
Et toi, ma tendre sœur ! Et toi dont les alarmes
De mon sort, dès longtemps, ont prévu la rigueur,
Relève-toi sous le poids du malheur
Et que l'œil des pervers épie en vain tes larmes !
Oppose à leur regard cette noble fierté
Qui pare l'innocence et fait pâlir le crime.
Que dis-je ? Porte-leur ce fer ensanglanté
Qui les frustra d'une victime.
Mais, lorsque de mes fers déposant le fardeau,
Moi-même je me précipite
Dans la retraite du tombeau,
Ne pense pas que je te quitte ;
Non, non. Que la nuit règne ou qu'elle cède au jour,
Fidèle encore à ta tendresse,
Auprès de toi j'habiterai sans cesse.
Les champs que tu chéris deviendront mon séjour.
De nos bords avec toi parcourant l'étendue,
Avec toi m'égarant dans l'épaisseur des bois,
Des vents, pour te parler, j'emprunterai la voix,
Et de ton frère encor tu seras entendue.

NB : L'auteur a survécu à l'effet de sa résolution
 

 
 

Sources

BNF, Ye 10405 (Poésies, Paris, Chez Debray, libraire, 1803, p. 183-186).